2-3-3 Mythes et peurs

Pour Di Méo 566 , ces difficultés à borner un ensemble régional sont normales puisque celui-ci a une conception à dominante idéologique, qu'il s'agit en fait d'un vestige archéologique d'origine féodale, redéfini et recalibré au XXe siècle. De par ce passé et son long silence qui l'a privée de définition spatiale précise, la région peut véhiculer une idéologie susceptible de limiter les conflits; elle se révèle alors un instrument de régulation sociale grâce à ce fantôme d'une unité ancienne qui perdure, idéalisé, dans l'imaginaire collectif. Comment s’organise cette régulation ?

Par la fête: “Mise en scène de forces cosmiques qu'il faut se concilier ou dominer, mise en scène de rôles sociaux et de leurs acteurs, variation des rites et de la mémoire” 567 ... Voilà bien les fonctions du spectacle et de la fête. Si le cadre est généralement local, ce n’est pas systématique. D’abord par la répétition, souvent inconsciente, sur un vaste espace des mêmes pratiques avec les mêmes formes, on voit se dessiner ces régions.

L’étape suivante est moins importante pour nous car le bal est une activité peu valorisée. Mais la situation évolue et le bal prend progressivement pour une partie du public -certes encore réduite- une valeur patrimoniale. Cette mise en valeur tient dans l’affirmation, consciente, d'une authenticité destinée aussi à créer la région: dans le cas du Puy du Fou en Vendée 568 , on fait revivre (lire: on réinvente et, quand ce n’est pas possible, on invente) un mythe, celui du paysan vendéen. Certains attendent du bal la résurrection d’un modèle de campagne authentique mais tout aussi artificiel.

“Les mythes ne visent qu'un seul but: préserver l'unité et la continuité d'un groupe ancré sur un territoire” 569 . Le mythe est alors relais de l'idéologie, plus volatile. Qu'il s'agisse ici de réinventer (comme on pouvait au moyen-âge inventer une relique) le paysan vendéen traditionnel pour asseoir une légitimité locale ou lancer une carrière politique d'ailleurs appuyée sur la défense des valeurs, on retrouve les mêmes constantes: le besoin d'un individu catalyseur, un mythe qui fonde territoire et groupe, et dont le contenu varie moins que la forme avec les époques et les modes 570 , une idéologie, généralement passéiste, et des visées politiques: plus modernes, plus polémiques, la Ligue Lombarde ou les flamingants belges ne fonctionnent pourtant pas autrement qu’un maire qui ressuscite une fête ancienne, la rénove, pour dynamiser son village un peu endormi et/ou en mal d’identité devant l’exurbanisation 571 .

“Les provinces n'avaient pas de frontières, mais elles avaient une âme” 572 . Pourquoi un tel besoin d’affirmer des régions, de se sentir appartenir à une réalité bien balisée ? Pour Di Méo, cela provient d'une distorsion, d'un télescopage entre l'infrastructure, à vocation économique et cadre territorial basé sur la région, et la superstructure, politique et nationale qui concentre la référence collective. La conjonction exceptionnelle entre ces deux instances a, par exemple, permis à Venise ou Milan de devenir des métropoles dominantes. La perception qui en découle est cohérente. Di Méo estime cette situation fréquente aussi en France: il cite le rôle prépondérant d'instances économiques susceptibles “d'éveiller régionalisme et régions” comme dans le cas du Comité d'Etude et de Liaison des Intérêts Bretons dans l’après-guerre.

Faut-il généraliser? sûrement pas car c’est souvent caché derrière le rappel d'une identité socio-ethnique, d'une culture, de tout ce qui peut évoquer une région anthropogène. Il est souvent susceptible de débordements, d'utilisation à des fins moins généreuses voire simplement peureuses.

On l’oppose à la nation mais dans le cas de notre pays, les provinces furent un instrument finalement assez bien contrôlé par le pouvoir royal: “la royauté a (...) compris que l'existence de pouvoirs locaux solides était la meilleure garantie d'un pouvoir royal fort” 573 et d'ailleurs ce mouvement est contemporain de l'émergence de la nation française, par delà les provinces 574 .

Le mythe collectif “apparaît sous la Révolution et l'Empire, au moment où les provinces cessent d'être des entités politiques. Jusque là, il n'y avait pas de discours cohérent et organisé sur la province et encore moins sur la région.” 575 On voit alors ce mouvement à l'oeuvre à travers la réactivation de fêtes oubliées afin de se réapproprier un territoire.

Si aujourd'hui réapparaissent ces tendances, c'est parce que l'homme s'effraie d’une certaine déterritorialisation, pour laquelle la mondialisation et l’Europe fournissent un épouvantail pratique. On cherche à retrouver un espace clos et protecteur. Le cadre local relie à un passé, une continuité; il se combine avec le cadre régional qui apparaît comme assez neuf, moins marqué du sceau de la République car elle apparaît incapable d’offrir la protection demandée. Il est symptomatique qu’en Vendée, ce sont les chouans que l'on magnifie.

Cet espace du symbole, espace rêvé, espace culturel on va donc l'adapter à la réalité contemporaine, car la force du mythe c'est l'adaptation permanente à la réalité présente de l'individu 576 . Or, au XIXe siècle comme aujourd’hui, “une des caractéristiques majeures de la région devenue image provinciale c’est sa plasticité: les grands conflits politiques ou idéologiques s’y projettent clairement.” 577 On retrouvera toujours une adaptation à la réalité locale; mais qu'elle soit culturaliste, économique, sociale ou démographique, elle sera prétexte nécessaire à d’autres projets: songeons à l’utilisation de l’image de la Provence par l’extrême-droite.

“Il n'est donc pas si étonnant que, pour conjurer les menaces d'un grand large inqualifiable et les vertiges qu'elles suscitent, se réaffirme incessamment, sous des formes diverses, la lancinante nostalgie des mondes clos et des sécurité totalitaires” 578 . On retrouve la même logique au niveau local: le village est magnifié par ceux-là mêmes dont l’activité, éparpillée sur une aire très vaste et discontinue, contribue à son affaiblissement. Méfions-nous donc de l'appel au symbolique, à l'unité, à la culture commune; méfions-nous de conformismes qui recouvrent des évidences parfois fabriquées mais peuvent être utilisés à des fins pour le moins suspectes.

Ce processus fonctionne aussi, avec plus ou moins les mêmes formes au niveau local. On va voir dans la suite de cette étude qu’il y prend plus facilement appui sur le réel, ce qui le rend moins caricatural. Instrumentalisation de la région ou du local dans un processus où la préoccupation identitaire rend confuse la distinction entre espace réel et espace perçu car les deux s’interpénètrent: choisit-on le bal du village parce que c’est le plus proche, la meilleure attraction, ou parce qu’il s’agit de rappeler son appartenance à la communauté ? Aucune de ces raisons n’est exclusive des autres...

On peut donc confronter ces comportements en apparence régionalisés du bal à des permanences plus ou moins fictives mais souvent réaffirmées et ce qu’en retiennent certaines synthèses. Pour commencer envisageons la principale partition: celle qui oppose les Nord et les Sud.

Notes
566.

DI MEO, G. L’Homme, la Société, l’Espace. Op. cit. p. 235.

567.

LAUTMAN, F. La fête locale. Mise en scène? Mise en oeuvre? Ethnologie française, n°1-87, tome 17, pp. 39-44.

568.

MARTIN, Jean-Clément et SUAUD, Charles. Le Puy du Fou. L'interminable réinvention du Paysan vendéen. Actes de la recherche en sciences sociales, n°93, juin 1992, p.21.

569.

DI MEO. L’Homme, la Société, l’Espace.Op. cit. p. 235.

570.

BERTHO, Catherine. Op. cit.

571.

Qu’on pense particulièrement aux fêtes de la batteuse, du pain, aux nombreuses fêtes et foires aux artisans, à la brocante dans les périphéries lyonnaises et en Haute-Garonne (Annexe); par exemple l’institution depuis le début de la décennie d’une fête du pain à La Terrasse-sur-Dorlay (42) répond tout à fait à cette préoccupation; son succès fut immédiat.

572.

BRUN, M. Départements et régions. 1938. cit. in Di Méo, H, S,E. Op. cit.

573.

DEMURGER, Alain. Temps de crises, temps d'espoirs. XIV e et XV e siècle. Nouvelle histoire de la France médiévale. Le Seuil, Point Histoire, 1990, 383 p. Il explique qu’on ne peut donc voir dans les multiples guerres de cette période, notamment la deuxième partie de la guerre de cent ans, un conflit entre la province, structure en déclin mais qui se défend, et l'Etat moderne qui éprouve encore des difficultés à s'imposer. Cette opinion s'est forgée chez les historiens régionalistes du XIXe siècle...

574.

GUENEE, Bernard. L'occident aux XIV e et XV e siècle. Les Etats. Paris, PUF, collection Nouvelle Clio, 4e édition, 1991. 338 p.

575.

BERTHO, C. Op. cit.

576.

ELIADE, Mircea. Aspects du mythe. Gallimard, Folio-Essais, Paris, 1963-1988. 251 p.

577.

BERTHO, C. Op. cit.

578.

AUGE, Marc. Du risque à l'angoisse: genèse d'une nostalgie. Magazine littéraire, n° 312, juillet-août 1993, p. 34.