2-4-1 De la persistance de la ligne Saint-Malo-Genève

Commençons par la partition du territoire la plus nette, celle que dessine la répartition des bals publics (carte 19). Les zones où le bal public représente une part supérieure à la moyenne nationale se concentrent au sud d’une ligne très nette qui joint le Mont-Saint-Michel au Queyras ou, pour reprendre une ancienne délimitation sujette à maints commentaires, Saint-Malo-Genève avec un appendice de moindre intensité le long de l’axe rhodanien.

Qu’elle recoupe les divisions mises en valeur par Dupin 579 ou d’Angeville 580 , bâties essentiellement sur les écarts de niveau d’instruction de la première moitié du XIXe siècle, dont la carte est aujourd’hui très différente, ne signifie pas nécessairement la pertinence d’un tel rapprochement.

Elle ne mérite d’être rappelée que parce qu’elle coïncide, probablement fortuitement, avec ce qui fut au XIXe siècle une véritable frontière, au sens d’espace de projet, de limite à dépasser: Chartier montre ainsi que dès la fin de l’Ancien Régime, “c'est dans la conscience régionaliste et provinciale que s'arriment les projets de réforme, que s'enracinent les rébellions. Ce rapport de coexistence entre un pouvoir qui se veut centralisateur et un pays fragmenté, le jacobinisme révolutionnaire et impérial va s'efforcer de le modifier. Peu importe ici la mesure des résultats, mais il est clair qu'à partir de là est posée une articulation nouvelle entre le pouvoir politique et le terrain de son exercice. L'homogénéité de l'espace national devient à la fois désir et projet, condition et gage d'une bonne politique. Il n'est donc pas étonnant de voir sous la monarchie censitaire les notables se faire arithméticiens. La reconnaissance de disparités perpétuées, qu'elles soient économiques, culturelles ou morales, leur apparaît comme un manque et un risque, qu'il faut maîtriser en réduisant à des lois simples ces différences que l'on aurait pu croire, et que l'on avait crues, aléatoires. Tout projet pour la société exige idéalement une surface lisse où s'imposer, ou à tout le moins une identification à large échelle des inégalités. Le thème des deux France, né de la nostalgie de l'unité, se fait alors porteur d'avenirs contradictoires. Il exprime, dans ses incertitudes mêmes, une manière nouvelle de penser la relation entre la société et le pouvoir.” 581

On comprend mieux que dans l’optique du débat sur le régionalisme, même si ces deux lignes ne coïncident que par hasard, cela donne une visibilité à une partie du territoire où se regroupent la plupart des particularismes revendiqués aujourd’hui, Alsace exceptée. Cette séparation du pays se perpétue depuis plusieurs siècles déjà 582 , mais depuis deux cents ans on s’efforce d’en fonder la réalité. Dans un article toujours d’actualité 583 , Bourdieu s’en moque et démonte la fausse scientificité avec laquelle Montesquieu -mais c’est valable pour beaucoup d’autres après lui- fonde l’analyse de cette différence.

Carte 43. Les découpes nord-sud
Carte 43. Les découpes nord-sud

Il demeure que ce n’est guère à travers le bal que les courants régionalistes évoquent leur différence. Mais le cas de la Bretagne montre les limites de cette partition régionaliste. A défaut de justification, la coïncidence peut apparaître comme certaine, puisque on verra aussi dans le chapitre cinq que c’est cette France du sud qui perpétue le mieux le modèle le plus républicain de la collectivité, diffusé, inculqué par ces mêmes jacobins que récusent ces mêmes régionalistes.

Dans l’attente, il demeure que cette découpe ne souffre que de rares exceptions bien délimitées: au nord, la Picardie et les Ardennes, l’Ain 584 , Paris. Au sud, c’est surtout l’ouest Atlantique mais aussi l’Aveyron et les zones les plus urbanisées de la Côte provençale. Le problème vient justement de ces extrémités ouest et est de la ligne où, sauf dans les délégations de Rennes et surtout de Saint-Brieuc, le bal public est rare et n’apparaît dominant que par la faiblesse plus grande encore des repas dansants.

Notes
579.

CHARTIER, Roger. La ligne Saint-Malo-Genève. in Les lieux de mémoire (sous la dir. de Nora P.), tome 2, 1e ed.1984, réed. 1997, Gallimard, coll. Quarto, p. 2817-2850.

580.

LE ROY LADURIE, Emmanuel. Le territoire de l’historien. Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1973, p. 349-393.

581.

CHARTIER, Roger. Op. cit. p. 2837.

582.

BRAUDEL, F. L’identité de la France. Espace et histoire. Flammarion, coll. Champs, tome 1, 1990, 410 p.

583.

BOURDIEU, P. Le Nord et le Midi. Contribution à une analyse de l’effet Montesquieu. Actes de la recherche en sciences sociales, n°35, novembre 1980, pp. 21-25.

584.

Déjà classé au sud par d’Angeville...