4-4 Le poids de minorités actives

Il apparaît ainsi que des parts minoritaires de la population, parfois même extrêmement réduites, peuvent induire ou, du moins, nettement renforcer les comportements de l'ensemble du groupe. Ce n'est pas une découverte dans le cas des catégories sociales dominantes dont les modes ont souvent essaimé dans le reste de la population: on a vu que beaucoup de danses nouvelles de ces deux derniers siècles ont ainsi été importées par la bourgeoisie.

C'est plus surprenant dans notre situation, même si, dans le cas du bal, on a vu longtemps les ouvriers urbains, surtout parisiens, se montrer novateurs. Mais ces ouvriers, s'ils adoptaient de nouvelles danses sud ou nord américaines, le faisaient souvent en imitant quelques cabarets d'avant-garde fréquentés par les élites intellectuelles. Ici, il s'agit plutôt de la définition même d'une certaine autonomie de comportement propre au rural, un mode de définition de soi-même. On ne retrouve ce type de situation que dans le cas de loisirs autrement moins importants, et plus menacés que le bal par l'irruption dans les campagnes des modes de vie urbains, tels la chasse 657 ou la pratique du moto-cross.

Cela suscite trois remarques complémentaires:

D'autres facteurs peuvent alors aussi intervenir à la marge: l'offre de fêtes, notamment, plus ou moins forte selon les saisons et les régions. Enfin, les équipements (salles des fêtes) semblent plus induis par les comportements que l’inverse.

Les organisateurs sont ceux qui influencent le plus la détermination des types de bals. On a déjà vu le rôle que jouent les comités des fêtes et foyers ruraux pour les bals municipaux; il semble possible de généraliser la remarque.

Certes, ces organisateurs perpétuent souvent des modes anciennes et se conforment à ce qui existe dans la région. Mais ils le font aussi en fonction des relations qui intéressent la population du lieu ou de leur association. Ce faisant, ils imposent plus facilement leur vision, imaginent les goûts de l’ensemble du public en fonction de leurs propres conceptions. Cette déformation, très humaine, amène à privilégier les minorités les plus actives.

Les deux groupes les plus concernés sont les agriculteurs et les cadres. On retrouve cette forte implication lorsqu’on s’intéresse à la participation à des associations (graphique 1), particulièrement à des fonctions de responsabilité. Ils ont donc une influence plus forte que leur poids démographique réel ne pourrait le laisser croire. Celle-ci est renforcée par un certain prestige de ces professions, même s’il vaut mieux ne pas l’exagérer.

Or qui est fortement impliqué dans les campagnes plus traditionnelles ? les agriculteurs. Ils ne sont certes pas les seuls à animer la vie sociale, mais ils y participent beaucoup. Ils vivent dans une culture professionnelle qui depuis bientôt deux générations insiste beaucoup sur l’implication collective. Et, s’ils n’interviennent pas directement, leur influence plus forte permet de faire partager ces convictions.

Cela débouche sur un modèle qui privilégie le bal public avec cependant des variantes en fonction des conditions propres à chaque région. C’est particulièrement le cas, lorsque l’évolution actuelle des modes de vie a moins touché la région (le centre et le sud-ouest du pays).

Les bals restent traditionnels parce qu’il y a un certain décalage par rapport au nord du pays: la coupure nord-sud, principale rupture mise en valeur, est ici encore, comme au XIXe siècle mais pour des raisons différentes, à relier à un retard du sud. Retard heureux, car cela lui permet de bénéficier d’une meilleure cohésion sociale grâce à des modes de régulation plus traditionnels, plus collectifs, quand dans les espaces plus urbanisés du pays ceux-ci sont en cours de redéfinition selon des logiques plus individualistes.

Là où la dépopulation et le vieillissement ont durement frappé et mis a mal la cohésion du village, malgré le maintien de ces conceptions plus traditionnelles, on voit se développer le repas dansant rural sous l’influence d’organisateurs volontaristes. Ce sont les deux autres types de bals dits mixtes: bal de l’est et bal de l’ouest.

Ces bals justifient le mieux cet adjectif, car ils sont caractérisés aussi par la proximité des villes qui fournissent à la fois clientèle et modèles de vie modernisés, plus individualistes. Moins dominants, les agriculteurs vont souvent se retrouver mêlés à d’autres groupes, ce qui va atténuer leur influence. D’autres variantes vont intervenir pour les différencier: taille des communes qui les expose plus ou moins, situation du tissu urbain régional qui fait évoluer différemment les modes de vie; Dans de rares cas, des spécificités culturelles peuvent intervenir: ainsi l’appel fréquent à des orchestres dans l’ouest.

Dans les périphéries urbaines, les plus impliqués seront cadres et, à défaut, employés ou techniciens des classes moyennes s’empressent d’imiter leurs goûts. Le modèle sera cette fois celui de l’enracinement mais pas sans précaution: s’y rajoute un désir de distinction. Cela va déboucher sur un bal clos plus fréquent, souvent agrémenté d’un repas, pour se connaître et se reconnaître.

C’est aussi modulé selon un gradient de taille: les très grandes agglomérations sont les moins concernées par le bal, elles sont aussi les plus déstructurées car elles offrent à une population de cadres plus nombreuse des loisirs spécifiques. S’ils s’impliquent moins, l’offre de bals diminue. C’est bien sûr particulièrement le cas de l’agglomération parisienne. Ailleurs, cela donne des situations très contrastées: le sud-est méditerranéen surtout mais la vallée de la Seine ou le Nord sont proches. Parfois, l’évolution récente se lit à travers la partition d’une région avec une véritable frontière: la modernité à l’est de Lyon, des comportements plus traditionnels à l’ouest et au sud-ouest.

Pour récapituler, on peut donc affirmer qu’il n’existe pas un facteur déterminant mais une conjonction d’éléments qui contribuent à expliquer les tendances régionales du bal. Les régions culturelles, les provinces, qu'exaltent les discours régionalistes n'existent pas. La persistance de grands ensembles territoriaux est plutôt à relier à des différences d’évolution, et des conditions locales plus spécifiques, qu’elles soient sociales, démographiques ou économiques. Elles s’expriment à travers le poids des organisateurs. Le rôle de ces médiateurs est essentiel car en fonction de conditions propres à chaque ville, village ou micro-région, ils déterminent le type de bals mais aussi leur fréquence.

Le bal est donc un événement local, c’est ce qu’il convient d’analyser maintenant.

Notes
657.

WEBER, F. Gens du pays, émigrés, étrangers: conflits autour d'une chasse en montagne. Etudes rurales, n° 87-88, 1982.