5-1-3 Les forains

Il ne s’agit pas d’évoquer ici ceux qui exercent leur activité (manèges, loteries...) en marge de la fête, bien que l’utilisation de ce nom se révèle intéressante. Les proches voisins sont les plus connus et, en même temps, l’autre grand groupe qui compose le public. A travers la fête, le bal public en particulier, une société se montre aux autres, ces voisins venus en visiteurs. La plupart des régions possèdent un mot pour les désigner: gabatche en Catalogne, Gavache 668 en Aquitaine, forins de Lorraine 669 . Il se distinguera de l’étranger absolu, l’étrinjeux que décrit Karnoouh. Le forain est celui qui habite hors des limites du villages, mais dans un espace voisin, connu et surtout reconnu, c’est-à-dire que, bien que différent, il n’en dispose pas moins d’une existence qui se marquera par la visite chez lui lorsque son village organisera sa propre fête.

L’aire qui délimite ces deux populations permet-elle de définir l’espace vécu ? On peut le penser bien qu’il soit nécessaire d’être plus précis: aujourd’hui on vit sur un territoire assez large qui englobe la plupart des territoires d’attraction de ce deuxième groupe et même au-delà. Mais dans le même temps, le village ou la commune, souvent d’ailleurs confondus, gardent une forte légitimité, une capacité d’identification. Cependant on peut se demander si la distinction entre les deux est aussi rigide qu’il y paraît dans les études théoriques et si on n’a pas affaire à un cadre très souple, très flou dans sa description spatiale.

En effet, les études qui s’efforcent de délimiter cet espace vécu donnent souvent un espace un peu plus vaste, y incluant des espaces de moindre densité de perception où les relations aux autres comptent moins que les symboles qu’ils abritent: ainsi, dans la vallée d’Aspe 670 , le vallon ou la montagne. La population des villages voisins apparaît surtout pour les relations familiales (celles-là réellement consanguines) plus fréquentes qu’on y entretient: cet espace reste l’aire de recrutement du conjoint dans une majorité de cas 671 , et où le rencontre-t-on plus facilement qu’au bal?

On peut donc se demander si l’espace vécu n’est pas d’abord constitué d’un coeur, d’un noyau de forte identification entouré d’un espace assez vaste où il se dissout progressivement et qui lui tient lieu de marche, au sens ancien de territoire de transition, plutôt qu’une frontière nette. Cette zone de dissolution, serait plus ou moins la partie de l’espace de vie qui déborde de l’espace vécu, quand ce n’est pas l’inverse, la plus pratiquée par la plupart des membres de la communauté. Se serait alors une forme de reconnaissance collective de la coïncidence des expériences personnelles 672 . Plutôt que le terme d’espace social 673 , on peut désigner cet espace de territorialité majeure qui correspond assez bien par sa définition à celle de l’espace vécu, mais dont les dimensions recouvrent espace de vie comme espace vécu, avec le terme très descriptif d’aire de familiarité 674 .

Ainsi, le forain est un autre moi, un faux inconnu 675 : je le connais, le comprend, et sa différence est d’abord utile pour me définir tout en me protégeant de l’inconnu. Cela expliquerait que, au-delà du clivage introduit selon la taille de la communauté, il y ait dans les deux cas, une présence de ces voisins, une mise spectacle à leur égard.

Notes
668.

FREMONT, A. France; Géographie d’une société. Op. cit. p. 89. ARAMBOROU, R. La gavacherie de Monségur. in GOGUEL, F. Nouvelles études de sociologie électorale. Cahiers de la FNSP, n°60, Armand Colin, 1954, pp. 81-132.

669.

KARNOOUH, C. L’étranger ou le faux inconnu. Op. cit.

670.

DI MEO, G. Territoires du quotidien. Op. cit. p. 59.

671.

BOZON, M., HERAN, F. L’aire de recrutement du conjoint. Op. cit.

672.

Cette confusion nous permet ainsi de pouvoir tirer des informations de l’enquête sur les parkings de bal qui décrit plutôt l’espace de vie.

673.

FREMONT, A. et al. Géographie sociale. Op. cit.

674.

DI MEO, G. Les territoires du quotidien. Op. cit. p. 147-148.

675.

KARNOOUH, C. L’étranger ou le faux inconnu. Op. cit.