5-2-5 Nouvelle territorialité ou réorganisation spatiale ?

Cependant, il serait peut-être imprudent de se limiter à cette vision des relations à l’intérieur de la grande ville, voire au-delà, dans tout l’espace qui est considéré comme entièrement urbanisé par ses comportements. Elles seraient seulement structurées selon une logique de réseau 695 . Ce n’est pas faux pour le dernier exemple mais il convient de nuancer.

On n’a pas, dans les grands bals comme dans les fêtes ethniques, une véritable spatialisation, une adéquation du public à son espace fortement vécu. Mais on constate cependant, pour d’autres raisons, la constitution d’une territorialité qu’on pourrait qualifier de floue car de faible intensité, fragmentaire, sans véritable discours fondateur, souvent involontaire, mais pourtant réelle.

Dans les bals plus petits comme l’exemple de Cugnaux le montre, le repas dansant attire logiquement un public très local, la ville surtout et, sinon, nettement centrée sur l’ouest de l’agglomération (carte 63). Deux logiques coexistent: celle du réseau (surtout familial ici) et celle de l’ancrage territorial. Une bonne partie du public est concernée par l’une et l’autre.

Par ailleurs, cette population irrigue les bals publics ruraux des environs. Ainsi, la clientèle du bal de La Terrasse-sur-Dorlay (Loire) peut se diviser en trois groupes: pour une grosse moitié, la population locale, les voisins des campagnes venus du Pilat et ceux venus de la vallée du Gier, un petit quart chacun. On a là un point de rencontre, fréquent dans tout le pays, entre le rural et l’urbain 696 , entre logiques plus territoriales et logiques plus ségrégatives qui permet d’adoucir les contrastes en matière de comportements.

Comme dans le cas des bals ethniques, on peut donc s’interroger afin de savoir s’il s’agit d’une nouvelle territorialité, “fondée sur la notion de proximité, des proximités multiples et changeantes dans un espace vaste et indifférencié qui se substitueraient à la forte identification au lieu” 697 . C’est valable pour les grands bals: on n’y parle plus de public mais de clientèle.

On peut aussi proposer, plus simplement, l’hypothèse d’une situation transitoire due aux multiples et rapides mutations qu’ont connues les villes (extension, remodélation, brassage de population...) avant une stabilisation sur des territoires à nouveau constitués par identification forte, et agrégation de l’ensemble de la population ? Dans les repas dansants dont le public est originaire d’un espace relativement restreint, on se revendique très fort de Cugnaux ou de L’Horme. A défaut d’avoir une réalité territoriale, on peut au moins en constater le désir puissant; or, ce désir, c’est ce qui fonde le territoire, ce qui dessine une espace vécu. Il reste cependant à voir si les modes de vie permettent l’installation, dans la durée, de cette réalité: le fonctionnement de ces bals laisse planer quelques doutes.

Car un tel processus est lent: deux générations au moins; cela suppose que ces populations se stabilisent dans ces lieux. Or, il semble que se dessinent des circuits de localisation en fonction des âges (les cycles de vie). On vient s’installer dans ces périphéries à trente ans pour les quitter à la retraite, après le départ des enfants qui eux-mêmes prolongeront le cycle à trente ans, mais pas nécessairement dans la même périphérie...

“ Cette évolution de la famille accentue la mobilité et individualise les rapports sociaux. Elle rend éphémère, sur quelques années, ce qui était permanent, sur toute une vie. On ne saurait sous-estimer les conséquences sociales et géographiques d'une telle évolution. Car les choses de la vie, ainsi que le dirait Claude Sautet, mariages, divorces, amours et haines, comptent dans le choix des localisations tout autant que le travail, l'école ou les loisirs. Le nouveau village ou le nouveau quartier apparaissent ainsi comme des lieux de mobilité autant que de permanence. Le terme d'enracinement ne convient plus, si ce n'est comme une illusion perdue. Le village et le quartier doivent plutôt être appréciés maintenant comme une adaptation, plus ou moins temporaire, plus ou moins précaire, à la mobilité des hommes, des hommes entre eux, des hommes aux lieux. ” 698

On ne rassure ainsi peut-être pas ce chef d’orchestre 699 qui, parlant des bals d’association un peu importants, disait: “ ces bals n’ont pas d’âme. ” L’âme, c’est peut-être bien ce que nous recherchons avec une terminologie plus scientifique. On va donc essayer d’expliquer à quoi elle tient, à une échelle plus précise.

Notes
695.

PIOLLE, X. Proximité géographique et lien social, de nouvelles formes de territorialité? L'espace géographique. 1990-1991, n°4, pp.349-358.

696.

D’ailleurs ne parle-t-on pas de rurbain?

697.

BUNGE, W. Théoritical geography. Cit. in CLAVAL, P. Géographie humaine et économique contemporaine. Op. cit.

698.

FREMONT, A. France, géographie d’une société. Op. cit. p. 340.

699.

Orchestre n°1, pourtant particulièrement impliqué dans ces bals.