6-1 La place du village

6-1-1 Le bal d’Ispagnac

Bal du 14 Juillet 1992 à Ispagnac (Lozère). A peine 1500 habitants, mais des allures de petit bourg malgré la proximité de Florac. Cette année on innove: le feu d'artifice est à thèmes. Il débute par une évocation de la vie locale au milieu du siècle, puis se termine avec une parade inspirée des Fallas valenciennes (Toro de fuego); depuis le camping, la procession traverse le village, au rythme de la troupe de saltimbanques qui allume feux et pétards disposés en chemin, ou fonce sur la foule dans un embrasement coloré. Arrivés sur la place, on nous offre le bouquet final puis nous passons à la deuxième partie de la soirée, la plus importante: le bal.

Lui, n'a pas changé: une estrade illuminée dressée face à la fontaine et cernée par les terrasses des cafés; c'est un espace clos, clairement défini, dont la description pourrait ce soir s'appliquer à des milliers d'autres à travers le pays.

Venus de l'Aveyron voisin et habillés de noir, les musiciens de l'orchestre Providence ouvrent la soirée: un morceau de Michel Jonasz qui ne se danse pas puis quelques mots du chanteur annonçant qu'on débute le spectacle. Le public répond à son salut par une ovation. Le morceau suivant est plus laborieux, un problème de sonorisation gêne les musiciens. Cela débouche sur une altercation où l'on n'hésite pas à prendre le public pour témoin. Tout finit pourtant par s'arranger et les morceaux s'enchaînent alors pour la soirée. Un des chanteurs "chauffe" le public: “Vous pouvez reprendre en choeur, on n'est pas à Toulouse, faut pas avoir honte...” Le public reprend les refrains avec ardeur. A la fin de chaque morceau la même ovation suivie de la même remarque du chanteur : “ça brasse à Ispagnac !”

En effet, la place est pleine de danseurs, jeunes pour la plupart. Une bonne moitié du public est composée de gens des environs, plus ou moins endimanchés. Les autres sont des touristes, souvent encore plus jeunes, issus des camps d'adolescents qui descendent le Tarn en canoë, et bien reconnaissables à leur tenues fluorescentes.

Comme leur nombre grossi sans cesse, les danseurs finissent par repousser les badauds jusqu'aux extrémités de la place. Ceux-ci constituent un véritable cercle qui délimite nettement la frontière entre l’espace des danseurs et celui des spectateurs, ne laissant aux premiers que deux couloirs latéraux pour entrer et sortir.

Les jeunes sont sur la piste pendant que les adultes (généralement les plus de 40 ans), souvent en famille finissent par se joindre au flot tourbillonnant à la première valse mais sans dédaigner certains succès plus modernes et très populaires: la partie du répertoire dite justement "tous publics" qui ne cesse de s’élargir à des musiques très à la mode dix ou vingt avant: “c'est pas trop tôt, j'ai cru qu'ils allaient passer leur musique yé-yé toute la soirée...”.

Beaucoup sont attablés aux terrasses des cafés: ici pas de bar dressés par les organisateurs. C’est souvent ainsi lorsque le bal a lieu sur la place d’un village ou d’une petite ville. On y trouve quelques familles, mais surtout beaucoup d’hommes. On serre des mains, on plaisante, on s’interpelle, on se lève pour changer de table...

A proximité mais sans être vraiment à l’écart, un groupe ne danse pas. Son noyau, 5 personnes dont les tenues tranchent discrètement -tons pastels et tissus de qualité, d’une mode plus urbaine qui veut se distinguer sans éclat, vêtements de prix mais décontractés achetés probablement dans les boutiques de Montpellier-, attire un flux régulier, une rotation informelle de gens du bar ou du cercle qui entoure la piste. Salutations répétées: on serre beaucoup de mains dans les bals publics. Ce sont les notables, le conseiller général, le maire et un adjoint, -d’opposition- nous précise un voisin interrogé, ainsi que deux épouses, au même diapason vestimentaire et très actives elles-aussi.

Si l'on ne fréquente pas toujours le bar, on amène fréquemment sa chaise pliante: c’est surtout le cas des femmes âgées. On regarde, on rit, on plaisante, on se plaint de la sonorisation jugée trop forte, mais on reste. On admet que “la petite Untel est devenue un beau brin de fille...”, “que le gars du Marcel est maintenant plus costaud que lui”, “elle devrait pas s'afficher comme ça...”, “alors je lui ai dit comme ça...”, on emmagasine quelques ragots...

Brutalement, la musique s'interrompt: le chanteur annonce qu'une voiture brûle dans une rue adjacente; cela génère un mouvement de foule, des garçons surtout, qui se reproduira chaque fois que l'on annoncera qu'un véhicule gêne sur le parking. La musique reprend et la soirée continue. Encore casqués, deux pompiers reviennent. On les entoure: rien de grave, un problème électrique. On s’apitoie d’un hochement de tête: les jeunes roulent avec de telles épaves !

Les jeunes sont au centre de l’espace du bal et au centre des regards, des conversations: si les moeurs ont changées, le bal demeure un endroit où se forment les couples, mais plus tard, quand peu à peu touristes et personnes âgées se font rares. Certains sont déjà venus réclamer les séries de slows, pour eux, pour leurs copains 700 . Les esseulés gagnent les bars. Le cercle se resserre lentement autour de la piste, les recoins de la place se peuplent d'ombres enlacées.

Notes
700.

FLANDRIN, J.L. Op. cit. , p. 111 “Pour passer du compagnonnage avec les membres du groupe sexuel à une relation avec un individu du sexe opposé, il fallait du temps, l’exemple et le soutien des copains, et le secours des rites.”