6-1-2 Un espace soigneusement balisé

Ce soir, il y a 10 000 bals peu ou prou comme celui-ci à travers le pays, des bals qui font rêver les nostalgiques: "comme au bon vieux temps". Sans même retourner au XVIIIe siècle comme y invite la citation de Flandrin, cette description on peut la retrouver, très proche, dans la Bourgogne des années 60-70 701 . Chacun peut la faire si on lui demande une description du bal; c’est un cliché 702 mais, somme toutes un cliché assez valide malgré les évolutions. Le plus important c’est de l’analyser.

Figure 10. Le bal au village: un espace ouvert mais soigneusement balisé.
Figure 10. Le bal au village: un espace ouvert mais soigneusement balisé.

A Ispagnac l’espace de la fête est organisé et balisé selon des rites assez proches de ceux qu’on retrouve dans toute la France. Le schéma 10, ébauché à Salses (Pyrénées-Orientales) lors du bal du 5 août 90 et validé dans les bals visités depuis, met en valeur la dévolution d’espaces nettement délimités à chaque groupe. Cela n’empêche pas certains mouvements pendant le bal. D’un bal à l’autre, on le voit évoluer, mais à la marge en fonction du lieu: ainsi à Ispagnac la scène est installée en travers d’une place rectangulaire, aussi les danseurs sont-ils immédiatement en contact avec elle rejetant enfants et marginaux sur les périphéries latérales.

Il en est de même de la composition du public, particulièrement au début du bal, le moment le plus intéressant: la population est la plus mélangée, surtout si on s'intéresse à la périphérie de la piste de danse. Il reste très convivial puisqu'on y va seul dans seulement 2% des cas, mais généralement avec des amis (65%) et/ou des parents (55%) 703 . Paradoxalement, durant les deux premières heures, les enfants comme ceux que j’appelle les marginaux sont nombreux, les couples sont fortement minoritaires face aux familles et aux bandes de jeunes. Si toute la population n’est pas là, c’est du moins un échantillon très représentatif.

Les marginaux ? Ce sont ceux qui ne sont pas là pour les mêmes raisons que les autres ou qui n’en privilégient qu’une: ivrognes, adolescents qui ne veulent pas danser mais sont fascinés par le matériel de sonorisation, d’éclairage, les musiciens voire les danseuses de l’orchestre. Parfois, en Languedoc-Roussillon notamment, on trouve aussi d’authentiques marginaux, souvent un peu provocateurs mais sans que cela soit jamais bien méchant.

C’est la mise en spectacle d’une société au complet. Tout au plus peut-on logiquement signaler une légère sous-représentation des personnes âgées et des nourrissons, et, à partir de la moitié de la soirée, une surreprésentation des adolescents et des jeunes adultes. Mais cette société reste complète dans l’expression de sa diversité.

Chaque groupe joue son rôle, se rappelle activement les hiérarchies, les relations qui l’intègre et le situe par rapport aux autres. Chaque individu joue son rôle dans le groupe et dans la société. Ce n’est pas inconscient. C’est une société qui se réinvente en se montrant d’abord à elle-même: on se compte, y compris en apostrophant d’un bruyant “ eh, le Parigot !” ceux qui vivent loin venus pour l’événement.

Une société aussi qui se montre aux autres, les forains, les voisins venus en visiteurs. Plus rares sont les autres, des touristes essentiellement, un peu plus nombreux à Ispagnac ou à Salses. Ceux-là on les ignore, ils n’existent pas vraiment, sinon en observateurs discrets. D’ailleurs avant minuit, tous sont partis.

On se montre, on se compte: la mise en spectacle sert à rappeler à chacun que cette communauté villageoise existe encore, est bien vivante, et qu’il y est intégré.

Notes
701.

DIBIE, P. Op. cit.

702.

LAGRAVE, Rose-Marie. Le village romanesque. Acte Sud, 1980, 187 p.

703.

Enquête Ministère de la culture 82. Op. cit.