6-1-3 Un espace mythique

La place du village apparaît donc comme un espace mythique: pour l’ethnologue la principale fonction du mythe consiste à “assurer la cohésion d’une société et de fournir une réponse aux questions non seulement de son origine, mais de son existence et de sa destinée” 704 . Et la concordance ne s’arrête pas là: la scansion calendaire régulière de l’événement sert à renforcer, à donner à ce mythe sa valeur intrinsèque car ainsi l’événement, raccroché à une longue permanence “forme une structure permanente qui se rapporte simultanément au passé, au présent, au futur” 705 .

C’est ce rapport à l’espace qui est essentiel: “tout microcosme, toute région habitée, a ce qu'on pourrait appeler un centre, c’est-à-dire un lieu sacré par excellence.” 706 Et dans notre monde villageois, ce centre, c’est la place, souvent la place de la mairie après un siècle de lutte avec l’église pour s’approprier cette signification essentielle 707 . On va voir que cette centralité n’est pas seulement spatiale mais aussi symbolique. “Les hauts lieux, généralement, ne se trouvent pas "en haut": ils se trouvent au centre, au coeur des choses. 708

Un haut lieu ? “ Le haut lieu est le résultat d'un processus de focalisation. Un lieu de rassemblement des hommes. 709 ”. Ce terme est plutôt lié à celui des croyances religieuses mais on peut l’étendre à des construction territoriales plus profanes. “ Il est qualitativement différent du milieu cosmique environnant, une zone qui se singularise et se détache à l'intérieur de l'espace profane. [...] en assumant la responsabilité de “créer” le Monde qu’il a choisi d’habiter, non seulement il “cosmise” le Chaos, mais aussi il sanctifie son petit Univers, en le rendant semblable au monde des dieux. 710 ” La place du village condense, exalte ainsi le territoire collectif.

Mais justement il est peut-être plus simple de se contenter de parler de lieu de condensation, avec un sens qui décrit la fonction de rendre visible: “ il est des lieux tout à fait spécifiques, construits et identifiés par une société qui se donne à voir à travers eux, qui les utilise pour se parler d'elle-même, se raconter son histoire et ancrer ses valeurs: des lieux dont l'efficacité symbolique ne s'épuise pas dans la seule mise en image. Car ces lieux sont aussi les cadres d'expériences individuelles et collectives, qui ravivent leur référence au groupement social et au territoire de ce dernier. [...] des lieux de condensation sociale et territoriale. Ce sont des formes d'expression du système de valeurs que se donne une société par le biais de son territoire; ce sont aussi les cadres d'expériences individuelles qui procurent au sujet le sentiment d'agir sur la forme et de participer activement à sa symbolisation.
Autrement dit, la synecdoque porte ici simultanément sur le spatial (le territoire s'impose dans le lieu) et sur le social (la collectivité s'impose à l'individu). Le lieu de condensation n'est tel qu'à condition qu'un individu y éprouve le sentiment d'une commune appartenance avec le groupe qui établit ou entretient la signification symbolique de ce lieu. 711

La place du village: espace mythique et espace central. Espace central car généralement située au centre symbolique de la ville ou du village: on préfère utiliser la place principale, même malcommode plutôt que risquer de déroger à cette ardente obligation de centrer la fête au coeur de la communauté: ainsi d’aucuns parmi les techniciens des orchestres auraient aimé que je racontasse ici la guerre épique qu’ils livrent sans succès avec leurs énormes camions, leurs gigantesques ponts 712 à l’architectonique compliquée contre les organisateurs, particulièrement les maires s’ils sont directement impliqués, et les rues étroites et tortueuses des villages du midi, les platanes des places aux branches si indisciplinées.

De fait, on préfère installer le bal dans l’espace le plus symbolique. Seuls les bals de pompiers ont logiquement lieu devant la caserne, même si cela oblige à sortir préventivement les camions en cas d’incendie. Mais hormis ce cas très particulier, la place centrale, la plus chargée de sens collectif, est la règle.

Parmi les nombreux bals visités, rares sont ceux qui font exception: ainsi à Pamiers et St-Jean-du-Falga (Ariège). Et encore dans le premier cas, plutôt que la Place de la République, se rabat-on sur le kiosque à musique de la Promenade du Castella, l’ancien château, l’ancien centre, à proximité du Jardin Public, autre espace bien situé depuis longtemps dans la hiérarchie des lieux collectifs, surtout dans les villes. C’est la stratégie choisie à Grondin (Gers), à Lunel (Hérault).

Souvent, comme à Ispagnac, on n’hésite pas à négliger le nouvel espace largement dégagé qui vient d’être aménagé pour lui préférer l’ancienne place étroite. Quand on abandonne celle-ci à Salies-de-Béarn, après vingt ans d’âpres débats, il se trouve quelqu’un pour dire qu’il s’agit-là d’un différent entre le maire et les patrons de cafés. Le plus intéressant c’est que, si on choisit alors un espace spacieux en bordure du centre, c’est pour tasser le bal le plus près possible du noyau villageois, avec la scène et la piste de danse qui empiètent largement sur la rue qui y pénètre alors que plus de 100 mètres sont inutilisés !

Espace central aussi par l’importance qu’on lui accorde. Les bals en plein air ne sont possibles que lorsque les conditions météorologiques s’y prêtent. Aussi, un grand mouvement de construction de salles des fêtes touche-t-il la France depuis une génération. Au détriment d’autres investissements parfois plus logiques et qui correspondaient mieux à leur principe, les Contrats de Pays des années 75-85 ont permis la diffusion généralisée, quoiqu’avec de fortes inégalités (carte 41) de cet équipement qui apparaît essentiel, comme le furent l’Eglise au milieu du XIXe siècle et surtout, cinquante ans après, la mairie-école 713 , puis le monument aux morts dans les années 20 714 . On constate que celles-ci sont particulièrement nombreuses dans les régions où le bal joue un rôle majeur dans la structuration des relations sociales et politiques locales.

Dans la mesure du possible on l’a installée au centre: l’ancienne halle des bastides du Sud-Ouest, à Rieumes ou Nailloux (Haute-Garonne) par exemple, s’y prête particulièrement bien. Ailleurs, on réutilise une ancienne grange (Amplepuis, Rhône) ou tout autre bâtiment un peu vaste, pourvu qu’il soit au coeur du village. Si ce n’est le cas, son installation périphérique est corrigée par une abondante signalisation qui, par le nombre de mentions, la place au rang de la mairie, voire avant (St-Paul-de-Fenouillèdes, Pyrénées orientales; La Besse-Alinhac, Haute-Loire).

Surtout, même si, comme souvent, la salle des fêtes est sous-utilisée, bien rares sont les communes qui se sont associées à d’autres pour s’équiper. La salle est alors située dans la plus grande ou la plus centrale des communes (Trèves et Longes, sud du Rhône). C’est qu’il est difficile d’imaginer partager un tel lieu symbolique dont la portée dépasse largement celle, fonctionnelle, d’un banal équipement: c’est un point de convergence de l’ensemble du corps social, un lieu refondateur collectif qui remplace de plus en plus l’église désertée et le monument aux morts dont le souvenir s’efface lentement. Mais cette salle catalyse aussi d’autres fonctionnements collectifs qui sont partiellement contradictoires. Dans l’ensemble, les salles des fêtes sont trop récentes pour être investies de la même charge symbolique que les places centrales. Aussi, dans la mesure du possible, c’est là qu’on installe donc le bal, surtout s’il s’agit du principal bal de l’année.

C’est aussi en effet un espace central, car y converge l’ensemble du village ou de la ville, surtout lorsque d’autres manifestations ont lieu en même temps: une fête foraine (la vogue dans l’est du pays). Avec toujours la même pratique de la proximité, souvent même trop proche d’où des conflits entre orchestre et forains qui se règlent à coup de décibels 715 . C’est aussi un corso, surtout dans le nord (carte 64): on peut ainsi bien mieux baliser le territoire de la cité grâce à sa procession. A Toulouse, la retraite aux flambeaux (fig. 3) joue le même rôle.

Mais les situations peuvent se révéler très particulières; toute autre forme d’exposition de la cité est privilégiée: à Barraqueville (Aveyron) le bal clôt une foire aux tracteurs d’occasion renommée. Alors la fête s’étire sur un espace le plus long possible, donc généralement les rues, pour la présenter sous son meilleur jour, pavoisée et décorée. Mais invariablement l’événement se termine sur la place...

Carte 64. Une fête très régionalisée: les corsos
Carte 64. Une fête très régionalisée: les corsos
Notes
704.

MORFAUX, L.M. Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines. Armand-Colin, 1980.

705.

LEVI-STRAUSS, C. in MORFAUX, L.M. Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines. Armand-Colin, 1980.

706.

ELIADE, M. Images et symboles. Essais sur le symbolisme magico-religieux. Gallimard, coll. Tel, 1979, 238 p.

707.

AGULHON, M. La mairie. in NORA, P. (sous la dir.) Les lieux de mémoires, Gallimard, coll. Quarto, 1e ed 1984, ed. de 1997, tome 1, pp. 383- 423.

708.

GENTELLE, P. Haut lieu. L’Espace géographique, n° 2, 1995, pp. 135-138.

709.

GENTELLE, P. Op. cit. p.137.

710.

ELIADE, M. Le sacré et le profane. Gallimard, coll. Idées. 1965, p. 59.

711.

DEBARBIEUX, B. Le lieu, le territoire et trois figures de réthorique. L’Espace géographique, n° 2, 1995, pp. 97-112.

712.

Echafaudages sur lesquels on suspend les éclairages; ces structures sont souvent devenues gigantesques (4 à 6 mètres de haut) se rapprochant de celles qu’on peut trouver dans les concerts de rock.

713.

AGULHON, M. La mairie. Op. cit.

714.

LUIRARD, Monique. La France et ses morts. Mémoires de l’Université de Saint-Etienne, 1977.

715.

A Blagnac (Haute-Garonne) en 1988, une violente altercation éclate entre forains et techniciens de l’orchestre car la course aux décibels s’est terminée par la panne définitive du matériel de sonorisation de l’un des premiers.