6-1-4 Un espace politique

Dans le cas des bals de clubs sportifs, il n’est pas rare que le bal soit l’apothéose d’une journée occupée par un tournoi. L’extension sera alors au terrain de sport, souvent proche des nouvelles salles des fêtes. Mais le lien avec l’ensemble de la communauté n’est pas coupé, bien au contraire: comme dans le cas des fêtes des pompiers, c’est l’occasion d’ouvrir l’activité, de la relier au fonctionnement global de la cité. A Amplepuis (Rhône), la Maison des Jeunes est ainsi maître d’oeuvre du bal qui suit le tournoi de rugby organisé par d’autres. Cependant, ces bals restent un peu particuliers car, bien que largement ouverts à d’autres publics, les joueurs des différentes équipes engagées et les dirigeants du club y sont néanmoins nettement dominants.

Ces distorsions sont assez rares: la plupart du temps, le bal public est assez fidèlement représentatif de la société locale: la convergence spatiale se double d’une convergence de l’ensemble de sa population. Le village, la petite ville se représentent, se mettent en scène: pour les autres, le public venu des environs, mais d’abord, surtout, pour la société locale. D’où son caractère plus ouvert: il fonctionne sur l’adhésion du plus grand nombre, au même titre que la nation.

On a vu que c’est ce qu’ont souvent bien compris les néo-ruraux qui s’efforcent de s’investir fortement dans l’organisation des bals publics, mais souvent avec difficulté, ce qui les oblige à se rabattre sur des associations qu’ils créent: “ Ne sont-ce pas les exclus de la sociabilité informelle (c’est-à-dire les nouveaux venus) qui occupent les associations qui leur fourniraient le seul canal pour les intégrer au village ?” 716 . Mais ce moyen se révèle souvent insuffisant.

Cette mise en cohérence, cette sacralisation, garantit le bon fonctionnement du groupe sur son territoire et c’est à ce titre que le bal public est essentiellement un bal politique: Mona Ozouf l’a montré pour la Révolution 717 , on l’a vu pour le 14-juillet au niveau national, mais c’est encore plus vrai au niveau local. D’ailleurs, Bonaparte ne s’y est pas trompé qui, dès son arrivée au pouvoir, met en place une structure de contrôle des nombreux 718 bals de la capitale qui vaudra à son organisateur, Piis, un des principaux compositeurs de l’époque, de devenir commissaire puis secrétaire général de la Préfecture de police 719 ...

Dans un tel contexte, la présence du maire n’est pas incidente, elle est nécessaire. Il est en effet indispensable que le maire, ou un comité des fêtes agissant au nom de la collectivité, organise des bals: il ne le fait pas pour faire plaisir, pour donner des loisirs à ses administrés, il le fait car c’est son rôle, car il est garant de la pérennité et de la cohésion de la commune.

Or, que constate-t-on ? Pour le centre et le sud du pays, particulièrement le Sud-Ouest et le Massif Central, l’aire de forte présence des comités des fêtes (carte 42-A) coïncide assez bien avec celle de l’implantation majoritaire des bals publics (carte 19)... En même temps, on remarque que les régions de l’est, moins concernées par les bals publics, les corsos ou les comités des fêtes sont au contraire de fortes pratiquantes des repas dansants et bals d’association. Il s’agit là d’un autre mode de structuration sociale, fondamentalement différent, un autre microcosme.

Dans les bals publics, l’engagement du conseil municipal est important: il prévoit souvent une subvention conséquente dans l’ensemble du budget municipal car il en va de l’image de la commune: à Portet-sur-Garonne, la municipalité est riche de l’importante zone commerciale qui sert d’entrée sud à Toulouse; aussi peut-elle consacrer sur la période 1989-91 un budget annuel de plus de 100 000 francs, en partie remboursé il est vrai par les bénéfices de la buvette ou la participation des bars, pour organiser cinq jour de bals consécutifs avec des orchestres assez importants ! Dans une commune en quête d’identité du fait de la croissance rapide de la population et la multiplication des implantations de surfaces commerciales, c’est un acte identitaire important. Un débours aussi conséquent est relativement rare mais il est courant que trois bals soient organisés (vendredi, samedi, dimanche) chacun des soir du week-end de la fête du village.

De la même manière, le maintien, avec aide active de la municipalité, des bals de la classe à Monistrol-sur-Loire (Haute-Loire) tient-il à la nécessité de maintenir la cohésion d’une commune qui marque aujourd’hui l’extrême limite de l’aire d’attraction stéphanoise, et dont la population est passée en une vingtaine d’années de 3500 à 7500 habitants... Saint-Paul-en-Jarez (Loire) agit de même.

Contre toute attente ces festivités, jadis appelées bals des conscrits ou du conseil de révision, se maintiennent bien. Les communes rurales les plus affectées par la dépopulation y voient ainsi l'occasion de réaffirmer, avec le soutien souvent très actif de la mairie et des classes plus âgées, la pérennité du village. Pour les jeunes, souvent déjà éloignés du village c'est l'occasion d'affirmer à la fois une maturité que ne reconnait plus pour longtemps le service militaire et de réaffirmer leur volonté de revenir au pays, dans un contexte de succès croissant des traditions anciennes mais aussi de difficultés des jeunes à se rapprocher de leur région d'origine.

Dans les communes périurbaines à croissance rapide, le repas des conscrits est plus rare. Sa présence ressort souvent alors d'une volonté d'ancrer une population volatile et d'unifier groupes de résidents anciens et nouveaux. Mais, cela reste difficile à réaliser, surtout si la croissance de la population est récente. A l'inverse, c'est là que se développe aujourd'hui très vite, pour les mêmes raisons, le repas dansant plus "classique".

Il demeure que, depuis quelques années, les progrès et la plus grande rigueur en matière de contrôle des comptabilités municipales rendent souvent plus difficile la justification de sommes importantes consacrées à des activités ludiques, alors même que les demandes dans d’autres domaines sont conséquentes. Aussi les associations para-municipales fleurissent aussi dans le Sud-Ouest. Partout en progrès dans le pays, elles présentent l’intérêt majeur d’échapper à la curiosité des Cours de Comptes régionales.

Notes
716.

SEGALEN, M. De la sociabilité au réseau, ou le changement dans la continuité à Saint-Jean Trolimon. Cahiers de l’OCS. cit. in KAYSER, B. Le village recomposé. L’esprit des lieux. Ed. du CNRS, 1986, p. 59.

717.

OZOUF, M. Op. cit.

718.

La période se caractérise par une folie de la danse: sous la Terreur d’abord, Paris atteint le chiffre surprenant de 640 bals permanents; vers 1802, ce sont 1800 bals selon un journal de l’époque.

719.

DECITRE, M. Musiciens et Maîtres à danser des bals de société et des bals populaires au service et à la gloire du Consulat et de l’Empire. in CORBIN, A., GEROME, N. et TARTAKOWSKY, D. Les usages politiques des fêtes aux XIX e -XX e siècles. Actes du colloque organisé les 22 et 23 novembre 1990 à Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, pp. 63- 75.