6-1-5 Un village idéalisé

Il ne s’agit pas à travers les pages qui précèdent de donner l’illusion d’un paradis champêtre. La vie au village ne garantit pas la constitution d’une société idéale: Rose-Marie Lagrave 720 , Hérin 721 , Renard 722 , Dibie 723 , Karnoouh 724 ou Prod’homme 725 ont montré les limites de ces relations: “En milieu rural, la dureté des rapports de classe s'atténue ou se dilue dans les solidarités et les ambiguïtés des systèmes villageois.” 726 Ambiguïtés. Voilà bien probablement le mot le plus pertinent.

Dans une communauté à base territoriale localisée comme le village, les conflits ne disparaissent pas, mais leur régulation selon des règles anciennes, discrètes et éprouvées est assez bien maîtrisée pour être plus discrète. Cette discrétion est renforcée par l’éloignement, physique comme sociologique, d’une grande part de la population française qui n’en comprend plus toutes les subtilités et s’attache surtout aux résultats apparents, confortant par-là le mythe attaché par les urbains au modèle du village.

Il est d’ailleurs révélateur de voir qu’on porte généralement un regard plus lucide sur l’autre cadre à base territoriale et idéologique proche, le quartier urbain: sans support politique, il n’a pas non plus la même fluidité de régulation 727 et est bien moins mythifié. Dans le langage commun, les quartiers, au pluriel mais sans qualificatif, ont un sens assez péjoratif: on entend généralement par là des quartiers populaires d’habitat collectif où les relations sociales sont plutôt dégradées. D’ailleurs les nouveaux quartiers, pavillonnaires ceux-là, qui se sont créés dans les communes périphériques préfèrent insister sur l’image du village et de la campagne pour se définir.

Il demeure que les études sur le village insistent toutes sur son évolution depuis déjà une génération. Dans sa synthèse des études du programme d’observation du changement social, Kayser 728 parle de “normalisation” économique, sociale mais aussi culturelle et politique. avec des comportements qui deviennent de plus en plus urbains. Il relève que c’est souvent décrit sur le mode de la “dramatisation”: l’espace se dissocie, éclate, la commune est de moins en moins le cadre de l’existence; “l'ouverture -lorsqu'il s'agit des autres - est perçue négativement. 729 ” En fait, la cohésion traditionnelle du village est, soit rêvée par des gens qui n’en profitent pas assez (migrants quotidiens, présents-absents, résidents secondaires), soit maintenue par des liens bâtis sur des solidarités infra-communales comme ceux que met en valeur Martine Segalen 730 , liens d’amitié selon la définition de Karnoouh, confrontés aux réseaux associatifs des néo-ruraux.

Aujourd’hui, dans une grande partie du pays, les villages ont une population aux comportements urbains. On peut donc se demander si “ la structure symbolique et géographique dessinée ici ne serait-elle pas déjà caduque. [...] L'investissement symbolique des lieux serait vidé de son contenu. 731 ” C'est ce que montre bien la relative uniformité de la répartition des repas dansants (carte 26 et tableau 10).

Seules quelques régions, parce qu’elles sont plus à l’écart et ne peuvent accueillir une importante population aux modes de vie urbains, ce qui les fragilise et à terme les menace, conservent un fonctionnement très traditionnel que révèlent les bals publics nombreux. Restent enfin les communes les plus moribondes (Kayser) qui s’efforcent de perdurer à travers les repas dansants ruraux.

Notes
720.

LAGRAVE, R.-M. Op. cit.

721.

HERIN, R. et al. Le Domfrontais. in Cahiers de l’Observation du changement social, tome IV, ed. du CNRS, p. 93-163, 1982.

722.

RENARD, J. Saint-Fulgent, tout bouge et rien ne change. in Cahiers de l’Observation du changement social, tome IV, ed. du CNRS, p. 167-261, 1982.

723.

DIBIE, P. Op. cit.

724.

KARNOOUH, C. Impossible démocratie. Op. cit.

725.

PROD’HOMME, J.P. Fête et animation culturelle en campagne. L’expérience d’une village champenois. Etudes rurales, n°86, avril-juin 1982.

726.

FREMONT, A.France. Géographie d’une société. Op. cit. p. 162.

727.

BENOIT-GUILBOT, Odile. Op. cit.

728.

KAYSER, B. Le village recomposé. Op. cit. p. 63.

729.

Idem, p. 62.

730.

SEGALEN, M. De la sociabilité au réseau. Op. cit.

731.

DEBARBIEUX, B. Op. cit. p. 110.