6-2-3 Une communauté utopique

“Country music often portrays a nostalgia for paradise, symbolized by a yearning for a simpler way of life, a looking back to an uncomplicated place and time. This is because the search for a paradise in the future (often characterized as urban living) has almost invariably ended in disenchantment. As a consequence, the rural landscape and agrarian lifestyle of the past are idealized, often among uprooted migrants. There is a homesickness and bittersweet nostalgia for a way of life that appears to have been irretrievably lost and the [...] mistshrouded past [...] under[goes] re-evaluation into a sacred place. Woods and Gritzner suggest that this role of country music as a symbolic reminder and expression of desire for a past time and a distant place is in fact a reflection of the need to create [...] a secularized form of sacred time and place, a need that is tied to a nostalgia for the lost innocence of childhood or youth; and a desire to project [...] individual and collective dreams, fantasies, and aspirations. What is useful about such an analysis is that it explores the symbolic meanings embedded in a genre of music and engages at the same time the inextricable links among culture, time and place. 738 ” Le bal clos des périphéries urbaines est-il, comme le concert de country music une expression de l’attirance vers un paradis rural, un espace paradisiaque de l’utopie ? Un espace “ prétexte ” comme on vient de l’évoquer ?

Si la première partie de la question a déjà trouvé plus haut une réponse positive, la dernière qualification, sans prétendre “adopter le ton de la prophétie 739 ”, trouve sa justification dans un certain nombre de traits: cette communauté doit être imaginée. “Comme les rêves, les utopies suivent des lignes thématiques peu variables: description d'une cité jugée parfaite où se trouvent investis du pouvoir ceux qui en sont jugés dignes, en rupture avec l'ordre social ancien.” 740 C’est peut-être en effet bien plus encore dans cette volonté de perfection politique que réside l’utopie de ces bals associatifs; cette purification sociale des éléments gênants, “niant les misères du présent” 741 . Cette rupture avec l’ordre ancien passe par une simplification de la représentation de la communauté, comme le montre la comparaison des schémas 10 et 11.

De plus, mais c’est lié à cette dernière idée, “elle [l'utopie] accepte l'égalité des hommes, la pousse même jusqu'à l'absurde, tout en ménageant le règne des bourgeois qu’elle revêt alors de la robe des philosophes.” 742 Cette égalité est surtout refus de la différence sociale, surtout dans les époques où s'affûte la compétition 743 et pour cela elle recherche une moyenne, celle justement aujourd’hui de nos populations périurbaines 744 et de nos repas dansants.

Des “ groupes de petite taille et à forte identité ” ? L’utopie est ensuite “l’image d’une société contraignante, proche dans ses structures des cités traditionnelles qu’elle rejoint dans une même conception de l’homme et de la société ainsi que leur rapports mutuels.” 745 De fait, les relations dans ce type de bal, beaucoup plus encore que dans les bals publics, sont extrêmement contraintes, très codifiées, reproduisant une urbanité aux standards précis mais sans surprise, dont on se garde de déchoir. On ne recherche pas le bonheur, ce serait l’eu-topia, mais au contraire une contrainte volontairement plus forte pour se démarquer d’une société trop délétère dont on s’isole car on la méprise un peu 746 . Le spectateur, l’observateur, l’étranger à ces bals s’ennuie souvent 747 de ce manque d’originalité.

Outre leur faible prix, c’est ce qui a fait le succès des disco-mobiles capables de proposer un produit lui-même très standardisé. Ici, pas de transgressions même ritualisées, comme dans les bals publics. C’est une des explications de la quasi inexistence de la violence dans ces bals.

Si l’ivresse et la sexualité sont fréquentes et co-substantielles au bal public, ici ce n’est pas le cas. On tolère une ivresse raisonnable mais avec un public plus âgé, très familial, la danse n’est pas conçue pour évoquer plus qu’un aimable exercice fort civil car “les lois contraignants des cités radieuses, se substituant à la conscience, ont protégé l'individu de l'aiguillon de la chair.” 748 Souvent accompagné d'un repas arrosé, le bal clos en limite les excès mais privilégie plutôt “bavardages et commérages [...] Ainsi se concrétise un aspect convivial encore important dans la vie de relations d'aujourd'hui.” 749 Convivial : on est bien loin du projet civique qui sous-tend le bal public...

En même temps, par son étymologie, l’u-topia (en aucun lieu) recherche l’anonymat par sa décoration réduite: quelques guirlandes, toujours les mêmes d’une association à l’autre et surtout rien qui puisse rappeler une identité: pas de drapeau, ni de lampions, bien sûr, pas d’évocation d’une mythique tradition, même pas religieuse: “...la tolérance religieuse de l'utopie, son indifférence apaisante négatrice de toute angoisse.” 750 .

Car la re-fondation symbolique d’un territoire passe par le drame, une rupture souvent toute aussi symbolique, qui repose sur une angoisse, celle de se perdre 751 . Le succès du 14-juillet tient dans l’évocation de la Bastille. Il s’imposa face, entre autres, aux 20-21 septembre 752 , où le souvenir de Valmy jouait le même rôle. Or dans le bal clos, c’est ce qu’on refuse: on peut donc vraiment parler de “ réinvention du lieu comme prétexte et contexte à expérience collective. ” On en veut l’apparence mais surtout pas le risque, la charge émotionnelle, le conflit fondateur. C’est un espace consensuel.

On se réfugie dans des salles des fêtes, dont la récente construction selon des conceptions proches garantit souvent l’uniformité et la fonctionnalité, anonymes. “Cette quête de l'immuable fait de l'utopie une île, souvent protégée par des bras de mer concentriques, une cité close entourée de champs réguliers. L'inquiétante nature en friche, la forêt y sont inconnues comme aussi les bois et les halliers.” 753 Quant ces salles des fêtes sont différentes (reprises d’un vieux monument, installation au centre...) ce n’est pas de leur chef mais celui des autorités municipales dont le projet est extrêmement différent, sinon opposé. Cette volonté de discrétion, de conformisme propre et neuf, on la retrouve dans le cadre municipal de ces périphéries récentes et elles-mêmes très strandardisées.

Enfin, si le bal public se conçoit par rapport à un centre, réel et figuré, refondateur de toute une communauté, ces bals sont plutôt envisagés comme périphériques: par leur situation hors de l’agglomération, dans un banlieue plus ou moins lointaine et faussement rurale; par leur installation dans une salle des fêtes fréquemment construite en périphérie, même si la règle est loin d’être absolue; par leur confinement à l’intérieur quand, dans la mesure du possible, le bal public s’efforce de s’installer dehors: “Ailleurs, l'utopie ignore le reste du monde...” 754 , “la topographie de l'utopie qui souligne son isolement ou son retranchement derrière de hautes murailles, parfois plusieurs murailles concentriques.” 755 Ici, il s’agira d’un groupe de gardes à l’entrée, logiquement plus rares dans les bals publics puisque ouverts à tous et plus souvent gratuits. La sécurité est, dans ces bals, une obsession des organisateurs.

Mais cet isolement est aussi temporel: les bals publics sont inclus dans un ensemble d'événements qui rythment la fête, ils ne sont qu’un temps fort, généralement une apothéose, après d’autres animations dans la journée en même temps, parfois interrompus, par le feux d’artifice.

Plus profondément, ils sont commémoration, anniversaire, révolution, retour d’un “ temps primordial [qui] introduit une coupure majeure dans la durée. Il rachète les fautes et dissout les impuretés. Il offre à la société rénovée la chance d'un nouveau départ. 756 ” De là ce besoin de disposer de trois, quatre ou cinq bals publics en un week-end. Il faut “marquer le coup”.

Dans les bals clos, rien de cela: “le temps devient lui-même une dimension aussi incertaine que l'espace” 757 “toutes les utopies sont des uchronies. [...] L'utopie se présente à nous telle que la décrivent voyageurs ou rêveurs: figée dans un éternel présent.” 758 De fait, le bal est alors presque toujours le seul élément de la fête, qui pourtant est fort longue. Si les bals publics commencent plus tard (vers 22, 23 heures dans le midi) et se terminent généralement vers une ou deux heures du matin, tel n’est pas le cas des bals d’association, particulièrement s’ils sont importants, dont la fin coïncide souvent avec celle de la nuit.

Les musiciens s’en plaignent souvent; généralement des clauses sont prévues dans les contrats prévoyant un supplément au cachet après six ou huit heures de musique. Cet aspect distingue d’ailleurs nettement les organisateurs de repas dansants selon qu’ils sont liés aux municipalités ou associatifs: les premiers sont précoces, très courts, suivis souvent d’un second bal comme à Moyzarès et La Primaube (Aveyron).

Notes
738.

WOODS, L.A. and GRITZNER, C.F. “A million miles to the city”: country music's sacred and profane image of place. in Zonn, L. ed., Place images in media: portrayal, experience, and meaning. Maryland, MD: Rowman & Liilefield, 231-254. cit. in Kong, L. Op. cit. p. 187.

739.

DEBARBIEUX, B. Op. cit. pp. 110-111.

740.

SERVIER, Jean. Histoire de l’utopie. Gallimard, 1971, ed. augmentée Folio Essai, 1991, p. 325.

741.

idem.

742.

idem

743.

idem. p. 323.

744.

DEZERT, B., METTON, A., STEINBERG, J. La périurbanisation en France. SEDES, 1991, p. 168.

745.

SERVIER, J. Op. cit. p. 326.

746.

idem, p. I (Introduction)

747.

Rappel: “Ils n'ont pas d'âme.” nous disait un chef d’orchestre.

748.

idem. p. 338

749.

GERBOD, Paul. Op. cit.

750.

idem. p. 327

751.

CLAVAL, P. Géographie culturelle. Op. cit.

752.

AMALVI, C. Le 14-juillet. Du Dies Irae à Jour de fête. Op. cit. p. 386. Y figuraient aussi, mais vite évacués, des doublets significatifs: Trois Glorieuses ou les 2 et 4 septembre 1870.

753.

idem. p. 333. Citation raccourcie pour ne pas alourdir mais la lecture de la suite de la page est édifiante.

754.

idem. p. 331

755.

idem p. 327

756.

CLAVAL, P. Géographie culturelle. Op. cit. p. 126.

757.

idem. p. 331

758.

idem. p. 332