6-2-4 Un refus politique du bal politique

On pourrait ainsi poursuivre en multipliant les points de convergence avec la trentaine de récits utopiques dont Jean Servier propose une synthèse: le repas pris en commun, le rôle différent de la musique et son influence sur les répertoires, l’abolition des échanges monétaires dans bon nombre de repas dansants puisque tout est pris en charge dans le prix d’entrée, voire même l’uniformité vestimentaire... On ne gardera pour finir que l’aspect politique car il est essentiel à notre propos.

On vient d’insister sur certains aspects qui sont déjà politiques. Le plus important est ce refus par le bal clos du drame fondateur, à l’origine de “l’élaboration d’un récit territorial de type mythique 759 ”, initiateur d’une “spatialité symbolique 760 ”. Mais au-delà de cette dimension, même les aspects plus concrets du politique reflètent un autre projet. En effet, derrière le désintérêt affiché, le “moi, je ne fais pas de politique”, il y a bien une ambition fondatrice d’un monde parcellisé en cellules autosuffisantes et fusionnelles, unanimistes.

Maffesoli 761 fait reposer ce processus sur un déclin de l’individualisme, chacun se référant à un groupe générique susceptible de le définir et lui permettre de s’agréger facilement à d’autres semblables plus faciles à repérer, “on adhère à des “nous” fusionnels, confusionnels” 762 , on recherche l’unicité. Qu’on se rappelle ce manifeste des jeunes qui participent aux raves: “ la communication à travers la communion [...] on communique par des signes, des sourires [...] ça court-circuite l’intellect pour passer direct dans le corps. 763 ”...

Même si on s’intéresse au fonctionnement plus concret des groupes, on est surpris. “Le pouvoir politique est, dans les utopies aussi mal défini que l'autorité religieuse.” 764 Si le bal public installe les notables à un point carrefour où ils seront très sollicités, rien de cela dans le bal d’association. Quand celle-ci joue un rôle dans la vie de la cité, le maire ou un adjoint va passer, généralement à l’apéritif dans les repas dansants. Il ne restera que s’il est convive, à titre privé. Quant aux dirigeants de l’association, ils sont un groupe, étoffé de surcroît par tous les autres membres qui ont participé à l’organisation. Proches des autres convives, ils se fondent dans l’ensemble du groupe: “ ils sont liés aux autres classes de guerriers et de producteurs par les liens d'une interdépendance physiologique à l'intérieur de la cité ” 765 ; c’est que ces magistrats utopiens existent à peine comme individus. Ils ne sont que des transparents à peine visibles, au travers desquels brille l’Idée” 766 .

Surtout, cela relève d’un renversement complet de la conception même de la cité: Sennett montre bien que depuis déjà un siècle est à l’oeuvre un processus de rupture majeure de notre sens de l’urbanité: d’une mise en scène du destin collectif, d’un mélange entre espace public et politique on est passé progressivement à une cité aveugle et anonyme qui, loin d’unir ses habitants, les isole, chacun chez soi, ce sont les tyrannies de l’intimité, chacun se protégeant de l’extérieur; “ce qui l'emporte à présent, c'est la peur de se montrer.” 767

C’est bien ce qu’exprime ce mouvement d’enfermement, tandis qu’à la centralité ancienne de la place, de l’agora succède la nouvelle centralité des salles des fêtes, spatialement mais aussi psychologiquement et politiquement excentrée; parfois il peut même s’agir d’une salle privée. D’où aussi la proximité formelle de ces bals avec les bals privés, les fêtes de famille: un petit repas dansant ressemble beaucoup à un mariage, à un réveillon. Et encore, dans ce dernier, le niveau d’interconnaissance est-il moindre, ce qui laisse une possibilité d’ouverture, de hasard, intolérable dans le bal clos parfait.

On le voit, le projet politique est complètement différent: il ne s’agit plus de re-fonder une communauté territorialisée existante par l’adhésion de tous en lui donnant à voir ses origines, sa diversité, sa vivacité, et en légitimant au passage ses dirigeants. Non, on est ici dans le refus de la communauté territoriale, pour lui substituer un groupe à géométrie variable, très flou malgré la sélection du public, pour créer un projet irréel, fugace, intemporel, caché et protégé des autres.

Cette idée de refus, de repli protecteur à l’abri de murs est essentielle pour opposer les deux projets qui sous-tendent chacun de ces types de bals. On peut en effet distinguer deux types de comportements nettement différenciés. Le premier utilise le bal pour renforcer la cohésion d’une communauté territorialement bien identifiée. Le second apparaît beaucoup moins civique: il s’attache à la mise en valeur de liens plus sociaux -socio-économiques, socio-éducatifs, c’est à voir plus en détail par la suite- mais moins bien attachés à un territoire.

Des bals communitaristes ? On peut reposer la question pour essayer de confronter le fonctionnement de ces bals clos à celui des bals ethniques, ou identifiés sous ce terme. Car, à rebours d’une croyance bien ancrée, ils existent en France et depuis longtemps. Les communautés urbaines issues des migrations sont concernées. Mais on a vu que c’est transitoire. Ils tendent à s’ouvrir progressivement à un public plus large. Qu’en est-il des comportements, surtout dans les plus fermés?

La première différence vient justement de la composition de ce public, beaucoup plus populaire. On peut remarquer au passage que les bals populaires urbains sont devenus rares depuis le recul du Parti Communiste, sous l’influence des changements de société qui ont vu la classe ouvrière se scinder en deux groupes très distincts: les uns, techniciens, sont installés en périphérie pavillonnaire et participent aux bals clos; les autres, appauvris, fragilisés par le chômage, restent dans les grands ensembles et leur groupe a perdu toute cohésion. Parmi les exceptions, on trouve les bals ethniques: ainsi dans les bals polonais à La Ricamarie et Roche la Molière (Loire) en avril 97, avec un orchestre venu de Pologne. Mais la même situation s’observe dans les fêtes portugaises des banlieues sud de Lyon.

Dans les concerts berbères marocains de la Cigale à Lyon, mais aussi une fête dans un restaurant portugais des Minimes à Toulouse 768 on constate une certaine mixité sociale: se cotoient ceux qui ont réussi et les moins chanceux. Dans l’ensemble des bals urbains et périurbains, c’est assez rare aujourd’hui pour qu’on le signale.

Discrets mais relativement nombreux, toujours urbains, ils ont les mêmes caractéristiques que les bals d’association, renforcées car ils sont placés sous la contrainte d'un double rite, celui, fossilisé, du pays d'origine, et celui, caricaturé, du pays d'accueil. Ils ne laissent donc plus guère d'espace à l'expression d'une quelconque fantaisie, les transgressions seront encore plus sévèrement interdites.

Pourtant, dès qu’une génération a été éduquée en France, l’évolution est perceptible: les musiques anciennes et le hit parade alternent, filles et garçons se mêlent sur la piste de danse, les tenues traditionnelles deviennent rares. Du fait de l’arrêt de l’immigration, les fêtes sans emprunts au modèle français sont devenues exceptionnelles: à La Ricamarie, le groupe polonais intercale dans son répertoire une dizaine de chansons françaises en deux séries. Il s’agit donc de bals populaires mais pas folkloriques, plutôt syncrétiques, comme l’étaient déjà les bals italiens et auvergnats du XIXe siècle.

On voit que là encore, les comportements sont ouverts et évoluent, contrairement aux clichés hostiles. S’il y a un comportement qui se rapproche un peu plus du communitarisme, sans d’ailleurs justifier vraiment ce terme car il lui manque l’autonomie politique, c’est donc plutôt celui de certaines associations de résidents, de clubs de tennis ou d’équitation (à Lentilly, Rhône) des banlieues chic de nos villes.

Notes
759.

DEBARBIEUX, B. Op. cit. p. 110.

760.

Idem, p. 109.

761.

MAFFESSOLI, Michel. Le temps des tribus. le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse. Méridiens Klincksieck, 1988, réed. Le Livre de Poche, coll. Essais, 1991, 284 p.

762.

MAFFESSOLI, Michel. La transfiguration du politique. La tribalisation du monde. Grasset, 1992, réed. Le livre de poche, coll. Essais, 1994, p. 206-207.

763.

Le Nouvel Observateur, 23-29 juillet 98, p. 7. Citation complète p. 27.

764.

idem. p. 350

765.

idem. p. 350. A propos de la République de Platon.

766.

RUYER, R. L’Utopie et les utopies. PUF, coll. Que Sais-je? 1950, p. 67.

767.

SENNET, Richard. La ville à vue d’oeil. Plon, 1990, 314 p.

768.

Novembre 96.