6-3-1 La bagarre : qui aime bien châtie bien ?

Le bal est associé à la violence. On peut même se demander si celle-ci n’est pas constitutive d’une certaine idée qu’on se fait de la fête. Il importe d’évaluer sa réalité et, en même temps d’essayer d’expliquer sa spécificité, fort différente selon le type de bal qu’on étudie.

“...ces dernières années, les bals connaissent une certaine défaveur de la part du grand public. Cela serait dû à un certain nombre de raisons qu’il serait trop long d’analyser dans ce chapitre: évolution des goûts de la clientèle vers d’autres formes de loisirs, problème de la violence et des bagarres, problème de l’alcoolisme...” 769 “ Hélas de tels incidents graves sont de plus en plus fréquents!” 770 . Le discours est coutumier, c’est souvent la justification des organisateurs pour expliquer un échec ou un abandon. Il faut en effet rappeler qu’ils sont civilement responsables de la sécurité des manifestations qu’ils organisent. Si les mairies, habituées à supporter le risque dans la plupart de leurs activités (écoles, voiries, assainissement...) l’assument avec plus de flegme, c’est l’obsession des organisateurs associatifs, qui de surcroît ne disposent pas des pouvoirs de police du maire. Il reste à justifier le sentiment de progrès de la violence.

“La violence a toujours existé [...] De tous temps, la piste de danse et la buvette du samedi soir ont été le lieu de brèves échauffourées, "pour une fille, une insulte, à cause d'un verre de trop". Ces incidents mineurs, expression de conflits humains habituels, surtout dans l'enceinte d'un bal, sont rarement dangereux. Mais depuis quelques temps -depuis 1968 dit-on volontiers- une autre forme de violence est apparue: de caractère gratuit, schématique, elle échappe aux schémas d'analyse traditionnels. C'est bien sûr cette dernière qui préoccupe organisateurs, chefs d'orchestres et forces de l'ordre, bien que de l’avis général, elle semble en régression. Déjà à la fin de 1975 une grande majorité des préfets [...] indiquaient que le nombre d'incidents graves avait sensiblement diminué.” 771 Les conclusions de l’enquête réalisée en 1976 par la SACEM amènent à relativiser ce sentiment :

  • 80% des bals se déroulent sans le moindre incident.
  • 18% des séances connaissent des accrochages mineurs vite maîtrisés.
  • Moins de 2% connaissent des incidents plus graves. 772

Cette enquête est confirmée par l’observation, bien que moins précise dans la qualification des formes de violence: 6 rixes ou altercations violentes pour une centaine de bals observés. Les orchestres 773 l’évaluent à un niveau plus faible. Ce que confirme les remarques d’un sous-officier de la brigade de gendarmerie de St-Gaudens en patrouille au bal d’Arbas (Haute-Garonne) durant l’été 97: une dizaine de bagarres 774 sur près de 400 bals visités depuis son affectation et seules deux d’entre elles, plus graves, ont justifié des poursuites.

Les causes de ces violences sont recensées par Renault: abus d’alcool, rivalités sentimentales, fermeture exagérément tardive et, plus cocasse mais c’est en 1976, les films érotiques ou violents, la sonorisation trop forte, la musique trop rythmée... Surtout, Renault retient comme essentiel parmi ce qu’il appelle les causes réalistes: “le marginalisme du casseur au sein du public du bal. [...] il se comporte négativement par rapport à la clientèle du bal. Il ne veut pas y appartenir, il refuse sa logique mais il a besoin d’elle pour exister et il l’agresse. [...] S’il choisit le bal pour être violent, il s’attaque avant tout au public, rarement aux organisateurs et pratiquement jamais à l’orchestre.” 775

C’est extrêmement intéressant car cette violence se limite généralement aux bals publics et concerne le plus souvent les relations de voisinage avec les étrangers proches, les forins rarement les étrinjeux de Karnoouh 776 . Renault parle de querelles de village, les 6 bagarres ou altercations violentes constatés de visu sont toutes de voisinage, entre membres du village, de la ville ou voisins.

Cette concentration des événements violents est logique: une image ambiguë est nécessaire à son succès. Le bal public est la fête. A ce titre il procède de deux logiques contradictoires: pour magnifier la continuité du temps social, la cohésion du corps social, c'est un événement qui scande un rythme, au moyen de rites. Mais il induit aussi une rupture proprement dionysiaque dans cette continuité: l'excès, la déraison, l'ivresse, la violence... cette ouverture et ce renouvellement sont indispensables à l'adaptation et à la survie du corps social. Pour l’individu qui y participe, il s’agit de se dépouiller de sa vie quotidienne. De là, vient la réalité autant que nécessairement l’accusation exagérée d'être un lieu de violence et de tapage nocturne: à bien des égards, c’est une forme de valorisation du rôle essentiel du bal public.

Cette violence est rarement d’origine sociale: en 1621, Tristan l’Hermite raconte 777 ainsi une rixe qui s’achève par la mort d’un intrus lorsque un groupe d’étudiants prétend s’immiscer dans un bal paysan d’Aquitaine: ici s’expriment autant une haine sociale que la volonté de défendre l’intimité du groupe villageois. On retrouve la même conjonction, mais inversée, dans les bagarres les plus graves signalées par les divers observateurs, qu’il s’agisse de l’ouest montpelliérain quand les bandes venus de la Paillade arrivent aux bals de St-Jean-de-Védas et surtout de Fabrègues ou à Chateaurenard (Bouches-du-Rhône). En même temps, on peut aussi y voir l’intrusion de voisins proches... Il demeure que les principaux antagonismes sociaux étant urbains, ce sont surtout les discothèques, plus prestigieuses aussi, qui sont confrontées à ces problèmes.

S’ils sont nettement moins fréquents dans les bals clos, c’est pour les mêmes raisons: rejetés à cette frontière qui marque l’extérieur du bal, ils concernent surtout des problèmes de relation entre groupes sociaux différents. Renault signale que ces situations étaient alors très rares, mais les bals à public sélectionné selon des critères plus sociaux étaient alors bien moins nombreux qu’aujourd’hui. A l’intérieur, par contre, pas de problèmes en général 778 : pourquoi s’affronter entre égaux ? Entre élus? De plus, les conséquences seraient extrêmement grave pour les intéressés: les goujats qui s’y risqueraient susciteraient la réprobation et l’exclusion du groupe. Refuser de voir les incidents n’implique pas leur absence. Mais tant ce refus que celui de la diversité sociale sont révélateurs d’un glissement d’une violence symbolique vers l’affrontement communautaire.

Dans les bals publics, c’est différent: il s’agit d’une reproduction de l’ensemble de la société; ses tensions, favorisées par une expressions plus forte des émotions, des passions, s’y retrouvent. Il est certain que la violence s'accroît aux périodes de tensions sociales: ainsi dans la deuxième moitié du XIXe siècle 779 , même si certains 780 conseillent de ne pas exagérer un phénomène amplifié par la vision sociale inquiète de la presse de l’époque 781 . C’est le cas aussi des années 70: malgré la rareté du phénomène, cela débouche sur un arsenal législatif important dont la loi du 31 décembre 1974.

Il reste à aborder un problème: la plupart des bals avec violence, recensés dans l'enquête auprès des orchestres, sont localisés très précisément: dans les bourgs et villes de 5 à 10 000 habitants du Languedoc, essentiellement l'Hérault et le Gard, de Fabrègues à Nîmes, lors de bals publics estivaux. Ces incidents, parfois très violents (mort d'homme à Chateaurenard, Bouches-du-Rhône) se concentrent donc dans un espace qui connaît des problèmes de cohésion, d'identité, doublés d’antagonismes sociaux marqués.

Par contre, les membres des orchestres n'ont pas pu expliquer pourquoi ces incidents sont moins nombreux dès qu'on va à l'est: la violence se fait plus rare dans les Bouches-du-Rhône et n'est pas plus fréquente qu'ailleurs dans le Var. Pourtant les problèmes identitaires y sont très importants. L'expression politique de ce malaise à travers le vote Front National le montre. Existe-t-il d'autres médiations ? Il apparaît difficile d’y répondre.

Il est donc difficile de distinguer entre deux violences fondamentalement différentes, mais au demeurant liées: la violence d’origine sociale, n’est-elle pas aussi à relier à la déstructuration des relations dans les agglomérations ? Expliquant la désaffection du public et le refus des fêtes foraines par les municipalités, un adjoint au maire de Paris explique 782 que “les maires se "dégonflent" parce que l'arrivée des forains, ce n'est plus la fête comme avant, mais les ennuis. Pour ceux qui n'ont pas les moyens de dépenser beaucoup, il y a là comme une provocation, d'où les réactions de violence.” Il complète ensuite son propos: “Dans notre société qui se compartimente, les lieux de mixité posent problème. Les fêtes foraines jouaient ce rôle fantastique de brassage social. Mais depuis quatre ou cinq ans, elles sont rattrapées par les phénomènes de banlieues.”

Notes
769.

JOHO, J. Op. cit.

770.

idem

771.

RENAULT, P. Op. cit.

772.

RENAULT, P. Op. cit. p. 79

773.

N° 1, 3, 5, 6 et 8 donnent des informations à ce sujet. Mais on peut signaler que dans les bals clos, les incidents ayant lieux à l’entrée du bal, ils n’en sont pas nécessairement informés: cas particulièrement valable pour l’orchestre n°3 et les bals d’hiver pour les autres.

774.

Mais il ne mentionne pas d’éventuelles altercations moins graves, réglées par les organisateurs sans son intervention, ni les problèmes, il est vrai exceptionnels, rencontrés dans les bals clos d’association où la gendarmerie n’intervient généralement que sur appel des organisateurs.

775.

RENAULT, P. Op. cit. p. 52, le passage en italique est souligné par l’auteur.

776.

KARNOOUH, C. L’étranger . Op. cit.

777.

cit. in CARMONA, M. La France de Richelieu. 1ère ed. 1984, Fayard, ed. 1985 Editions Complexe, p. 61.

778.

Un seul incident, d’ailleurs sans gravité, constaté de visu (Amplepuis, Rhône, en 1984) mais c’était un bal clos entre équipes de rugby, donc fortement territorialisées, qui venaient de s’affronter dans un tournoi.

779.

GERBOD, Paul. Op. cit.

780.

DUBOIS, C. Op. cit.

781.

PERROT, Michelle. La ville et ses faubourgs au XIXe siècle. in Citoyenneté et urbanité. Esprit, coll. Société, 1991, pp. 65-83.

782.

M. Pierre-Bloch .Le Monde, 21 juin 1998. p. 9.