3- Deux modèles socio-spatiaux divergents

Cette distinction majeure entre types de bals n’est pas seulement une question de répartition . La rupture est profonde et recouvre la distinction entre deux modèles de sociétés complètement divergents : celui d’une communauté qui se construit sur la diversité et qui n’élude pas les problèmes que cela pose, voire même qui n’hésite pas, à travers un processus proprement cathartique (mise en évidence des clivages, danse, ivresse, violence liée) à provoquer les tensions pour tenter de les désamorcer . C’est le modèle d’une société ouverte, même s’il est prudent de se garder de l’idéaliser. Le processus de reconnaissance de l’individu suppose son intégration au groupe . En ce sens le projet des pères fondateurs de la IIIe République: autonomiser, émanciper l’esprit comme les corps des citoyens, a parfaitement réussi . Tout est politique, jusqu’à l’adoption, dénoncée par l'Eglise, de nouvelles danses qui telles le quadrille ou la polka “individualisent les mouvements traditionnels de la ronde 786 ” . Car l’enjeu du bal c’est de faire “de ces moments de joie une expérience positive, un mouvements par lequel la conscience manifeste sa liberté et son autonomie 787 .” Leur construction, le bal du 14-juillet, est devenue la référence en matière de citoyenneté locale et la norme de l’ensemble des bals publics . Pour ces raisons historiques liées à sa définition, on peut donc bien l’appeler le bal républicain .

A l’inverse, dans l’autre modèle, on recherche pour un temps (bien que s’y exprime le désir profond de l’ancrer dans la permanence, au-delà de la fête) une société idéale . Aussi les tensions sont niées, gommées: la purification est préalable et formelle; on ne peut plus parler de catharsis . Ce groupe se ferme par refus de la diversité mal acceptée du monde . Le développement de ce processus est inquiétant car il ouvre sur la perspective d’une société strictement cloisonnée, même si cette étude refuse le terme de communitarisme comme excessif . Ce modèle porte en lui la négation de cet individu patiemment émancipé; il n’est qu’un élément du groupe avec lequel il s’efforce de fusionner : c’est “le déclin de l’individu dans les sociétés de masse 788 .” On appartient à une groupe très précis sur des territoires partiels et bien balisés 789 .

Il n’est pas indifférent que la répartition spatiale de ces deux modèles recoupe celle d’une évolution historique majeure de nos sociétés : le bal public ouvert de la collectivité locale territorialisée ramène à cette société rurale qui caractérise la France jusqu’aux années 50-60 et qui, bien qu’en recul continu dans une partie du pays, reste encore présent, au centre et sud surtout, dans un rural parfois qualifié de profond ou dans les petites villes isolées qui le structurent, une France souvent en difficulté démographique mais pas systématiquement . Dans ces bals, on met en représentation la totalité du territoire de la communauté .

A l’inverse, le second modèle est à rattacher à l’extension des périphéries des villes de grande taille, en progression rapide, tout comme ce type de bals . Elle sont caractérisées par l’éclatement de l’urbain, la parcellisation et le refus de s’intéresser au destin collectif de la cité . Cette parcellisation dépasse même l’individu, lui-même fragmenté : “en vertu de ses intérêts différents, issus de différents aspects de la vie sociale, l'individu appartenait à des groupes très différents, chacune de ces appartenances ne fonctionnant qu'en référence à une fraction de sa personnalité 790 .” Le développement des associations et l’élargissement du public des bals repose sur cette capacité des individus à se projeter dans des groupes divers, même s’ils se ressemblent beaucoup .

Il s’agit-là d’une communauté fictive, l’adhésion y est consciente ou inconsciente, mais souvent plus ambiguë encore . Cette communauté partiellement imaginée est en même temps réelle par la satisfaction qu’elle procure . Elle permet de se situer par rapport à un lieu et ainsi modifie l'influence d'un lieu sur notre vie . Mais c’est une territorialisation floue et faible intensité symbolique .

Cette spatialité mouvante est-elle transitoire, reflétant ainsi une situation intermédiaire dans le processus de recomposition de la ville et exprimant les peurs et les replis que suscite toute évolution majeure ? Plus probablement, on considérer qu’il s’agit de l’apparition d’un nouveau mode de vie comme le suggère Sennett .

L’enjeu est bien là : on peut reprocher au mouvement d’ex-urbanisation ce processus d’éclatement . Mais en est-il seulement à l’origine ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une adaptation spatiale à ces comportements spécifiquement urbains que pointait déjà Simmel au début du siècle, bien avant les maisons de village?

Voici quinze ans, Cabanes montrait le changement de mode d’organisation des processus d’identité locale : on passait d’un modèle très classiste, lutte des classes, à une logique associative . Il estimait que les deux pouvaient être complémentaires mais aujourd’hui cela se révèle faux : le second modèle s’est substitué au premier . C’est la privatisation du collectif, le triomphe de l’association comme regroupement d’intérêts personnels .

En même temps, c’est un processus d’exclusion : le bal c’est la relation à l’autre pour se définir, se situer soi-même . Cela impose au géographe la nécessité d’identifier et localiser cet autre, ces autres en réalité : il s’agit du semblable mais aussi du forain . Dans le cadre spatial simple du bal public, on distingue bien l’un de l’autre, leur situation comme leur fonction sociale. Ils s’opposent à l’étranger, lointain.

La nouveauté vient des périphéries urbaines où je ne me définis plus en priorité par une référence spatiale : très mobile, j’ai un champ de relations étendues et le semblable tend à se fondre dans le forain ; on ne les distingue plus . Par contre, l’étranger peut être mon plus proche voisin, semblable auparavant . Avec une telle proximité, il me devient alors intolérable . L’inquiétude face à l’étranger devient racisme . Il faut que l’un des deux parte pour recréer une distance . L’idée du ghetto n’est plus loin . En attendant, je me protège, je soigne mon environnement, au sens étymologiques du terme: je m’enferme .

On peut alors porter un regard moins pessimiste sur ces bals clos, voir dans cette réaction une tentative de recomposition socio-spatiale ; on s’étonnera alors de la capacité, du corps social à s’adapter, on parlera de sa plasticité . On a compris que cette opinion apparaît naïve : au delà de la désarticulation spatiale et sociale, c’est bien l’avenir des principes mêmes de la démocratie qui est menacé, miné par ce mode de fonctionnement .

Notes
786.

IHL, O. Op. cit. p. 163.

787.

Idem, p. 164.

788.

MAFFESSOLI, M. Le temps des tribus. Op. cit.

789.

Idem. p. 151-154.

790.

WIRTH, E. Urbanism as a way of life. cit. in SENNETT, Op. cit. p.160.