4- Quelles perspectives ?

Le bal révèle et en même temps participe à la diffusion de certains phénomènes qu’on peut brièvement souligner .

Le premier c’est l’importance des modes de vie urbains : ils concernent des espaces bien plus importants que ceux signalés comme tels à la carte 48, même si on y adjoint les espaces ruraux à faible influence urbaine voire les pôles ruraux . Aujourd’hui l’urbain est partout et imprègne nos vies : dans les Corbières, Tuchan fait partie du rural isolé et pourtant les immatriculations des véhicules du bal dessinent un espace de vie largement influencé par les agglomérations voisines .

Il n’est donc guère surprenant que l’espace vécu s’adapte progressivement à cette nouvelle dimension même si c’est avec retard . On peut en conséquence être assez surpris que des comportements plus ruraux soient encore si présents sur de larges parties du territoire . Les représentations qui les sous-tendent connaissent une évolution lente qu’il est cependant difficile d’évaluer . La question n’est pas sans intérêt car elle permettrait d’expliquer avec précision ce décalage chronologique qui caractérise le bal du midi et le bal de l’ouest .

Mais est-ce bien mesurable ? Le rythme d’évolution semble très différent d’une région à l’autre, plus rapide ici (délégations de Grenoble ou Mulhouse), plus lent ailleurs (littoral languedocien ou le long de la ligne Manche-Léman), parfois même entrecoupé de pauses ou de retour à une situation antérieure (Perpignan) . Il apparaît difficile d’expliquer ces décalages . Deux hypothèses plausibles, non exclusives l’une de l’autre, peuvent être suggérées : le niveau d’urbanisation, plus ou moins dense et l’action des brokers, les passeurs, ces intermédiaires que sont les organisateurs dont le renouvellement lent atténue les évolutions . Il demeure que partout le mouvement semble inexorable .

Le second point qu’il importe de mettre en valeur, c’est que ces modes de vie urbains ne sont plus aussi simples à définir qu’auparavant : les espaces intermédiaires périphériques semblent développer des modes de vie propres . Le modèle mis en valeur se distingue trop de celui qu’on observe dans les villes-centre pour qu’il s’agisse seulement d’une situation transitoire . Contrairement à l’avis de certains 791 , le processus d’individuation paraît indiscutable : comme les ruraux, les populations périurbaines adaptent avec retard leur espace vécu à leur espace de vie, adoptent des comportements spécifiques . Mais l’existence de vastes régions qui se distinguent déjà autant de l’urbain que du rural en matière d’imaginaire spatial, d’espace vécu, leur donne une unité profonde qui, au-delà des divergences internes, les caractérise .

Peu à peu, ces espaces se sont constitués en véritable géotype . Il serait temps qu’un concept englobant soit institué par la communauté géographique pour les décrire en les distinguant plus nettement de l’urbain que ceux déjà existants, périurbain, espaces périphériques, sans parler de l’éphémère suburbia, du trop restreint rurbain, tous insatisfaisants .

Le troisième point tient à la concordance entre cet élargissement constaté des aires de recrutement du public et l’évolution de la conception du territoire dont l’appréhension est en train de changer . Dans d’autres situations, d’autres contextes, parfois fort éloignés du bal, mais toujours importants par leur rôle dans la définition symbolique des espaces vécus, on ébauche des redéfinitions des cadres spatiaux utilisés . De nouveaux maillages du territoire sont proposés qui montrent qu’on envisage de plus en plus un échelon de base du local plus vaste, mais selon un structuration complexe .

Le débat est vaste et ancien . On connait les efforts de nombreux gouvernements depuis une trentaine d’années pour favoriser la fusion de communes afin de constituer des entités vastes et viables . Dans le même temps, les régions sont devenues une réalité ; elles aussi pour dépasser un département jugé trop étriqué . C’est celui que la Communauté européenne prend comme relais, échelon moyen majeur . C’est aussi celui qui a le plus progressé dans les années 70-80 .

Il semble que depuis le début de la décennie le mouvement s’accélère : tant au niveau de l’Etat (loi Bianco de 1992 ; consultation nationale sur l’aménagement du territoire de 1994) que celui d’autres organismes . L’Eglise 792 , en avance sur l’Etat, dessine actuellement un nouveau maillage du territoire qui correspond mieux à celui vécu par ses habitants : l’ancien village, la paroisse et son clocher, si chargé de sens dans notre imaginaire, devient communauté de base pour l’Eglise, simple relais, animé par des membres qui quadrillent le terrain, lui donnent sa consistance . Elle s’insère dans un échelon devenu majeur, groupement, variable selon les régions, parfois jusqu’aux dimension d’un pays, de villages proches; le plus souvent c’est celui d’un bassin de vie qui s’inclut dans un pays . C’est celui de la coordination d’une population plus nombreuse que nous retrouvons dans notre aire de recrutement du public . C’est aussi l’espace de projet collectif qui se développe aujourd’hui, qu’on pense aux SIVOM et autres districts . Au-delà, c’est l’espace régional, qui sur une surface généralement plus vaste que nos régions administratives rassemble un ensemble de population au destin commun .

L’évolution de ces maillages territoriaux, exceptionnellement stables en général dans le cas de l’Eglise nous amène à évoquer - ce sera notre quatrième point- la commune et leur maire. Fragilisée par l’évolution dans d’autres domaines plus concrets qui demandent un élargissement vers la coopération inter-communale, la commune semble pourtant bénéficier d’une légitimité intacte dans l’esprit des français comme cadre territorial de base: régulièrement des sondages viennent confirmer qu’ils considèrent que c’est celui auquel ils tiennent le plus, privilégiant en général la proximité; le département bénéficie aussi du même succès .

On peut cependant se demander si, comme dans d’autres situations, l’image de la campagne ou celle du village en particulier, cette affection renouvelée ne recouvre pas un recul . Cette nouvelle territorialité qui se met en place ne tient aucun compte du cadre communal . Celle qui régresse, c’est celle qui s’appuie dessus . Le bal communal se maintient surtout dans les petites communes .

Pourtant, elles lui doivent beaucoup : “L’avènement de la IIIe République est le moment où la paroisse cède définitivement le pas à la commune, l’invocation divine à la sacralisation du Législateur, la communauté de fidèles à l’interdépendance citoyenne . En définitive, le moment où le politique achève de s’affranchir du domaine religieux pour se constituer en territoire autonome . Les ressemblances dont sont marquées tant de discours et pratiques de la fête, loin d’être pures coïncidences, émargent donc à un code spécifique : celui que postulent et l’appartenance à une communauté de citoyens et la professionnalisation croissante du mandat municipal 793 .” On ne saurait être plus explicite .

Or, des trois éléments consacrés par la fête, on a vu plus haut que l’autonomie du citoyen est menacée par des formes de sociabilité fusionnelles nouvelles . Dans le même temps, le cadre communal -et le projet symbolique qui l’accompagnait dans le bal public- régresse . Reste le maire . Ihl montre bien qu’il est le principal bénéficiaire du 14-juillet qui lui permet d'asseoir une légitimité qu’il n’avait pas auparavant . Il est probable que, conscients de l’intérêt de telles fêtes, ils ont beaucoup contribué à généraliser à l’ensemble des bals publics le modèle efficace qui venait d’être ainsi définit .

Aujourd’hui encore leur rôle, direct ou indirect, est essentiel et même réaffirmé : la très récente redécouverte de son intérêt fédérateur, en amène plus d’un à réorienter aussi vers la fête une action trop exclusivement consacrée au social et à l’économique 794 . Or, dans ce domaine, un autre pouvoir le menace, celui des présidents d’association . Le retard à développer des comportements spécifiques dans les périphéries urbaines peut s’expliquer par le temps que s’installent des structures d’intermédiation . Mais aujourd’hui elles existent et sont très présentes dans des communes mal identifiées car souvent trop vite grandies, sur un territoire en mal d’institution symbolique . Les populations concernées ont donc la tentation de se tourner vers d’autres passeurs, plus proches, qui, surtout, vont fonctionner selon les mêmes schémas spatiaux . Si on ajoute qu’il s’agit-là des zones où l’intercommunalité est souvent la plus développée 795 , on a donc un maire dont le statut symbolique autant que les pouvoirs sont fragilisés . Contrairement à ce qu’affirment certains 796 , il est vrai au sujet des maires de grandes villes, leur relative émancipation face à un Etat lui aussi affaibli, serait une victoire à la Pyrrhus .

Plus largement, le cinquième point amène à se demander si cette mutation des bals ne traduit un changement majeur dans les rapports qu’entretiennent le pouvoir et la culture . Muchembled a bien montré comment ce pouvoir en prend le contrôle à l’époque moderne . Depuis, la République a perpétué et même développé cette forme d’action essentielle pour favoriser son enracinement . Assiste-t-on à un basculement susceptible de privatiser les fêtes ? Le récent développement des raves parties clandestines a montré les difficultés à les contrôler .

Des remarques qui précèdent et de l’évolution rapide des relations socio-spatiales, on peut tirer une interrogation : cette mutation signifie-t-elle la fin de la communauté ancienne sur le modèle de la civitas 797 ? On assiste à un processus d’autonomisation croissant et divergent des groupes qui constituent la communauté. Si un tel mouvement devait se poursuivre, le cadre politique ne servirait plus qu’à agréger ces groupes médium quand aujourd’hui il est bâtit sur l’adhésion personnelle de ses membres . De plus, ce processus serait mouvant : auparavant l’adhésion était, sauf accident grave, à vie, voir pour toute une lignée . C’est dans la durée que se constituaient les solidarités les plus solides qui restent une réalité dans les campagnes 798 . Aujourd’hui, l’adhésion à ces groupes intermédiaires est sans cesse renouvelée, et la définition, malgré un noyau fixe, des groupes est fluctuante : dans une association, on renouvelle sa cotisation tous les ans ; c’est un lien moins fort que le bal d’Ispagnac . En même temps, on se méfiera de l’emphase de telles affirmations: cette disparition de la civitas, on l'annonce à chaque mutation depuis 1500 ans...

Enfin, se pose le problème de la légitimité de ces groupes auto-institués : dans la fête, le maire conforte symboliquement la sienne qu’il a acquise auparavant par le vote. Ce faisant, il incarne aussi la totalité de la communauté qui l’a désigné pour le représenter . Ce n’est pas le cas des associations d’habitants d’un quartier 799 .

On a vu qu’il fallait se méfier des concepts utilisés pour décrire cette nouvelle forme d’organisation socio-spatiale qui émerge : sociabilité en réseau ou communitarisme se révèlent excessifs et partiellement inexacts . Faut-il retenir l’idée d’une tribalisation 800 ? Le terme de tribu est séduisant, la publicité et la presse l’utilisent beaucoup . Mais lui-aussi doit être manié avec prudence . En effet, pour les ethnologues, la tribu est un “groupe homogène et autonome du point de vue politique et social et occupant un territoire propre, lui-même composé de groupes réduits, tels que hordes, clans, qui s’associent temporairement ou en permanence à d’autres tribus à des fins militaires ou religieuses pour former une confédération 801 .”

La description semble cohérente, mais la tribu serait donc un rassemblement de ces groupes, pas les groupes eux-mêmes . Or, ce rassemblement circonscrit précisément l’ensemble des sous-groupes et leurs territoires . Ce n’est pas le cas aujourd’hui . Enfin, il lui manque quelques éléments majeurs : cette autonomie politique et sociale, par exemple n’est qu’une fiction, à moins de considérer qu’il s’agit-là de la structure antinomique, communauté urbaine ou district, qui chapeaute l’ensemble de l’agglomération . Au-delà, la notion de confédération devient difficile à imaginer : faudrait-il y voir l’ensemble des classes moyennes sur tout le territoire national, l’Europe occidentale ?

Dans la situation actuelle, le terme de tribu est donc encore moins satisfaisant que d’autres que nous avons déjà écarté . Mais peut-être est-il encore trop tôt pour tenter de décrire cette nouvelle sociabilité ramifiée dans l’espace .

L’étude du bal pose autant de problème qu’elle permet d’en résoudre . Placé au coeur de la société, il ouvre des débats qui le dépasse largement. Le principal concerne le rôle central des associations, bien au-delà de leur rôle festif . Elles demeurent mal connues. Parmi les rares études existantes, on note d’ailleurs souvent des divergences 802 . Aujourd’hui, dominent deux approches: économiques ou urbanistiques . Il importe donc de s’efforcer de poursuivre ce travail, s’intéresser à elles en développant une approche plus spatiale, plus globale . Leur répartition, leur constitution, leur structuration, leur rôle, concret ou plus symbolique, leur action sur le territoire demandent des approfondissements et une étude ambitieuse. Un regard géographique est donc essentiel pour envisager un acteur majeur des mutations qui façonnent aujourd’hui une France nouvelle .

Lisbonne-Toulouse-Lille
Printemps 1995- Automne 1998

Notes
791.

JEAN, Y., et CALENGE, C. Op. cit.

792.

TERNISIEN, Xavier. L’Eglise ajuste ses paroisses à la nouvelle organisation du territoire. Le Monde, 12 juin 1998, p. 11.

793.

IHL, O. Op. cit. p. 178.

794.

Voir page 27

795.

LERICHE, F. Acteurs publics, localisation des activités, polynucléarisation des espaces urbains: l’exemple de Toulouse. Sud-Ouest Européen, n° 2, p.7-17. Particulièrement la carte de la page 11.

796.

WACHTER, S. La ville contre l’Etat ? Reclus, coll. Géographiques, 1995, 95p.

797.

BAUDRILLARD, J. Op. cit.

798.

SEGALEN, M. Saint-Jean. Op. cit.

799.

BENOIT-GUILBOT, O. Op. cit.

800.

MAFFESSOLI, M. La tribalisation du monde. Op. cit.

801.

MORFAUX, L.M. Dictionnaire de la philosophie et des sciences humaines. Op. cit.

802.

INSEE. Répertoire SIRENE, 1994 MARCHAL, Emmanuelle. Op. cit.