Université Lumière Lyon 2
Francis Scott Fitzgerald ou la plénitude du silence
Thèse de doctorat en Etudes anglophones
Dirigée par Roland TISSOT
Présentée et soutenue publiquement le 9 janvier 1998
Devant un jury composé de :
Roland TISSOT, Professeur, Université Lyon 2, Directeur
François PITAVY, Professeur, Université de Dijon
Michel CUSIN, Professeur Emérite, Université Lyon 2

A Jeanne-Marie et Jean

Remerciements

Nous souhaitons exprimer notre gratitude envers Mesdames Judith Bates et Marie-Odile Salati de l'Université de Savoie avec qui nous avons découvert l'oeuvre de F.Scott Fitzgerald et qui ont supervisé nos premiers travaux sur cet auteur. Enfin, nous tenons tout particulièrement à remercier Monsieur Roland Tissot, Professeur à l'Université Lumière Lyon 2, pour la confiance qu'il a su nous témoigner et les encouragements prodigués afin de susciter de nouveaux horizons de recherches tout en respectant une certaine spécificité personnelle.

"On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les cloches; car il faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle rompait le calme du jour, mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il contenait et que le clocher, avec l’exactitude indolente et soigneuse d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement - pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y avait lentement et naturellement amassées - de presser, au moment voulu, la plénitude du silence."
Marcel Proust, À la recherche du
temps perdu, Du côté de chez Swann
(Paris, Folio, 1954), p. 200.

Avant-propos

Ainsi que le proclame son recueil d'essais The Crack-Up, Francis Scott Fitzgerald est l'écrivain de la fêlure, celui pour qui, tragiquement, "toute vie est un processus de démolition" (CU 39). Anéanti par le poids de cet effondrement personnel survenu sans crier gare, il s'apitoiera sur son sort jusqu'à se comparer à un malheureux chien de garde tout juste encore capable de lécher une main amie qui lui aurait jeté un os (CU 56). Son écriture serait, par conséquent, la douloureuse expression de son désespoir intime, de la division et du parcellaire. L'auteur ne serait-il alors que le chantre d'un mal de vivre très romantique largement exploité auparavant par des générations de poètes et de romanciers ? Son écriture ne dirait-elle que la nostalgie classique d'un état de bonheur édénique perdu depuis fort longtemps ? Si tel est le cas, sa création romanesque se résumerait donc à une longue plainte déchirante et égoïste.

Peu respectueux d'un talent souvent gaspillé au profit d'une vie dissolue et d'un besoin d'argent immédiat, assailli de désirs futiles comme celui du succès, de la réussite financière, de l'accès au cercle très fermé des nantis1 ou de la provocation gratuite, Fitzgerald demeure, dans les esprits, l'écrivain romantique, tantôt frivole, tantôt larmoyant, dont les romans et nouvelles se nourrissent d'intrigues amoureuses faciles, reflets répétés à l'infini de ses propres aventures sentimentales. Il incarne à tout jamais "l'égotiste romantique" qui n'a rien d'essentiel à dire en dehors de ses propres tourments et dont les romans se lisent aisément car ils ne posent aucune question fondamentale. Pour beaucoup, il n'est rien d'autre que le "désenchanté" qui, après avoir décrit avec fougue les frasques d'une nouvelle génération révolutionnaire, s'est apitoyé sur lui-même et est resté farouchement fidèle à un univers fastueux et insouciant qui, sans qu'il s'en rende compte, était passé de mode. Alors que le monde de l'Entre-deux-guerres se disloquait violemment, il allait rapidement, après une gloire de jeunesse fulgurante, constater avec amertume qu'il n'était plus au diapason et que ses romans n'éveillaient plus d'échos chez des lecteurs tourmentés de préoccupations plus réalistes et immédiates.

Toutefois, malgré cet aspect facile de son écriture, Fitzgerald reste une des grandes figures de la littérature américaine, place que ne saurait justifier à elle seule sa peinture réaliste et éblouissante des Années Folles. Il est évident qu'il ne saurait être résumé à un vague chroniqueur de son époque ; son écriture est manifestement empreinte d'une dimension bien plus universelle, peut-être trop profondément enfouie au coeur de sa création romanesque et, par conséquent, souvent ignorée au premier abord, mais certainement fondatrice de son oeuvre.

Au-delà du monde étincelant et factice de ses romans, au-delà de ses intrigues sans grande envergure et de ses personnages souvent mal définis et peu convaincants, Fitzgerald nous dit bien plus que ses déceptions intimes ou ses aspirations anodines. Il semble, en effet, qu'à travers ses silences, ses pudeurs, ses révélations à la limite du conscient, ses compositions de personnages aux contours flous, ses histoires dépourvues de détails réalistes et ses angoisses sans fondement apparent, il suggère des zones d'ombre et une fracture qui sont le lot de tout un chacun. Certes, son oeuvre se nourrit d'une fêlure qu'il dit personnelle, cependant plus qu'une brisure intime et individuelle, il s'agit bien d'une véritable "nuit de l'âme" (CU 46) qui dépasse l'écrivain et dit intensément l'être et l'univers bouleversé auquel il s'affronte. Elle devient, de la sorte, le fondement essentiel d'une oeuvre aux échos universels qui transcende les vaines préoccupations de l'auteur. Cioran regrette peut-être que Fitzgerald n'ait pas plus approfondi et exploité son échec dans d'autres essais à l'instar de ceux du Crack-Up plutôt que de se laisser aller à la littérature2, mais, de par son côté évasif et profondément suggestif, cette écriture romanesque n'est-elle pas justement l'expression intime la plus significative d'une brisure qui n'a rien d'égoïstement personnel car "[le] mal [de Fitzgerald] plonge jusqu'aux sources mêmes de l'affectivité."3 ?

Fitzgerald est traditionnellement présenté comme le chroniqueur de "L'Age du Jazz", une période a priori vouée au plaisir et à l'excès ; il écrira d'ailleurs à propos des années vingt : "America was going on the greatest, gaudiest spree in history [...]"4. Ainsi, ses romans dépeignent une société se consacrant principalement à la recherche du plaisir: "A whole race going hedonistic, deciding on pleasure."5. Néanmoins, malgré ces apparences désinvoltes, la fêlure qui tourmentait l'auteur caractérise également la société qu'il décrit et, plus intimement, la plupart de ses personnages. La question se pose alors de savoir comment et où elle trahit sa présence au sein de la société considérée et chez les personnages mis en scène dans les cinq romans.

En outre, si cette sensation de manque et d'effondrement se révèle omniprésente aussi bien socialement qu'individuellement, de quoi est-elle le symptôme et en quoi est-elle plus qu'une caractéristique liée à une époque précise de l'histoire américaine et à une certaine couche sociale décrite en priorité par Fitzgerald ?

Finalement, à travers ses romans, l'auteur n'aurait-il pas perçu instinctivement cette division structurelle de l'individu qui continue à dérouter et à passionner savants et littéraires ? Ainsi, il nous appartiendra de déterminer comment, au-delà d'une littérature de l'échec, son écriture devient plus qu'une simple expression du désespoir et du manque, mais bien l'exercice suprême unique permettant de dire l'insaisissable et l'occulté dans un acte qui, lui seul, pourrait autoriser l'accès à une fusion réparatrice à laquelle tout être ne cesse d'aspirer. Il conviendra alors de mettre en lumière la manière dont cette écriture d'un accès apparemment facile s'affirme, au fond, comme la recherche inlassable et le cheminement réparateur qui sauront fonder le plein à partir de la division et de la fracture.

Notes
1.

- Hemingway se moqua méchamment de cette tendance dans "The Snows of Kilimanjaro": "He remembered poor Scott Fitzgerald and his romantic awe of them [the rich] and how he had started a story once that began, 'The rich are different from you and me.' And how someone had said to Scott, Yes they have more money. But that was not humorous to Scott. He thought they were a special glamorous race and when he found they weren't it wrecked him just as much as any other thing that wrecked him.", Matthew J.Bruccoli, Some Sort of Epic Grandeur: The Life of F.Scott Fitzgerald, (London, Cardinal, Sphere Books, Revised Ed., 1989), p. 486.

2.

- Cioran, Oeuvres, Exercices d'admiration (Paris, Gallimard, 1995), pp. 1618-1619.

3.

- Ibid., p. 1616.

4.

- Francis Scott Fitzgerald, "Early Success", (CU 59).

5.

- Francis Scott Fitzgerald, "Echoes of the Jazz Age", (CU 11).