III Transgression

Dans l'univers chaotique et agressif qu'il crée, Fitzgerald semble vouloir explorer les limites très mouvantes qui déterminent le cadre de l'humain et qui voisinent, et souvent s'entrelacent, avec celles de la bête, atteignant ainsi le monstrueux le plus abject et le plus effrayant. Cette dérive de l'humain vers l'animal est d'ailleurs une caractéristique du culte de Dionysos50 dont nous avons déjà mentionné les similitudes avec les fêtes orgiaques de l'univers de Fitzgerald. L'auteur est régulièrement comparé à Frank Norris, en particulier pour The Beautiful, qui a été dit-on influencé par Vandover and the Brute 51. Malgré leurs dispositions artistiques, Vandover et Anthony Patch déploient progressivement le côté le plus sombre et abject de leur personnalité en profitant des aspects les plus sensuels et faciles de la vie. Vandover finit lamentablement ; on le voit rôder à la recherche de nourriture, par une nuit de pleine lune, près des poubelles des appartements ayant autrefois appartenus à sa famille ; il est alors semblable à une homme-loup métamorphosé. Quant à Anthony, son corps décomposé de marionnette humaine du dernier chapitre n'a pas plus de vigueur ou de dignité. Dans l'univers fitzgeraldien lunaire la transformation de l'homme en loup est monnaie courante. Dans Gatsby, c'est le sinistre Wolfshiem qui en est le représentant le plus explicite, mais les invités des fêtes de Gatsby semblent manifester une agressivité et une bestialité tout aussi féroces que celles du personnage qui porte le nom de la bête : les attaques d'une des femmes invitées, "flank attacks", connotent le monde animal, quant aux maris qui emportent leur épouse battant des pieds, ils forment également un tableau évoquant la chasse et l'enlèvement d'une proie (GG 58). Tom a lui tout du matou en alerte, toujours prêt à jeter sa masse musculaire sur un ennemi potentiel :

‘Two shining arrogant eyes had established dominance over his face and gave him the appearance of always leaning aggressively forward. Not even the effeminate swank of his riding clothes could hide the enormous power of his body [...]. It was a body capable of enormous leverage -a cruel body (GG 13).’ ‘He was walking ahead of me along Fifth Avenue in his alert, aggressive way, his hands out a little from his body as if to fight off interference, his head moving sharply here and there, adapting itself to his restless eyes (GG 185).’

Au début de Tender, Tommy Barban est, lui, qualifié de "chien de garde des Diver" (T 42). Plus tard, il ravira Nicole à la manière d'une bête sauvage : "Symbolically she lay across his saddle-bow as surely as if he had wolfed her away from Damascus [...]" (T 295). Même Dick, sous ses airs de doux agneau, endosse la peau de la bête : "Wolf-like under his sheep's clothing of long-staple Australian wool, he considered the world of pleasure-" (T 195-196) ; son glissement vers l'inhumain ira en s'aggravant au fur et à mesure de sa dégradation physique et intellectuelle. Dans tous les romans de Fitzgerald, il paraît y avoir une bascule générale vers le bestial, vers la vie sensuelle au mépris de l'intellect et des valeurs morales traditionnelles. La limite est franchie vers un retour à un état de nature qui n'est pas un état bienheureux et idyllique, mais un état corrompu, violent et sans loi si ce n'est celle de la malhonnêteté, du plaisir facile et de l'égoïsme. A propos de Tender, Mmes Chard-Hutchinson et Raguet-Bouvart constatent que "L'homme n'est plus que violence ou volonté destructrice, son activité professionnelle est réduite à néant, et sa fonction sexuelle remise en cause."52, mais la femme, qui prend la situation en main après vampirisation de son partenaire, n'instaure pas une atmosphère plus paisible. Gloria manifeste son dégoût des autres en les assimilant à des animaux, la maternité lui évoque la femelle babouin (BD 393) ; elle s'écrie aussi : "'Millions of people [...] swarming like rats, chattering like apes, smelling like all hell...monkeys! Or lice, I suppose.'" (BD 394). Tels des bêtes de proie Tom et Daisy frappent, saisissent ce qu'ils estiment leur revenir et laissent les autres nettoyer leur massacre :

‘[...] -they smashed up things and creatures and retreated back into their money or their vast carelessness, or whatever it was that kept them together, and let other people clean up the mess they had made... (GG 186).’

J.Kirkby affirme à la suite de D.Craig et M.Egan : "Tom Buchanan in The Great Gatsby [...] seem[s] to be 'an extraordinary anticipation of fascist style and ideas.'"53. Elle déclare par ailleurs:

‘The fear of the last days and the unleashing of the beast is also reflected in the "lurking beasthood" of the novel -the animal names that are given to Gatsby's guests54.’

Elle cite et commente l'essai de D.Craig et M.Egan, "Decadence and Crack-up" :

‘[...] a fascinating study of the various manifestations of the fear of "the beast" (the eruption of primitive savagery) in early modern literature, a threat which finally found expression in Nazi primitivism and barbarism55.’

Les personnages de Fitzgerald évoluent dans un milieu urbain qui dissimule sa sauvagerie sous une parodie de civilisation raffinée. A propos de Dan Cody, Nick affirme : "[he] brought back to the Eastern seaboard the savage violence of the frontier brothel and saloon." (GG 107) ; cette sauvagerie a perduré dans l'Est comme probablement en Californie dans les studios de Monroe Stahr. A New York, Nick fait des cauchemars violents : "I tossed half-sick between grotesque reality and savage, frightening dreams." (GG 153). Si les rêves sont sauvages et féroces, la réalité, grotesque au premier abord, se transforme peu à peu et devient grimaçante et tout aussi effrayante que les cauchemars ; c'est une réalité où l'homme-animal devient tout puissant, où le monstrueux remplace l'humain, où la limite est franchie, où la transgression est la seule évolution possible.

La sauvagerie urbaine des romans de Fitzgerald est encore plus violente que celle de la nature à l'état brut des pionniers. Cette société carnassière trahit les signes avant-coureurs de transgression de l'interdit des sociétés primitives. La fête, que nous avons évoquée précédemment comme la toile de fond violente de nombreux passages des romans de Fitzgerald présente toutes les caractéristiques d'un mouvement de transgression :

‘Le mouvement de la fête prend dans l'orgie cette force débordante qui appelle généralement la négation de toute limite. La fête est par elle-même négation des limites de la vie qu'ordonne le travail, mais l'orgie est le signe d'un parfait renversement.’ ‘[...] le temps humain est réparti en temps profane et en temps sacré, le temps profane étant le temps ordinaire, celui du travail et du respect des interdits, le temps sacré celui de la fête, c'est-à-dire essentiellement celui de la transgression des interdits. Sur le plan de l'érotisme, la fête est souvent le temps de la licence sexuelle. Sur le plan religieux, c'est en particulier le temps du sacrifice, qui est la transgression de l'interdit du meurtre56.’

Cette licence sexuelle et cette transgression de l'interdit du meurtre caractérisent l'univers violent de toutes les soirées romanesques de Fitzgerald.

Le meurtre, l'inceste, le sang et la présence funeste de jumeaux sont les signes prémonitoires d'une transgression. Tous ces signes sont présents dans les romans de Fitzgerald et, finalement, l'ensemble de sa création romanesque repose en partie sur un schéma de transgression menant à une crise sacrificielle chargée de ramener le calme au sein d'une communauté empreinte de bruit et de fureur57.

Les jumeaux effrayants annoncent la crise sacrificielle58. Ces doubles déconcertants sont bien sûr les jumelles en robe jaune des soirées de Gatsby (GG 48), mais on remarquera aussi les frères Holiday, jumeaux par rumeur de Paradise (S 47) et la gémellité des époux Patch qui déclarent : "'We're twins.'" (BD 131), ce qui n'est pas sans évoquer également le "Dicole" des Diver (T 103). Cette récurrence du double effrayant annonce une transgression, mais elle est aussi la marque du monstrueux évoqué précédemment car les doubles ont toujours quelque chose de monstrueux et les monstres sont toujours dédoublés59. Le jumeau, le double, c'est également l'autre en soi, l'autre moitié de l'être divisé, l'autre qui est source d'effroi et annonce la mort60. Souvent, le double se dissimule derrière un masque. La critique fitzgeraldienne a cru repérer tout un canevas de doubles masqués entre les différents personnages des romans, par exemple Myrtle et Gatsby, Dick et Abe North, Jordan Baker et Daisy, Rosemary et Nicole, etc. Mais l'Autre qui effraie et que l'on rejette est aussi l'autre soi-même, celui que l'on préférerait ignorer ; c'est la découverte effroyable d'un soi jusqu'alors inconnu et caché et qui n'est pas conforme aux exigences sociales et personnelles. Ainsi, Dick plonge avec angoisse au plus profond de lui-même et demeure ébranlé face à la découverte de ses ténèbres intérieures, de cet inconscient qu'il ne peut accepter comme sien. Il se débat contre cette réalité occultée jusqu'alors et que son fils croit aussi subitement pressentir au moment de l'accident automobile provoqué par Nicole : "the dark and unprecedented" (T 192).

Le sang est un autre signe de transgression en ce qu'il signifie souvent le meurtre ou le sacrifice ; il est très souvent lié à l'idée de souillure61. Ce sang impur qui contamine tout et appelle à la violence62 laisse sa trace effrayante à travers toute l'oeuvre de Fitzgerald. Il est parfois introduit discrètement par l'intermédiaire de sa couleur rouge : livres de Nick (GG 10), maison et salon des Buchanan (GG 14,121), rubis de Gatsby (GG 73), chambre d'Anthony et négligé de sa voisine (BD 11,18), etc; puis il apparaît concrètement avec toutes les caractéristiques funestes qui lui sont propres. Le sang des menstrues serait peut-être la cause de la première crise de Nicole dans la salle de bains (T 35), il est plus explicitement évoqué lors de la visite de Dick à Rosemary à Rome quand elle réplique à ses avances sexuelles par : "'No, not now -those things are rhythmic.'" (T 211). Le sang impur est aussi celui de Procné, celui du rossignol sacrifié au désir sexuel violent, un rossignol évidemment évoqué dans le titre de Tender, mais aussi présent dans Gatsby (GG 22). Vient ensuite, nous l'avons évoqué précédemment, toute une cohorte d'accidents et de meurtres, et ceci dans tous les romans. Certaines traces de sang paraissent indélébiles, semblables à celles des mains de Lady Macbeth : sur la route après l'accident, le sang noir de Myrtle mélangé à la poussière (GG 144) ; après la mort de Gatsby, "un fin cercle rouge à la surface de l'eau" (GG 169) ; ou encore dans l'hôtel de Mr McBeth, le sang de Peterson sur le dessus-de-lit de Rosemary (T 110). Dans l'univers de Fitzgerald, il semble que du sang frais réactive constamment la vertu de l'ancien, la mort de Gatsby vient remplacer celle de Rosenthal, celle d'Abe succède directement à celle de Peterson, après avoir commandité le meurtre de Brady, Monroe Stahr devait périr dans un accident d'avion, etc. En outre, chaque goutte de sang versée est fixée par l'écriture et garde ainsi une force surpuissante d'évocation qui se suffirait à elle-même au cas où de nouveaux crimes ou accidents ne surviendraient pas.

L'inceste, qui est évoqué à travers le cas de Nicole, est associé à la violence, mais c'est également le cas de toute forme de sexualité. Même en dehors de toute transgression, la sexualité s'accompagne d'une certaine violence. Une partie de la création romanesque de Fitzgerald repose sur une sexualité aux caractéristiques violentes dans une atmosphère de libération sexuelle typique de l'Entre-deux-guerres. Les foules d'invités des fêtes fitzgeraldiennes manifestent une violence toujours teintée de références sexuelles. La différence entre Tom et Gatsby du point de vue sexuel est flagrante. Tom est associé à une sexualité particulièrement brutale, voire animale, ou plutôt tout simplement inhumaine ; les corps de ses partenaires portent des traces de coups : le doigt de Daisy (GG 18), le nez de Myrtle (GG 43) ou le bras de la femme de chambre de Santa Barbara (GG 84). En revanche, la relation de Gatsby et Daisy paraît purement platonique. Ses aspects physiques en sont à peine mentionnés, si ce n'est dans une phrase unique faisant référence au passé : "-eventually he took Daisy one still October night, took her because he had no real right to touch her hand." (GG 155). La veille de son mariage avec Tom, Daisy est ivre dans sa salle de bains (GG 82-83), semblable à Zelda qui, elle aussi, s'enfermait dans cette pièce lors de disputes intenses avec son époux63. Si finalement elle épouse Tom c'est sous la contrainte sociale, elle est alors habillée de force : "hooked [...] back into her dress [...]" (GG 83). Cette robe dans laquelle elle est littéralement ficelée est semblable à un carcan, une sorte de ceinture de chasteté qui ne sera ouverte que par Tom. Ce mariage est donc définitivement associé à la violence et à la sujétion ; il rappelle ainsi la violence rituelle du mythe matrimonial qui est liée au mythe de la mutilation64.

A travers toute l'oeuvre de Fitzgerald le thème du désir est prépondérant et ce désir s'avère particulièrement violent, d'autant plus qu'il est condamné à une relance incessante étant donné son impuissance à combler la béance de l'être65. Les exemples de désir violent sont innombrables dans les cinq romans. Emporté de désir, Amory blesse Isabelle avec son bouton de col, la marquant d'un bleu au point de contact sur son cou (S 87) ; Monroe Stahr fait craquer un point de la robe de Kathleen sous la pression de son étreinte (LT 105) ; même Gatsby est en proie à de violents désirs inavoués qui troublent ses nuits :

‘But his heart was in a constant, turbulent riot. The most grotesque and fantastic conceits haunted him in his bed at night. A universe of ineffable gaudiness spun itself out in his brain while the clock ticked on the washstand and the moon soaked with wet light his tangled clothes upon the floor (GG 105).’

La présence de la lune rappelle une fois de plus la métamorphose de l'homme en loup déjà évoquée. L'humidité qui baigne la scène et les vêtements rejetés en paquet qui évoquent la nudité, tout concourt à dire l'aspect sexuel des rêves et des tourments nocturnes du héros. Ce thème du désir violent est à son apogée dans Tender : "les ténèbres érotiques" (T 38) y exercent un pouvoir irrésistible et Dick est particulièrement touché. Au début, c'est encore Nicole qui suscite ce désir chez lui :

‘"I want you terribly -let's go to the hotel now." Nicole gave a little gasping sigh. For a moment the words conveyed nothing at all to Rosemary -but the tone did. The vast secretiveness of it vibrated to herself.
"I want you."
"I'll be at the hotel at four." (T 53).’

Déchiré entre des désirs contradictoires, hésitant entre Nicole et Rosemary, Dick est violemment agité : "[...] demoniac and frightened, the passion of many men inside him and nothing simple that he could see." (T 104). Son désir incontrôlable s'attache finalement à la moindre femme qu'il croise dans la rue :

‘He was in love with every pretty woman he saw now, their forms at a distance, their shadows on a wall (T 201).’ ‘[...] it kept worrying him: Why? When I could have had a good share of the pretty women of my time for the asking, why start that now? With a wraith, with a fragment of my desire? (T 202).’

Quand finalement il succombera à son attirance pour Rosemary, il faudra encore qu'il comprime sa passion car la jeune fille ne sera pas prête :

‘When they were still limbs and feet and clothes, struggles of his arms and back, and her throat and breasts, she whispered, "No, not now -those things are rhythmic."
Disciplined he crushed his passion into a corner of his mind [...] (T 211).’

Violence et désir sexuel fonctionnent tous deux comme une énergie risquant l'explosion si elle est trop longuement comprimée. Les romans de Fitzgerald sont le théâtre de telles explosions ; les désirs s'y déchaînent et s'y affrontent dans un chaos extraordinaire. Le comportement de Dick suit ce cheminement ; de jeune médecin brillant qui contrôlait ses émotions, il devient alcoolique, se proclame violeur (T 236) et ne peut résister à ses pulsions, en particulier en ce qui concerne Rosemary. Même l'absence de désir est dévastatrice ; Daisy et Jordan, dont on remarque le regard sans désir, "[...] their impersonal eyes in the absence of all desire." (GG 18), sont tout aussi dangereuses que l'impassible Salomé66. Le désir est la transgression de toute limite, voire "l'absence même de limites", "l'interminable et irresponsable énergie sans contraire dont chaque société doit détourner et canaliser la force."67. De la même manière, la sexualité est basée sur ce dépassement de la limite, cette transgression des limites corporelles et morales, elle est une tentative pour mettre fin à la tragique discontinuité des individus68, mais aussi une certaine forme de transgression de la limite entre l'humain et l'animal comme le suggère le cri de femme perçu par Anthony à la veille de son mariage :

‘It began low, incessant and whining -some servant-maid with her fellow, he thought- and then it grew in volume and became hysterical, until it reminded him of a girl he had seen overcome at a vaudeville performance. Then it sank, receded, only to rise again and include words [...]. It would break off for a moment [...], then begin again -interminably; at first annoying, then strangely terrible. [...] It had reached a high point, tensed and stifled, almost the quality of a scream -then it ceased [...]. Life was that sound out there, that ghastly reiterated female sound (BD 149-150).’

A propos de ce cri, J.S.Whitley fait le commentaire suivant :

‘It reaches the point of being a 'scream' and then it stops, impressing its animal 'quality' on Anthony. Not for the first time does Fitzgerald make the association between women and animality, thus suggesting that women are more predatory in sexual matters and hence closer to the 'beast' of the Darwinian fears.
........................................................................................................................
The language used to describe these experiences [Anthony's and Amory's attitudes towards women and sex] in both novels is routinely Gothic: 'horror'; 'darkness'; 'leering'; 'evil'; 'blackness'. Its Gothic flavour, oddly enough, also links it to Naturalist fiction, for in both brute nature, particularly of a sexual inclination, exists as a kind of 'otherness' flowing beneath normal existence, ready to snare the unaware, unlucky innocent69.’

J.S.Whitley emploie le terme "otherness" ; une fois de plus, c'est bien cette étrangeté qui effraie, cette différence entre les sexes et, finalement, cette mystérieuse jouissance féminine incontrôlable, insondable et indicible. Cette jouissance se dissimule au coeur de ténèbres que l'homme perçoit comme démoniaques, elle se cache au sein de cette nuit apparemment douce et tendre qui le perturbe tant dans Tender. Le Vot mentionne les "forces de destruction" que sont le froid et le chaud chez Fitzgerald, affirmant qu'elles

‘Puisent leur pouvoir dans la séduction dont les revêt l'attraction sexuelle dont elles sont les moteurs. Les manifestations d'une sexualité mutilée et mutilante accompagnent les dérèglements d'un univers livré au feu ou à la glace70.’

Une fois de plus la sexualité est ici associée à la violence, reflétant ainsi la réalité physique et psychanalytique des phénomènes de sexualité féminine71. Cet aspect violent de la sexualité apparaît comme l'un des ressorts de la création romanesque de Fitzgerald, en ceci l'auteur s'appuie sur un des éléments constitutifs de la société et de l'individu, un élément particulièrement troublant en période de licence sexuelle et de modification des comportements féminins.

Il semble que toutes les fêtes fitzgeraldiennes soient en partie bâties sur un schéma de transgression qui combine érotisme et transgression de l'interdit du meurtre: toutes ces soirées orgiaques finissent toujours en catastrophe et très souvent avec mort d'homme72. Si les romans de Fitzgerald sont chargés d'un certain érotisme, ils sont en fait une exploration des mystères de la sexualité, en cela ils effectuent une transgression sociale. En réalité, il s'agit même d'une double transgression : sociale, mais aussi scripturale. Scripturale, en effet, puisque l'écriture est elle-même une transgression. Enfin, ils créent pour le lecteur "un espace de jouissance"73 teinté d'interdit puisque "le plaisir du Texte est scandaleux"74. Cette double transgression s'avérera être, en fait, un cheminement vers le sacré. La violence omniprésente dans les romans de Fitzgerald serait alors une violence fondatrice, un moyen d'accéder au sacré. Le texte de l'auteur serait donc le lieu d'exploration d'un certain érotisme et d'un accès au sacré par le biais de la violence, la mort devenant alors non plus un point final, mais un accès à la poésie de la langue et à la création. Ainsi, à la fin de Gatsby, la mort du héros cerné par les Bacchantes de ses fêtes s'avère être la porte d'accès à la narration des événements de l'été. La violence de Wilson se résout en un fin cercle rouge à la surface de l'eau (GG 169), ce cercle définissant le tracé de l'écriture et le sacrifice qui s'y rattache. Finalement, la violence en quête de mort conduisait à une mort créatrice. Le Nick bredouillant du début du roman peut conclure avec lyrisme sur les dernières pages du roman. Même si l'oeuvre romanesque de Fitzgerald est très souvent présentée comme chaste et pudique, sa création littéraire naît de l'alliance de la sexualité et de la mort75, de l'érotisme et de la recherche du sacré ; elle est le lieu où "le désir rôde"76. Elle pose la question de la jouissance féminine et s'interroge éperdument sur la Chose. En effet, écrire, c'est se lancer dans l'exploration de l'énigme de l'écriture, c'est cerner inlassablement le mystère de la Chose originelle. Le héros, sans réponse à ses interrogations angoissées, ne peut que se fondre dans le décor, s'évaporer, ou plus précisément se dissiper. A l'image de leur créateur, Amory, Anthony et, plus encore, Dick croient trouver dans cette dissipation la solution de l'énigme irrésolue qui les agite.

Si "est sacré ce qui est l'objet d'un interdit"77 et que "l'interdit du meurtre est un aspect particulier de l'interdit global de la violence"78, on peut affirmer que l'ensemble de l'oeuvre romanesque de Fitzgerald s'articule sur une transgression constante des interdits, ceci avec peut-être l'espoir d'accéder au sacré, le sacré par l'écriture. Nick semble percevoir de façon diffuse ce mouvement de transgression qui ouvre sur le sacré, mais ce dernier reste indicible pour lui, il ne peut que balbutier : "[...] what I had almost remembered was uncommunicable forever." (GG 118). La création est de l'ordre du sacré et c'est l'écrivain qui se charge de le nommer. Il effectue la transgression qui mène au sacrifice de l'écriture, le meurtre des choses étant commis en les nommant79. Si par ailleurs le rôle du sacré est d'endosser la violence après qu'elle a été un moyen pour y parvenir, on retrouve là tout le schéma tracé par l'écriture de Fitzgerald. L'auteur a su être l'espion80 qui depuis un bord observe l'indicible et le caché, révèle le sacré aux hommes, dit ce qui était "caché depuis la fondation du monde" : le mystère de l'origine, mais aussi la violence qui s'y rattache. Il est celui qui réfléchit sur l'interdit et sur ce qui se trouve au-delà. Il est celui qui désire tout voir et surtout l'interdit, car là réside ce qui est psychiquement fondateur pour lui. Ainsi, toute cette violence de l'oeuvre mène à une transgression puis, finalement, au sacré. Elle permet de franchir la limite, une limite semblable à celle du langage, qui lui aussi est fondé sur l'interdit. Comme le désir et la sexualité, l'acte d'écriture apparaît alors comme la transgression des limites "'Tant il est vrai que la création est inextricable, irréductible à un autre mouvement d'esprit que la certitude, étant excédé, d'excéder.'"81. Le lecteur sera, lui, chargé de franchir la limite du texte et de donner forme et sens à un espace défini par l'auteur, il pourra alors accéder, après transgression des limites, à une perception du sacré.

Notes
50.

- René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p.182.

51.

- Voir par exemple : Richard Astro, "Vandover and the Brute and The Beautiful and Damned: A Search for the Thematic and Stylistic Reinterpretations", Modern Fiction Studies (hiver 1968-1969), vol 14, pp. 397-413 et John S. Whitley, "'A Touch of Disaster': Fitzgerald, Spengler and the Decline of the West", Scott Fitzgerald: The Promises of Life (London, éd. par A.Robert Lee, Vision Press, 1989), pp. 157-180.

52.

- Martine Chard-Hutchinson et Christine Raguet-Bouvard, op. cit., p. 89.

53.

- Joan Kirkby, "Spengler and Apocalyptic Typology in F.Scott Fitzgerald's Tender is the Night", F.Scott Fitzgerald Critical Assessments (éd. par Henry Claridge, Helm Information, 1991), vol. 3, p. 167.

54.

- Ibid., p. 155.

55.

- Ibid., p. 168.

56.

- Georges Bataille, L'Erotisme (Paris, Editions de Minuit, 2è éd., 1992), pp. 125, 284.

57.

- René Girard, op. cit., passim.

58.

- Ibid., p. 82.

59.

- "[...] le double et le monstre ne font qu'un.", ibid., p. 223.

60.

- Roland Barthes déclare : "L'altérité est le concept le plus antipathique au 'bon sens'.", Mythologies (Paris, Seuil/Points Essais, 1970), p. 44.

61.

- A propos de "l'interdit du sang menstruel et [de] celui du sang de l'accouchement", Georges Bataille fait la remarque suivante : "Ces liquides sont tenus pour les manifestations de la violence interne. De lui-même le sang est signe de violence. Le liquide menstruel a de plus le sens de l'activité sexuelle et de la souillure qui en émane : la souillure est l'un des effets de la violence.", op. cit., p. 55.

62.

- "Tout sang répandu en dehors des sacrifices rituels, dans un accident par exemple, ou dans un acte de violence est impur. [...] Dès que la violence se déchaîne, le sang devient visible ; il commence à couler et on ne peut plus l'arrêter, il s'insinue partout, il se répand et s'étale de faÿon désordonnée. Sa fluidité concrétise le caractère contagieux de la violence.", René Girard, op. cit., p. 56.

63.

- Nancy Milford, Zelda Fitzgerald (London, The Bodley Head, 1970), p. 80.

64.

- René Girard, op. cit., p. 344.

65.

- "[...] le désir peut effectivement être métonymique, c'est-à-dire évoquer par une sorte d'allusion lointaine le désir inconscient du sujet et le manque primitif que ce désir est venu colmater.", Anika Lemaire, op. cit., p. 295.

66.

- René Girard soutient que Salomé exige la tête de Jean Baptiste car elle n'a pas de désir propre et adopte par conséquent celui de sa mère, Le Bouc émissaire, op. cit., pp. 198-199.

67.

- Philippe Sollers, op. cit., p. 51.

68.

- Georges Bataille, op. cit., p. 19.

69.

- John S.Whitley, op. cit., p. 173.

70.

- André Le Vot, L'Univers imaginaire de Francis Scott Fitzgerald (Thèse Lettres, Paris 4, 1972), p. 22.

71.

- "Complexe de castration", "mutilation" du corps féminin, "violente lutte intérieure", "castration féminine" sont les termes employés par Irène Roublef dans son article sur la sexualité féminine. Ils appartiennent tous à un registre lexical violent, "Femme -La sexualité féminine", Encyclopaedia Universalis, p. 853.

72.

- Supra Première Partie, Chapitre I, pp. 12-13.

73.

- Roland Barthes, Le Plaisir du Texte (Paris, Editions du Seuil, 1973), p. 11.

74.

- Ibid., p. 39.

75.

- Jacques Lacan affirme : "Le lien du sexe à la mort, à la mort de l'individu, est fondamental.", Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Paris, Editions du Seuil, 1973), p. 138.

76.

- Roland Barthes, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV (Paris, Seuil/Points Essais, 1984), p. 276.

77.

- Georges Bataille, op. cit., p. 76.

78.

- Ibid., p. 54.

79.

- Voir Anika Lemaire, op. cit., pp. 133, 144.

80.

- Pascal Aquien, op. cit., p. 461.

81.

- Philippe Sollers, op. cit., p. 138.