II Aphrodita americana

M.Bradbury indique que Fitzgerald commença pendant l'Entre-deux-guerres "à enquêter sur le désordre sexuel de l'époque."102. C'est la femme, ou plus souvent la jeune fille, qui semble être le fleuron de cette révolution sociale et culturelle des années vingt103. Cette femme à l'allure nouvelle est l'héroïne des romans de Fitzgerald, qui en fut d'ailleurs l'un des premiers chantres littéraires. Dans sa biographie de l'auteur, Le Vot nous indique que la jeune fille idéale d'avant guerre, qui était vaporeuse et pudique, fut vite remplacée dans les années vingt par la "flapper" illustrée par les caricatures de John Held Jr104. Selon Le Vot, la "femme-violon", aux hanches et à la poitrine amples mais à la taille mince, cédait la place à la "femme-clarinette", juvénile, stridente, garçonnière, grêle et acide105.

Même si la "flapper", ou garçonne, cache ses formes sous des vêtements plus flous qu'auparavant106, elle choisit cependant des étoffes fines qui laissent deviner son corps, et se dénude progressivement. Elle a bien sûr abandonné son corset pour une plus grande liberté corporelle. En outre, les premiers bas de couleur chair font leur apparition et, même s'ils ne sont pas roulés jusque sous le genou, ils donnent l'illusion de la nudité. Ainsi, par son vêtement, la garçonne exprime sa liberté sexuelle ; elle se dénude pour mieux plaire et dire son corps. Dans ce contexte, il n'est pas surprenant qu'un passage de The Beautiful soit intitulé "A Lady's Legs" (BD 43). Cette dénudation souleva d'ailleurs l'indignation des générations plus âgées107.

Non contente de la liberté acquise en se dénudant, la garçonne en revendique une autre en coupant ses longs cheveux. Tout naturellement, Fitzgerald, le champion de la "flapper", a intitulé une de ses nouvelles : "Bernice Bobs her Hair"108. A peine sortie de sa clinique suisse, Nicole affirme sa nouvelle liberté ainsi qu'une certaine indépendance vis-à-vis de son traumatisme sexuel et de sa soumission aux hommes par l'intermédiaire de son père, en se faisant couper les cheveux devant une Baby impuissante (T 150). Gloria, elle, coupe ses cheveux par défi alors que cette mode n'est même pas encore pleinement établie (BD 124). Si par son vêtement la garçonne dévoile son corps et se fait séductrice, avec ses cheveux, elle semble, au premier abord, priver l'homme d'un élément de séduction et d'évocations érotiques109. Cependant, en coupant ses cheveux, elle ne devient pas un jeune homme, au contraire, en privant l'homme de cet attribut érotique, elle en dit encore plus intensément l'absence. Elle augmente sa séduction en apparaissant comme la détentrice d'un pouvoir de suppression, de castration : elle est celle qui peut dire l'élément absent, elle devient tout entière le symbole de cette absence. En fait, elle augmente le pouvoir de ce symbole érotique en le supprimant. D'ailleurs, c'est le même processus qui est mis en oeuvre quand elle dissimule ses formes sous des robes floues à la taille basse, elle dit son corps en le dissimulant.

L'utilisation intensive du maquillage110, auparavant réservé aux femmes de moralité douteuse, est un autre signe que la garçonne a pour objectif premier de plaire et de séduire. Toutes les héroïnes de Fitzgerald sont poudrées et maquillées, certaines outrageusement même comme la soeur de Myrtle (GG 36). En réalité ce maquillage est un masque, une peinture de guerre convenant à la lutte implacable que livre cette garçonne séductrice à tous les hommes qui croisent son chemin.

Enfin, un des accessoires courants de cette guerrière est le collier, souvent un long collier de perles qu'elle brandit tout en dansant cette sauvage danse de guerre : le Charleston. Même sur la plage, Nicole ne le quitte pas (T 4,15). Pour son mariage, Daisy reçoit un collier de perles de la part de Tom (GG 83) et c'est peut-être un autre collier de perles qu'il va lui acheter à la fin du roman (GG 186). Si cet ornement peut rappeler une chaîne qui maintiendrait ces femmes en esclavage au service de leur époux, il peut à d'autres moments ressembler plus à un lasso que la garçonne lancerait pour capturer ses proies, rappelant ainsi la vie rustique des pionniers. D'ailleurs, lorsque Maria Wallis commet le meurtre de la gare, un porteur remarque que son revolver est une "vraie perle" (T 85). En outre, en tant que chaînes, ces colliers ne savent jamais retenir la garçonne contre son gré : Nicole quitte Dick et Daisy choisit, par faiblesse, mais de son propre chef, de rester avec Tom.

Ainsi, uniquement d'après ces quelques précisions sur la mode originale adoptée par la garçonne, nous devinons son envie de liberté mais également son grand désir de séduction, une séduction bien loin des considérations romantiques des générations précédentes mais, au contraire, fortement influencée par le discours freudien de l'époque mettant en avant l'importance de la sexualité111. Ce désir de séduction vise non pas à l'unité, mais il proclame la séparation fondamentale entre les sexes et l'affrontement qui les perturbe.

Ayant évoqué l'apparence de cette nouvelle femme qui côtoie tous les héros de Fitzgerald, il nous faut maintenant considérer ses moeurs et son comportement tels qu'ils nous sont dépeints à travers l'oeuvre de l'auteur. Si le plafond du restaurant où Nick rencontre Wolfshiem (GG 76) est de style presbytérien et rappelle par conséquent une certaine morale puritaine à la base de l'identité new-yorkaise, il représente néanmoins des nymphes, personnages mythiques peu vêtus, à la liberté sexuelle bien connue, qui évoquent étonnamment la nouvelle génération. Dans Paradise, Fitzgerald dresse un portrait très détaillé de la garçonne, dont les caractéristiques majeures se retrouveront chez toutes ses héroïnes même plus âgées. Il est évident que ses mots d'ordre sont liberté, émancipation et séduction. Dans Paradise, l'importance de cette nouvelle femme saute aux yeux même sans se plonger dans le texte puisqu'un chapitre entier est intitulé "The Débutante" (S 155) et qu'un sous-chapitre a pour titre "Petting" avec le sigle "P.D." ("Popular Daughter") qui apparaît huit fois en deux pages dans toute l'importance de ses majuscules (S 60-61). L'auteur nous présente une femme extrêmement libre dans son comportement et ses distractions, qui ne se soucie que d'elle-même et de son contentement. Son rythme de vie s'organise autour de son plaisir et jamais des convenances. Son allure physique est sa préoccupation première, le flirt son activité de prédilection et entre seize et vingt-deux ans, elle change de fiancé tous les six mois (S 60). Son égoïsme et son hédonisme sont très bien résumés au début du chapitre "The Débutante" : "[...] her philosophy is carpe diem for herself and laissez faire for others." (S 158). Lorsqu'Alec se renseigne pour savoir si Rosalind, la garçonne type, se comporte bien, Cecelia lui répond : "Not particularly well. Oh, she's average -smokes sometimes, drinks punch, frequently kissed- oh, yes -common knowledge- one of the effects of the war, you know." (S 158). Elle joue constamment avec les hommes de son entourage un jeu cruel qui est d'ailleurs plus proche d'une guerre implacable, d'une lutte entre une chatte et un souriceau. Parlant toujours de Rosalind, Cecelia précise à Alec : "[...] she treats men terribly. She abuses them and cuts them and breaks dates with them and yawns in their faces -and they come back for more." (S 157). C'est un véritable combat112 qui est engagé entre Amory et Isabelle mais il est là aussi présenté sous forme de jeu : "Moreover, amateur standing had very little value in the game they were playing, a game that would presumably be her principal study for years to come." (S 67). Il n'est d'ailleurs pas anodin de remarquer que la majorité du chapitre "The Débutante" est rédigée sous forme dramatique, la forme du jeu de théâtre qui dit si bien le jeu cruel de Rosalind avec les hommes. Au coeur de ce dialogue entrecoupé de didascalies se trouve la confrontation suprême, le jeu tragique qui se déroule entre "He" et "She", Amory et Rosalind bien sûr, mais aussi tous les hommes aux prises avec les impitoyables garçonnes (S 161-164). Cette confrontation entre "He" et "She" semble être le résumé extrêmement condensé de la lutte des sexes à laquelle se livrent tous les personnages de Fitzgerald. L'universalité de ces deux pronoms personnels annonce que le conflit frappe tous les individus et les classe en deux clans adverses selon leur sexe. Dans Tender, Tommy Barban est très critique vis-à-vis du comportement violent de ces femmes américaines puisqu'il déclare à Nicole :

‘"When I was in America last there were girls who would tear you apart with their lips, tear themselves too, until their faces were scarlet with the blood around the lips all brought out in a patch -but nothing further." (T 293).’

Ces jeunes filles émancipées sont aux antipodes de leur mère victorienne pour qui le mariage et la maternité constituaient les fondements de la société. La maternité n'est plus le but de leur vie, elle devient tout juste un sujet de conversation anodin de soirée, et encore, en termes obstétriques crus, ce que n'aurait jamais fait la génération précédente (GG 57). D'ailleurs, même les poules ne couvent plus d'oeufs chez Fitzgerald, mais des rochers, comme sur la photographie de McKee (GG 35). Dans Paradise, Beatrice annonce le désintérêt des femmes pour le mariage dans son comportement vis-à-vis du sien : "In less important moments she returned to America, met Stephen Blaine and married him -this almost entirely because she was a little bit weary, a little bit sad." (S 12). Plus loin, dans une conversation avec Amory, Eleanor déclare avec amertume qu'elle est vouée au mariage : "the sinking ship of future matrimony" (S 216). Pleinement consciente de l'injustice de sa position en tant que femme, elle se révolte : "'Rotten, rotten old world,' broke out Eleanor suddenly, 'and the wretchedest thing of all is me -oh, why am I a girl?'" (S 216). Dans Gatsby, Daisy évoque également son mariage avec beaucoup de cynisme, ne se souvenant que d'éléments anodins : "'Still -I was married in the middle of June, [...] Louisville in June! Somebody fainted. Who was it fainted Tom?'" (GG 133). Voyant qu'elle a donné naissance à une fille et ayant peu d'illusions sur le statut féminin dans la société, elle déclare amèrement : "'I'm glad it's a girl. And I hope she'll be a fool -that's the best thing a girl can be in this world, a beautiful little fool.'" (GG 24)113.

Dans The Beautiful, Gloria commence par se déclarer farouchement anticonformiste, rejetant le mode de vie de ses parents :

‘"I don't like being twenty-two. I hate it more than anything in the world."
"Being twenty-two?"
"No. Getting old and everything. Getting married."
"Don't you ever want to marry?"
"I don't want to have responsibility and a lot of children to take care of." (BD 64).’

Un peu plus tard, elle s'insurgera contre les mariages traditionnels qui lui semblent si insipides :

‘"What grubworms women are to crawl on their bellies through colourless marriages! Marriage was not created to be a background but to need one. [...] I refuse to dedicate my life to posterity. Surely one owes as much to the current generation as to one's unwanted children. What a fate -to grow rotund and unseemly, to lose my self-love, to think in terms of milk, oatmeal, nurse, diapers...Dear dream children, how much more beautiful you are, dazzling little creatures who flutter (all dream children must flutter) on golden wings -
Such children, however, poor dear babies, have little in common with the wedded state." (BD 147).’

Si Isabelle Archer114 se laisse piéger par le jeu du mariage malgré ses convictions premières, les héroïnes de Fitzgerald entendent elles utiliser le mariage à leurs fins, ne reniant jamais complètement leurs rêves d'indépendance.

Ces jeunes femmes ont l'ambition de n'être pas uniquement des épouses et des mères ; luttant contre leurs caractéristiques fondamentales et naturelles, elles se sentent "sophistiquées"115. Cet adjectif, ou le substantif de la même racine, repris plusieurs fois pour les décrire (S 13,64, GG 24) exprime l'idée qu'elles se font d'elles-mêmes : elles sont raffinées et cultivées, elles ne se contentent pas des plaisirs ordinaires prévus jusqu'alors pour les femmes. Le "garçon bien comme il faut" qui plaît à leur mère ennuie profondément les jeunes filles, ou à la rigueur, les fait rire tellement il est ridicule (BD 51). Elles se sentent vivre quand elles peuvent s'affranchir des restrictions établies par le monde masculin. A la fin de Tender, Nicole se découvre une nouvelle jeunesse et énergie quand elle parvient à dépasser les contraintes imposées par les hommes :

‘In the fine spring morning the inhibitions of the male world disappeared and she reasoned as gaily as a flower, while the wind blew her hair until her head moved with it (T 274).’

Si les nouvelles femmes scandalisent leur mère, elles choquent parfois même certains hommes aux réactions puritaines116. Dans Gatsby, Tom et Nick montrent tous deux leur désaccord vis-à-vis de la liberté accrue dont jouissent certaines femmes. Alors que Jordan lui plaît et s'offre à lui, Nick refuse de se lancer dans une aventure avant d'avoir réglé certains détails pour avoir la conscience en paix ; peut-être est-il aussi un peu surpris par l'audace des filles de l'Est. Bien qu'il se défende d'avoir des exigences morales sévères vis-à-vis des femmes, "Dishonesty in a woman is a thing you never blame deeply-" (GG 65), il trahit néanmoins un certain malaise quand il soupçonne leur manque d'honnêteté :

‘She was incurably dishonest. She wasn't able to endure being at a disadvantage and, given this unwillingness, I suppose she had begun dealing in subterfuges when she was very young in order to keep that cool, insolent smile turned to the world and yet satisfy the demands of her hard, jaunty body (GG 64-65).’

Il finira par quitter Jordan, la "mauvaise conductrice" (GG 65) ; en fait, la nouvelle conduite des garçonnes ne lui convient pas. Toujours à propos de Jordan, Tom confie à Nick : "'They oughtn't to let her run around the country this way.'" (GG 25). A la fête de Gatsby, il reprendra le même sujet mais de façon plus générale : "'By God, I may be old-fashioned in my ideas, but women run around too much these days to suit me.'" (GG 110). De toute façon, pour lui, la société est en pleine décadence : "'Civilization's going to pieces,' [...]" (GG 19). Son ultime terreur quant à la chute des valeurs familiales traditionnelles serait les mariages mixtes entre Blancs et Noirs. Amory aussi est un peu choqué par les nouveaux comportements féminins, sa stupeur se devine dans la description de la "Popular Daughter" :

‘Amory saw girls doing things that even in his memory would have been impossible: eating three-o'clock, after-dance suppers in impossible cafés, talking of every side of life with an air half of earnestness, half of mockery, yet with a furtive excitement that Amory considered stood for a real moral let-down (S 60).’

En fait, au-delà de leur mode et de leur comportement directement observable, il semble évident qu'il y ait quelque chose de plus profond qui choque autant les hommes chez ces nouvelles femmes. Leur réaction trahit une incompréhension, pire même, une crainte.

Si toutes ces femmes choquent et scandalisent, c'est parce qu'elles recherchent le plaisir. Dans le cauchemar de Nick (GG 183), la femme vêtue de blanc et couchée sur une civière est ivre morte et a perdu tout sens des réalités, elle est une parodie poussée à l'extrême de ces nouvelles femmes en quête de plaisir. Elles sont à la recherche intime d'une jouissance qui leur est propre et qui demeure un mystère pour des hommes qui ne s'y sont jamais intéressés auparavant. Cette recherche de jouissance remet leurs positions les plus assurées en question ; très individualiste, elle ne laisse que très peu de place à l'Autre. La femme se résume alors dans le personnage mythique du sphinx, être monstrueux et énigmatique, femme au corps de bête qui déconcerte et effraie117.

Le Vot insiste dans sa biographie de Fitzgerald et sa thèse sur le désir des héroïnes de l'auteur de s'amuser :

‘[...] égale de l'homme dans le sport, le travail ou l'amour, et n'attendant de lui que la confirmation de son autonomie et de sa liberté. Dans le concert amoureux, c'est elle qui choisit la clé et qui donne le la. Elle refuse l'ennui et la monotonie. Elle veut être amusée. Et son partenaire devra se transformer en magicien, métamorphoser le quotidien, changer la vie118.’ ‘[...] la femme attendait de l'homme qu'il se fasse le pourvoyeur de la fête et l'ordonnateur de ses spectacles. [...] Un autre type de contrainte vient limiter singulièrement le "jeu" qui porte le personnage à se dépenser pour ceux qui réclament son aide, celui introduit par la femme qui entend se réserver l'exclusivité du spectacle119.’

Pourvoyeur de son plaisir certes, mais selon quelle direction puisque l'homme ne sait pas où réside le plaisir de cette garçonne, ni comment définir sa jouissance ? De plus, on pourrait argumenter que si ces femmes adorent que les hommes les amusent, elles semblent encore plus apprécier le rôle de meneuse et de grande organisatrice, elles trouvent en cela une jouissance bien supérieure à celle procurée par le petit spectacle des hommes pour elles.

Ce sont elles qui mènent la danse lors des fêtes de Gatsby, elles leur donnent leur vivacité et leur énergie. Au chapitre trois, c'est la soi-disant doublure de Gilda Gray qui lance la fête :

‘Suddenly one of those gypsies, in trembling opal, seizes a cocktail out of the air, dumps it down for courage and, moving her hands like Frisco, dances out alone on the canvas platform. A momentary hush; the orchestra leader varies his rhythm obligingly for her, and there is a burst of chatter as the erroneous news goes around that she is Gilda Gray's understudy from the Follies. The party has begun (GG 46-47).’

De par son nom, Miss Baedecker (GG 69), une habituée de ces fêtes, est un véritable guide. Alors que de nombreuses jeunes filles dansent entre elles sans besoin de cavalier, les jumelles donnent une petite représentation : "A pair of stage twins, who turned out to be the girls in yellow, did a baby act in costume [...]" (GG 53). Plus tard, une d'entre elles accompagne au piano une chanteuse rousse (GG 57). De toute évidence ces jeunes filles n'attendent pas qu'un homme les amuse, elles sont maîtresses de leur propre plaisir. De la même façon qu'elles animent la soirée seules, c'est elles qui mèneront le jeu de l'amour comme nous l'avons déjà remarqué pour Paradise.

Ces femmes sont aussi très sportives, comme Jordan, championne de golf, ou Rosemary, qui pratique la natation. Ce sont pour la plupart des danseuses émérites mais pas dans le style chéri par leur mère. Libres de leurs gestes, elles sont également libres de leurs déplacements. Nombreuses sont les femmes des romans de Fitzgerald qui se déplacent non accompagnées ou entre elles à travers les différents continents : Rosemary et sa mère, Baby Warren, Lady Caroline, Mary North, Maria Wallis, les "Gold Star Muzzers", Jordan Baker, etc.

Selon la nouvelle mode de l'époque, ce sont aussi des conductrices120 et l'automobile devient tout un symbole de leur liberté et de leur recherche de sensations et de plaisir. M.Saporta parle de garçons-centaures enlevant dans leur voiture neuve des Sabines consentantes121. On pourrait ajouter que non seulement elles sont consentantes, mais que ce sont souvent elles qui conduisent la voiture neuve122.

Dans un contexte de confusion, de violence et de mort, les héros classiques sont incapables de survivre au traumatisme, ou à la déception, causée par la Grande Guerre, la place était toute prête pour que la nouvelle femme instaure son hégémonie. D'ailleurs dans The Beautiful, bien qu'il en parle ironiquement, Maury annonce qu'il va au théâtre voir un sujet brûlant d'actualité : "We intend to spend the evening doing some deep thinking over life's problems. The thing is tersely called 'The Woman.' I presume that she will 'pay.'" (BD 23). Quoique Maury et ses amis feignent alors de l'ignorer et de s'en moquer, cette "Femme" qui a remplacé le héros du théâtre classique est bien au coeur des difficultés qu'ils rencontrent en cette époque de bouleversements ; elle triomphe sur la scène de théâtre mais aussi de la vie, et ceci à leurs dépens.

Les nouvelles femmes n'ont plus crainte d'avouer les désirs qu'elles ressentent. Méprisant les lois morales de leur mère et de la plupart des hommes, elles suivent leurs instincts sans entraves. Evoquant une fois de plus un certain aspect du mythe de l'ensauvagement, M.Bonnet123 indique qu'elles sont fondamentalement des barbares sur lesquelles la société a posé un vernis trompeur. Nicole en prend progressivement conscience et découvre la vraie voie de sa liberté :

‘Either you think -or else others have to think for you and take power from you, pervert and discipline your natural tastes, civilize and sterilize you (T 287).’

Si Dick la compare au pin de Géorgie, "Georgia pine" (T 273), c'est non seulement pour sa force, mais aussi pour la puissance de son désir car c'est une allusion au verbe "pine" qui signifie "désirer ardemment" ou "se languir". Dans sa lutte pour se libérer de Dick se dessinent leurs différences fondamentales vis-à-vis de la moralité : "[...] she fought him [...], her unscrupulousness against his moralities-" (T 299).

Outre l'infâme Lady Caroline, symbole de la chute de l'empire féminin pudique concomitant de celle de l'Empire britannique, "the pennon of decadence, last ensign of the fading empire." (T 268), Myrtle est sans doute la plus libre sexuellement et la plus sensuelle de toutes ces femmes, elle paye d'ailleurs très cher le prix de cette liberté. La punition fatale qui lui est infligée pourrait nous conduire à nous demander s'il s'agit d'une prise de position morale de l'auteur contre ces nouvelles femmes libérées, une revanche en quelque sorte de l'homme déconcerté, une réaction proprement puritaine de condamnation du plaisir de la chair. Tout le comportement gestuel de Myrtle exprime sa sensualité et son défi lancé à la bonne moralité. Sa vitalité sans cesse évoquée fait allusion à l'immensité de son désir sexuel :

‘[...] there was an immediately perceptible vitality about her as if the nerves of her body were continually smouldering. She smiled slowly and, walking through her husband as if he were a ghost, shook hands with Tom, looking him flush in the eye. Then she wet her lips [...] (GG 31).’

Son accueil sensuel de Tom est sans équivoque. D'ailleurs, lors de leur première rencontre, elle ne pense qu'à une chose : "'You can't live forever; you can't live forever.'" (GG 42). Alors que le geste de celui-ci est ouvertement sexuel, "'[...] his white shirt-front pressed against [her] arm [...]'" (GG 42), elle ne tient pas à résister ; la jouissance est à savourer dans l'instant. A l'image de Myrtle, les héroïnes des romans de Fitzgerald sont nombreuses à entretenir des liaisons extra-maritales. Jordan pense que Daisy devrait avoir "quelque chose" dans la vie, sous-entendu un amant, pour se distraire (GG 86). Quant à Daisy, elle pense jeter Nick et Jordan dans les bras l'un de l'autre (GG 25). Quand Nicole se sent guérie, elle prévoit avec délice la perspective d'avoir un amant ; d'abord elle hésite un peu : "She was somewhat shocked at the idea of being interested in another man -but other women have lovers- why not me?" (T 274) ; puis elle affirme son désir avec détermination : "- she wanted an 'affair'; she wanted a change." (T 289). L'aventure de Nicole et de Barban est d'ailleurs mise en parallèle avec celles des "poules" françaises et des soldats américains (T 293), ce qui nie à cette relation toute qualité sentimentale et insiste sur son côté purement physique. L'avenir de Nicole est peuplé d'hommes qu'elle pourra posséder sans les aimer : "New vistas appeared ahead, peopled with the faces of many men, none of whom she need obey or even love." (T 290). Elle va chercher sa jouissance au-delà de l'individu qui la lui procure, au-delà de sa propre identité humaine, Tommy est alors complètement utilisé : "[...] like a decapitated animal she forgot about Dick and her new white eyes, forgot about Tommy himself and sank deeper and deeper into the minutes and the moment." (T 292). Elle n'a aucun état d'âme à propos de son amant :

‘Nicole was glad he had known so many women, so that the word itself meant nothing to him; she would be able to hold him so long as the person in her transcended the universals of her body (T 294).’

Elle refuse le statut de "Femme" conçu sur un modèle unique et immuable par des hommes dépassés par les événements. Elle sent que "la Femme" n'existe pas, il n'y a que "des femmes", toutes différentes124.

Si Nicole a eu besoin d'un certain temps pour se libérer de son vernis social et exprimer ses désirs profonds, bien qu'à Caux elle lançât déjà effrontément à un Dick hésitant : "'Give me a chance now.'" (T 153), il en va tout différemment de Rosemary. C'est peut-être dans le monde du cinéma que la jeune fille a appris à exprimer ses pulsions les plus intimes, à les exprimer, ou pire, à les feindre comme au cinéma, ce qui est d'autant plus inquiétant pour Dick et tous ses autres partenaires. Son patronyme est Hoyt, ce "y" ne saurait cacher la vraie nature de son nom et de son caractère ; bien que soi-disant vierge au début du roman, c'est une fille sensuelle qui recherche une aventure. En accord avec son nom, elle nous est tout d'abord présentée en train de rougir sous le soleil de la Côte d'Azur, mais aussi comme une sensuelle bonne nageuse qui n'hésite pas à se lancer dans les vagues (T 3). Elle s'endort sur la plage sous un soleil de plomb avec comme dernière vision avant le sommeil deux vagues piliers phalliques qui sont en fait les jambes d'un estivant. Elle se réveille finalement couverte de sueur ne voyant, comme par hasard, après cette métaphore sexuelle, que Dick sur la plage (T 9). Ainsi son personnage est défini dès le début du roman et sa liberté sexuelle ne fera qu'augmenter par la suite.

Ayant acquis l'accord de sa mère, elle se jette littéralement dans les bras de Dick sans honte et sans doutes quant au résultat. A Paris elle s'offre à lui sans ambiguïté ; pourtant, au début, Dick, surpris, feint de ne pas comprendre :

‘"Take me."
"Take you where?"
Astonishment froze him rigid.
"Go on," she whispered. "Oh, please go on, whatever they do. I don't care if I don't like it -I never expected to- I've always hated to think about it but now I don't. I want you to." (T 64).’

Autrefois dégoûtée par l'acte sexuel, Rosemary réclame maintenant son expérience personnelle, mais est-elle vraiment sincère ? Un peu plus tard, dans le taxi elle s'abandonnera à lui dans une étreinte passionnée annonçant déjà la reddition de Dick (T 74). Quelque temps après, les révélations de Collis Clay sur une sombre histoire entre un ami commun et la soi-disant pure Rosemary achèveront de mettre Dick mal à l'aise vis-à-vis de son innocence :

‘Suddenly his blood ran cold as he realized the content of Collis's confidential monologue.
"-she's not so cold as you probably think. I admit I thought she was cold for some time. But she got into a jam with a friend of mine going from New York to Chicago at Easter [...] I guess there was some heavy stuff going on when the conductor came for the tickets [...]" (T 87-88).’

Le motif du rideau baissé reviendra alors lancinant à travers tout Tender (T 88,89,90,94,100,167), tentant de dissimuler ce que Dick n'ose affronter : le désir et la jouissance féminine125.

C'est à Rome que Rosemary dévoilera sa vraie personnalité de femme adulte. D'une part son aventure avec Dick est enfin consommée et, d'autre part, alors que pour lui il s'agit de sa première liaison extra-conjugale, elle lui avoue ouvertement qu'elle n'est plus vierge et qu'elle a eu de nombreux amants depuis Paris (T 211). D'ailleurs, il a été remarqué que maintenant elle avait du "sex-appeal" à l'écran (T 212). Collis fait alors une nouvelle remarque sur elle qui implique littéralement qu'elle mène une véritable existence de prostituée : "' [...] she's a woman of the world -if you know what I mean. Believe me, has she got some of these Roman boys tied up in bags! And how!'" (T 209). La conclusion du chapitre est alors évidente : "She wanted to be taken and she was, and what had begun with a childish infatuation on a beach was accomplished at last." (T 213). Rougissante de désir et de sensualité sur la plage, elle deviendra finalement "a white carnation" (T 63), blanche et insensible à l'image de l'impassible Baby, la vierge froide et sans désir, essentiellement tournée vers elle-même.

C'est dans Tycoon, que Fitzgerald nous donne les exemples les plus flagrants et les plus réalistes de la liberté sexuelle féminine de ses héroïnes. Kathleen, qui a été modelée sur Sheilah Graham, a vécu avec un homme quelque temps et est maintenant seule, elle se laissera assez facilement entraîner dans une aventure sans lendemain avec Stahr pour finalement partir avec un autre. Dans le passage de la maison inachevée du bord de mer, les deux personnages consomment leur amour lors de l'une des rares scènes d'amour charnel de l'oeuvre de Fitzgerald, quoiqu'en fait l'auteur nous en donne plutôt l'introduction et la conclusion, éludant le plus important entre un "on the floor" et un "Afterwards", un blanc entre les deux paragraphes suggérant leur acte :

‘He was not trembling now and held her again, as they knelt down together and slid to the raincoat on the floor.
Afterwards they lay without speaking, and then he was full of such tender love for her that he held her tight till a stitch tore in her dress (LT 105).’

Plus loin, Kathleen avoue franchement : "'I think I was a bit sex-starved.'" (LT 112).

Cecilia aussi aimerait devenir la maîtresse de Monroe Stahr, mais c'est sans succès. Ses propos provocants font parfaitement écho au "'Take me.'" de Rosemary (T 64) :

‘"I'm lonesome as hell. But I'm too old and tired to undertake anything."
I went around the desk and stood beside him [Stahr].
"Undertake me." (LT 86).’

Elle n'a pas l'innocence des jeunes Victoriennes et la découverte de la secrétaire nue de son père dans le placard du bureau ne la choque pas vraiment outre mesure (LT 123). De toute façon, elle declare:

‘We don't take abuse like our mothers would have. Nothing -no remark from a contemporary means much. They tell you to be smart, they're marrying you for your money, or you tell them. Everything's simpler. Or is it? as we used to say (LT 83).’

Cecilia est une jeune fille de son époque et, comme Rosemary, le monde du cinéma semble l'avoir initiée à des réalités ignorées avec pudeur par la génération précédente, aujourd'hui il n'y a plus que les religieuses de son lycée pour s'en offusquer :

‘I got the script for her [a nun], and I suppose she puzzled over it and puzzled over it, but it was never mentionned in class, and she gave it back to me with an air of offended surprise and not a single comment (LT 9).’

Ainsi, des plus jeunes aux plus mûres, toutes les héroïnes de Fitzgerald finissent à un moment ou un autre par percevoir, reconnaître et s'avouer leurs désirs profonds. Beaucoup plus lucides que les hommes et ne s'embarrassant plus des principes moraux de leurs parents, elles saisissent le plaisir là où elles le trouvent.

Outre sa liberté de comportement, la nouvelle femme héroïne de Fitzgerald a quelques traits de caractère qui lui sont très particuliers : elle est dure, forte et puissante. Toutes les femmes de Gatsby sont associées au thème de l'argent avec souvent l'idée que sexualité et argent sont indissociables. C'est Ella Kaye, la maîtresse de Dan Cody, qui concentre au mieux ces éléments. Le terme "Gold-digger", qui évoque les activités de Dan Cody, était aussi, à une certaine époque, une métaphore courante pour une femme exploitant sa sexualité pour obtenir de l'argent auprès des hommes, ce qui correspond à ce que fait Ella Kaye aux dépens de Gatsby. Dans sa thèse, Le Vot déclare : "[...] la femme fitzgeraldienne, qui affirme sa supériorité incontestable dans la guerre des sexes, fonde une partie de son autorité sur son pouvoir économique."126. Mrs Speers a élevé Rosemary pour qu'elle soit solide et économiquement indépendante :

‘Rosemary was a romantic and her career had not provided many satisfactory opportunities on that score. Her mother, with the idea of a career for Rosemary, would not tolerate any such spurious substitutes as the excitations available on all sides, and indeed Rosemary was already beyond that -she was In the movies but not at all At them (T 30).’ ‘"You were brought up to work - not especially to marry. Now you've found your first nut to crack and it's a good nut - go ahead and put whatever happens down to experience. Wound yourself or him - whatever happens it can't spoil you because economically you're a boy, not a girl." (T 39).’

A Rome, Rosemary insistera pour inviter Dick à manger dans un restaurant au mépris des convenances habituelles qui auraient voulu que Dick, homme et plus âgé, paie l'addition (T 217). Etant donnée l'évolution de sa fille, Mrs Speers finira par assumer un rôle de maquerelle. Dans les romans de Fitzgerald, richesse et indépendance passent avant le mariage et sont aux mains des femmes. Mrs Speers pousse sa fille vers toute expérience qui pourrait l'endurcir, le duel entre McKisco et Barban, par exemple :

‘"Why don't you go and see it?"
........................................................................................................................
"I like you to go places and do things on your own initiative without me -you did much harder things for Rainy's publicity stunts." (T 47).’

Effectivement, lors du duel, Rosemary réussit à garder son sang-froid, bien mieux que Campion qu'elle rabroue pour sa mièverie :

‘"I can't stand it," he squeaked, almost voiceless. "It's too much. This will cost me-"
"Let go," Rosemary said peremptorily (T 48).’

Nicole, qui est comparée à une statue de Rodin (T 15) et dont le visage a l'apparence de l'ivoire (T 140), a la froideur, la force et la puissance d'une sculpture, "Nicole was a force -not necessarily well disposed or predictable like her mother- an incalculable force." (T 59) ; elle est faite du bois le plus dur, le "pin de Géorgie" (T 273). Elle a conscience de sa force même quand elle n'est pas encore totalement guérie, elle affirme : "'I'm a mean, hard woman' [...]" (T 19). Rosemary l'a bien compris : "[...] she would not like to have her for an enemy." (T 19).

Sa soeur Baby a eu le même type d'éducation, avec le traumatisme de l'inceste en moins, et en est d'autant plus forte. On se souvient, par exemple, de l'épisode du bal lors d'une crise d'appendicite auquel elle assista malgré tout (T 55). Dans ses relations avec Dick elle est toujours extraordinairement froide, calculatrice et efficace : "[...] there was something wooden and onanistic about her." (T 150). D'ailleurs, alors qu'elle discute affaires avec Dick, elle perd tous ses attributs féminins et est associée à son grand-père : "Baby became suddenly her grandfather, cool and experimental." (T 175). Elle n'a aucun doute à propos de sa façon de vivre, elle est certaine de maîtriser parfaitement sa destinée : "'I've made very few big mistakes-'" (T 217). Quand il s'agit de tirer Dick de prison à Rome, elle est d'une efficacité redoutable, même le consul ne peut résister à sa détermination, encore moins le pauvre portier de l'ambassade :

‘"You've got to wake some one up!" She seized him by the shoulders and jerked him violently. "It's a matter of life and death. If you won't wake some one a terrible thing will happen to you-" (T 229).’ ‘[...] the American woman, aroused, stood over him [the consul]; the clean-sweeping irrational temper that had broken the moral back of a race and made a nursery out of a continent, was too much for him. He rang for the vice-consul -Baby had won (T 233).’

En fait, cette force des personnages féminins de Fitzgerald semble résider dans leur habileté à utiliser le monde masculin à leurs fins. Cette force féminine n'est pas l'apanage des héroïnes, elle caractérise également les personnages féminins secondaires. McKisco se sent obligé d'aller au duel à cause de sa femme, il dit d'elle à Rosemary : "'No -you don't know Violet. She's very hard when she gets an advantage over you. [...]" (T 45). Les "Gold Star Mothers" sont également craintes et respectées pour leur force et pour leur courage, de leur groupe se dégage une impression qui inspire le respect (T 100). R.Sklar conclut :

‘[...] the power of independent will rests in the hands not of the male, but of the female. No matter how daring and arduous the task performed by the hero, control over his destiny remains with the girl127.’

Plus prosaïquement et ironiquement, dans The Beautiful, Fitzgerald remarque que l'Amérique est contrôlée par les femmes :

‘[...] a land [...] where ugly women control strong men-
BEAUTY: (In astonishment) What?
THE VOICE: (Very much depressed) Yes, it is truly a melancholy spectacle. Women with receding chins and shapeless noses go about in broad daylight saying "Do this !" and "Do that!" and all the men, even those of great wealth, obey implicitly their women to whom they refer sonorously either as "Mrs So-and-so" or as "the wife." (BD 28).’

Dans cette perspective de femmes dominatrices, puissantes et dures, il est intéressant de remarquer les titres des livres qu'Anthony Patch a dans sa bibliothèque avant son mariage et qui présagent de son avenir d'homme dominé, voire sacrifié :

‘Thérèse of France and Ann the Superwoman, Jenny of the Orient Ballet and Zuleika the conjurer -and Hoosier Cora- then down a shelf and into the years, resting pityingly on the over-invoked shades of Helen, Thaïs, Salome, and Cleopatra (BD 103).’

Au-delà de leur force économique, la puissance des nouvelles femmes réside dans leur froideur et leur détachement. Sans véritables tourments sentimentaux et angoisses existentielles, elles sont protégées de toute souffrance. Leur carapace, leur armure, fait barrage à toute émotion profonde et dangereuse, préservant leur équilibre et leur maîtrise d'elles-mêmes. Au début de Gatsby, Nick remarque le manque de désir dans les yeux de Daisy et Jordan (GG 18). Sans désir, elles sont immunisées contre les douleurs de l'existence. Blasée, Daisy déclare avec ennui : "'I've been everywhere and seen everything and done everything.'" (GG 24). Après l'accident, alors que Gatsby s'inquiète terriblement pour elle, Nick lui affirme : "'She stood it pretty well.'" (GG 150). Il vérifie ces paroles réconfortantes quelques instants après quand il aperçoit Daisy et Tom impassibles dans la cuisine devant leur poulet et leur bière (GG 152). Les garçonnes de Paradise ne font pas preuve de plus de sensibilité. Elles sont toutes froides, frivoles et rompent pour les motifs les plus anodins.

Protégées par leur insensibilité et leur argent, les nouvelles femmes peuvent rechercher le plaisir tout en maintenant leur position forte et leur indépendance. Elles sont à l'image de la femme du vingtième siècle décrite par D.H.Lawrence qui prétend que l'équilibre entre les sexes s'est inversé à cette époque et que c'est la femme qui détient le pouvoir désormais, "l'abîme entre les sexes" demeurant cependant toujours présent128. Cette inversion des rôles sexuels correspond d'ailleurs à la situation sociale qui constitue le prélude à la crise sacrificielle évoquée au chapitre précédent129.

Suivant Le Vot130, nous pouvons conclure que les années vingt ont vu la mort du concept quasi oriental de la femme qui, recluse, inactive, toute en pâmoisons et en langueur, ne faisait qu'attendre mariage et maternité, ce qui constituait une base extrêmement solide pour l'univers actif et jouissif des hommes. En coupant leur cheveux, les garçonnes abolissent leur statut de femme orientale soumise, dont le seul rôle était celui de plaire131. Elles ont décidé de priver l'homme de cette volupté aux références orientales. Il n'y a maintenant plus que les enfants pour chanter que le Sheik possède l'amour de sa belle et se glissera dans sa tente la nuit tombée pour réclamer son dû (GG 85). L'anagramme élaboré à partir du nom de la vedette de cinéma admirée par Gloria et ses amies (BD 83), Theda Bara, indique clairement cette fin de la femme orientale : "Arab death". Le processus de dénudation impudique auquel se livrent les garçonnes est d'ailleurs implicite également dans l'adjectif "bare" qui transparaît phonétiquement dans ce nom propre symbole de toute une époque.

Si les héroïnes de Fitzgerald ont des prénoms très romantiques aux consonances moyenâgeuses, étrangères ou florales, (Myra, Isabelle, Clara, Rosalind, Eleanor, Gloria, Kathleen, Nicole, Rosemary, Daisy et Myrtle), ce n'est que pour mieux mesurer le chemin parcouru depuis des époques lointaines où les femmes se conformaient à l'image romantique et orientale qu'avaient d'elles les hommes et pour induire les héros en erreur sur leur degré de soumission, de romantisme et d'innocence.

Si elles se nomment garçonnes, il ne faut pas se laisser piéger, elles ne sont pas du tout des femmes à l'allure masculine, leurs cheveux sont courts mais leur art de la séduction n'en est pas réduit pour autant, au contraire ! En fait, la garçonne est une séductrice consommée, une "vamp", une vraie femme fatale, là est son véritable caractère. La garçonne est une garce, non un garçon manqué ; elle est surféminisée et si elle prive l'homme de certains éléments de séduction, feignant de prendre des allures de garçon, c'est pour mieux le faire languir et jouir de son pouvoir de détentrice des attributs érotiques. Bien souvent ce n'est qu'une vulgaire allumeuse puisque c'est elle qui fixe les limites de ce qu'elle voudra bien accorder au malheureux qu'elle a décidé d'appâter. Nous l'avons vu, cette "vamp" est protégée par l'armure de son insensibilité. Elle daignera abandonner son corps si elle veut pousser sa recherche du plaisir jusqu'au bout, mais elle n'abandonnera jamais son âme, ni son coeur. Même les plus jeunes sont passées maîtresses dans l'art d'arrêter les opérations quand elles le jugent bon : "The young maidens he had known at New Haven in 1914 kissed men, saying 'There!,' hands at the man's chest to push him away." (T 135)132. Telle une araignée ayant tissé sa toile et saisi sa victime, Nicole crie victoire quand Dick succombe à son charme : "I've got him, he's mine." (T 154). Jordan contrôle, elle, émotions et sexualité par la voie de la dissimulation et du mensonge, toujours à une distance respectable afin de ne pas trop s'impliquer. Daisy, pour sa part, pratique son charme sur tous par l'intermédiaire de sa voix envoûtante qui, parfait reflet de la femme fatale, semble toujours promettre pour ne jamais rien accorder finalement :

‘[...] I've heard it said that Daisy's murmur was only to make people lean toward her [...] (GG 15).’

It was the kind of voice that the ear follows up and down, as if each speech is an arrangement of notes that will never be played again. Her face was sad and lovely with bright things in it, bright eyes and a passionate mouth, but there was an excitement in her voice that men who had cared for her found difficult to forget: a singing compulsion, a whispered "Listen", a promise that she had done gay, exciting things just a while since and that there were gay, exciting things hovering in the next hour (GG 15-16).

Le Vot conclut à propos de l'héroïne fitzgeraldienne :

‘Elle se donne pour mieux se reprendre et se reprenant entraîne son ravisseur dans son domaine à elle, aux rythmes plus lents où il vivra des moments faits d'attente et d'espoirs déçus, de regrets et de nostalgie133.’

Toutes les héroïnes de Fitzgerald, mais aussi la plupart de ses personnages féminins secondaires, sont modelés sur la garçonne, avec quelques variantes selon leur personnalité propre et leur âge. Elles se résument toutes dans le personnage de la garce, de la femme fatale. Ce portrait social, relativement fidèle historiquement, se trouve renforcé par l'imagerie littéraire adoptée par Fitzgerald ; se dégage alors un portrait de femme qui apparemment a tous les atouts de son côté pour gagner la guerre des sexes.

J.Fetterley indique dans son article "Who Killed Dick Diver?: The Sexual Politics of Tender is the Night" que de toute évidence "L'ennemi dans le texte c'est la femme américaine [...]"134. Cette remarque pourrait aussi bien s'appliquer à tous les autres romans. Ce danger que représente cette femme et cette atmosphère de lutte étaient déjà présents dans la peinture réaliste que Fitzgerald a fait de la nouvelle femme américaine, mais c'est à travers son imagerie littéraire que l'auteur nous fait réellement prendre conscience de son statut de guerrière invincible en route vers la victoire de la guerre des sexes.

Les quelques références mythologiques liées à ces femmes sont toutes d'ordre guerrier, il y a Diane chasseresse, forcément évoquée par l'intermédiaire de la lune omniprésente, mais aussi par le nom de la villa des Diver135. Il y a, en outre, Athéna, la déesse vierge, chaste et guerrière, à qui Nicole est comparée (T 159), le prénom de l'héroïne évoquant naturellement la déesse victorieuse : Athéna Niké. Lors de son accident, Myrtle a un sein arraché, ce qui l'assimile à une amazone morte au combat (GG 144). Nous avons mentionné auparavant la force et la dureté de Rosemary, ce sont des attributs qu'elle a peaufinés en collaboration avec sa mère comme une armure: "[...] while Rosemary was a child she was protected by the double sheath of her mother's armour and her own-" (T 11). Ce thème de la chevalerie transparaît à certains moments dans des détails de vêtements ou de coiffures. Les cheveux de la jeune héroïne de Tender forment une sorte de heaume moyenâgeux, "an armorial shield" (T 2). Maria Wallis, qui commet effectivement un acte guerrier sur la quai de la gare, ressemble à un chevalier, elle est décrite comme "The young woman with the helmet-like hair" (T 83). Sa coiffure à la garçonne, aussi dénommée à la Jeanne d'Arc, évoque la jeune guerrière sainte. Dans le même esprit, Daisy et Jordan ressemblent à deux chevaliers partant au combat quand elles sortent pour aller à New York : "Daisy and Jordan wearing small tight hats of metallic cloth and carrying light capes over their arms [...]" (GG 126), les deux voitures constitueront leur monture, bien sûr, dans le combat qui les attend, combat à mort puisque Daisy abattra sa rivale de plein fouet, ainsi que Gatsby et Wilson par tueur interposé. Le thème du chevalier invincible et sans crainte évoqué avec l'image de l'armure réapparaît dans le cas de Nicole. En effet, elle est désignée comme "a viking Madonna" (T 32) et est la descendante de puissants chevaliers d'industrie américains ; elle a tout un monde économique à ses pieds :

‘Nicole was the product of much ingenuity and toil. For her sake trains began their run at Chicago and traversed the round belly of the continent to California; chicle factories fumed and link belts grew link by link in factories; men mixed toothpaste in vats and drew mouthwash out of copper hogsheads; girls canned tomatoes quickly in August or worked rudely at the Five-and-Tens on Christmas Eve; half-breed Indians toiled on Brazilian coffee plantations and dreamers were muscled out of patent rights in new tractors -these were some of the people who gave a tithe to Nicole, and as the whole system swayed and thundered onward it lent a feverish bloom to such processes of hers as wholesale buying, like the flush of a fireman's face holding his post before a spreading blaze (T 54).’

Le titre du roman deviendrait alors facilement Tender is the Knight, le chevalier en question étant féminin et l'adjectif "tendre" plus qu'un euphémisme ! Toutes ces références introduisent le thème de la guerre, mais aussi l'impossibilité de pénétrer les mystères de ces nouvelles femmes si bien protégées, voire l'impossibilité d'une fusion physique avec elles.

Outre la chasseresse et la chevalière, l'héroïne de Fitzgerald est une sorcière en puissance136. On retrouve là tout le monde de la sorcellerie et des gitans présent dans le prénom étrange et romanesque de l'épouse de l'auteur : Zelda. Cette référence à la sorcellerie est de nouveau un dérivé de l'imagerie mythique liée à Diane et Hécate, déesses de la sorcellerie et de la magie. Nicole est décrite comme "evil-eyed" (T 191) et Abe North qui est acquis à sa cause s'oppose à ce que les sorcières soient brûlées (T 32). En outre, les crises de nerfs de Nicole rappellent étrangement les transes de la sorcière. Magicienne habile, elle dissimule ses sombres desseins derrière un visage angélique qui trompe le monde :

‘Her face, the face of a saint, a viking Madonna, shone through the faint motes that snowed across the candlelight, drew down its flush from the wine-colored lanterns in the pine. She was still as still (T 32).’

L'antinomie des termes "saint" et "Madonna" d'une part et "viking" d'autre part suggère quelque chose de trouble et dément l'innocence de Nicole. En outre, l'immobilité glaçante du personnage a un côté impressionnant directement associé avec l'idée de la sorcière, elle rappelle la funeste Méduse antique. Enfin, la lumière lie de vin des lanternes teinte le visage de l'héroïne d'une couleur sanglante présageant ses funestes activités.

Dans Paradise, deux sous-chapitres sont intitulés respectivement "Magic" et "Black Magic" (BD 103-107, 107-115) ; Gloria y fait preuve de tout son art de la manipulation des hommes, Anthony est complètement piégé et mené par le bout du nez. Dans Paradise, la femme est plus que jamais associée à la sorcière et au mal. Tour à tour Myra puis Eleanor sont directement qualifiées de "sorcières" par Amory (S 20,206). Ce dernier est fortement impressionné ; Eleanor le met "en transe" (S 208). Elle semble même disparaître à travers champs comme un fantôme (S 207). Elle refuse d'ailleurs d'être Madeline (S 207), l'innocente héroïne de "The Eve of St Agnes" de Keats137 ou la soeur fantomatique de "The Fall of the House of Usher"138 d'Edgar Allan Poe et préfère la Psyche (S 205) du mystérieux poème "Ulalume"139 du même auteur, où le héros semble maudit à jamais, pris dans un monde surnaturel de malédictions, de remords et de désespoir. Pour Amory, la femme est définitivement associée au démon. Une jeune fille en voiture avec lui avoue d'ailleurs : "'I'm just full of the devil.'" (S 61). Plus loin, un sous-chapitre est intitulé "The Devil" (S 104), Amory a alors une vision démoniaque au cours de sa soirée de débauche en compagnie de camarades et de filles (S 107-108). Quand il est avec Eleanor, il sent qu'il peut percevoir le démon en elle : "[...] they knew then that they could see the devil in each other." (S 202). En fin de compte, toutes ses expériences amoureuses l'amènent à la conclusion que le mal peut se résumer au sexe, "The problem of evil had solidified for Amory into the problem of sex." (S 253), équation qu'il établit en l'absence de toute autre possibilité de compréhension des phénomènes sexuels. Le mal effraie et échappe à l'entendement, il équivaut donc pour lui au sexe :

‘[...] depuis toujours, l'homme appelle le mal les défenses et la mascarade féminines.
Ce mal, la femme n'est pas accusée de le penser ni de le commettre, mais de l'incarner140.’

Une autre image courante pour caractériser ces femmes est celle de la sirène141. Ce personnage mythique évoque immédiatement Daisy dont le pouvoir de séduction réside principalement dans la voix. De toute évidence, elle est une sirène dangereuse qui envoûte, attire et conduit finalement à la mort comme c'est le cas pour Gatsby : "I think that voice held him [Gatsby] most, with its fluctuating, feverish warmth, because it couldn't be over-dreamed -that voice was a deathless song." (GG 103). Enfin, The Beautiful comprend un chapitre entier intitulé "Portrait of a Siren" qui nous présente l'envoûtante Gloria (BD 31-73). Muriel, amie de Gloria et le type même de la garçonne, est littéralement qualifiée de "sirène" (BD 95). Créature surnaturelle qui envoûte, mais ne sera jamais conquise physiquement à cause de son corps hybride, la sirène incarne pour l'homme l'impossible fusion amoureuse et sexuelle.

Ce chant trompeur et mortel des sirènes est aussi le chant du rossignol142, chant maudit de Procné qui lie les thèmes de l'adultère, du sang versé et de la vengeance. Il est le cri du forçage, de la tempête nocturne, "gale in the night". Ce rossignol augurant de funestes événements est, bien sûr, un motif central de Tender, mais aussi de Gatsby 143. Le terme "throat" habituellement rare pour faire allusion à la voix mais qui est utilisé plusieurs fois pour Daisy indique l'analogie avec le rossignol (GG 96,111). D'ailleurs dans The Beautiful, Anthony avance timidement que toutes les femmes sont des oiseaux (BD 125). Dans Tycoon, la secrétaire qui a une liaison avec Brady se nomme Birdy Peters (LT 31,123). Dans Tender, les personnages sont sous la malédiction du rossignol et Abe North, qui est sans doute un des plus touchés, en est parfaitement conscient : "'Plagued by the nightingale,' Abe suggested, and repeated, 'probably plagued by the nightingale.'" (T 42). Nicole est ce rossignol maléfique, elle crée violence et beauté, elle perpétue la malédiction de Procné. Constamment associée à la nuit, aux jardins et aux bois, elle diffuse son charme malfaisant et invisible sur tous. C'est d'ailleurs par l'intermédiaire de son phonographe (T 133-134), puis de sa voix (T 135), qu'elle a attiré Dick dans sa cachette pour le faire succomber à sa séduction quand elle était dans sa clinique suisse. La douceur de Nicole n'est pas innocente, elle provient du "monde des ténèbres" (T 135), elle est mêlée de funeste et de diabolique, elle est la malédiction du rossignol qui détruit les hommes qui se laissent piéger comme les marins par les sirènes. Nicole est le phoenix que l'on croyait mort mais qui renaît de ses cendres ; alors que la maladie gâchait sa vie, elle transfère son mal sur Dick et reprend son vol, elle est l'oiseau éternel ; tout comme celui de Daisy, son chant est "immortel" (GG 103). L'exaltante union avec cet oiseau donne un goût d'oubli et de perte de soi dont les victimes ne pourront plus se libérer.

En parfait accord avec la description précédente de la femme fatale, l'héroïne fitzgeraldienne s'avère être une "belle dame sans merci"144. Fitzgerald avait même eu, dans un premier temps, l'intention d'intituler The Beautiful "The Beautiful Lady without Mercy"145 et un passage du poème aurait été placé en épigraphe. De plus, un sous-chapitre a pour titre "The Beautiful Lady" (BD 57), il est dédié à Gloria dont il est écrit : "She was beautiful -but especially she was without mercy." (BD 116). Dans Paradise, Amory est passionné par la "Belle Dame sans Merci" qu'il lit et relit pendant plus d'un mois (S 54). Au-delà de ces références directes, les héroïnes de Fitzgerald suivent le motif comportemental de la "belle dame sans merci". En effet, elles savent entraîner leur victime dans un lieu secret pour la faire succomber et après un temps consacré à l'amour charnel, elles abandonnent cet amant, qui se retrouve anéanti, seul, hagard et accablé, pour continuer leurs ravages ailleurs. Daisy attire Gatsby dans sa petite voiture blanche pour qu'il lui fasse la cour (GG 81), Nicole entraîne Dick pour le séduire dans la cachette où elle garde son phonographe (T 134). Ces deux exemples rappellent évidemment la grotte maléfique de "la belle dame sans merci" et la voiture fait écho au cheval sur lequel elle emmène son amant. Tous les héros de Fitzgerald sont dépourvus de leur vitalité par ces femmes fatales qui, semblables à la "belle dame sans merci", les abandonnent pâles et vidés de leur substance. A tort, l'homme se croyait toréador puissant : "At eight-thirty that evening he [Dick] came out to meet his first guests, his coat carried rather ceremoniously, rather promisingly, in his hand, like a toreador's cape." (T 26). En réalité, il se retrouve aux prises avec une Carmen sensuelle, capricieuse, ardente, libre et sans pitié. La séduisante Isabelle est comparée à Carmen, ainsi qu'à Thais (S 62) ; Nicole rappelle elle aussi l'héroïne de Mérimée : "Her dress was bright red and her brown legs were bare." (T 13).

Encore plus lugubre que la sorcière, est l'association de l'héroïne fitzgeraldienne avec le vampire146. Cette connotation est d'ailleurs directement liée au personnage de le femme fatale puisque l'une de ses appellations, nous l'avons vu, est la "vamp" (BD 29,95), diminutif évident de "vampire". Le terme "vampire" est lui-même directement utilisé ; Gloria déclare : "'[Mrs Granbys] thinks I may be a vampire.'" (BD 186) ; quant à Muriel Kane, son amie, son cas est bien connu : "People told her constantly that she was a 'vampire', and she believed them." (BD 83). Rosalind, elle, est traitée ouvertement de "vampire" par Cecelia et Gillespie (S 157, 167). Eleanor porte, pour sa part, un nom de famille prémonitoire digne d'un vampire : "Savage". Tous les prénoms moyenâgeux de ces héroïnes mentionnés auparavant sont d'ailleurs très évocateurs d'une ambiance de sorcellerie et de vampires enfermés dans des châteaux mystérieux. Quand Amory blesse Isabelle avec son bouton de col alors qu'il la serre dans ses bras (S 87), J.M.Allen remarque :

‘[...] the tables are turned on this vampire, and she's marked by the sign of her type. This violation of her appearance angers her inordinately, and their relationship takes an ugly turn147.’

Dès le début de sa vie amoureuse, Amory ne s'y trompe pas, il est dégoûté par son premier baiser avec Myra :

‘Sudden revulsion seized Amory, disgust, loathing for the whole incident. He desired frantically to be away, never to see Myra again, never to kiss any one; he became conscious of his face and hers, of their clinging hands, and he wanted to creep out of his body and hide somewhere safe out of sight, up in the corner of his mind (S 21).’

Cependant, comme tous les héros de Fitzgerald, il ne pourra s'en passer et subira le supplice de la succion réservé aux hommes par ces vampires féminins. A ce sujet, il est intéressant de se souvenir des déclarations de Lacan :

‘Venons à la pulsion orale. Qu'est-ce que c'est ? On parle des fantasmes de dévoration, se faire boulotter. Chacun sait en effet, c'est bien là, confinant à toutes les résonances du masochisme, le terme autrifié de la pulsion orale. Mais pourquoi ne pas mettre les choses au pied du mur ? Puisque nous nous référons au nourrisson et au sein, et que le nourrissage, c'est la succion, disons que la pulsion orale, c'est le se faire sucer, c'est le vampire148.’

Les héros sont, en fait, la proie de cette pulsion orale, ils reconnaissent le vampire mais vont à lui149. Toutes les héroïnes de Fitzgerald sont associées à la couleur blanche, cette pâleur trahit leur manque de substance et de vitalité, leur état de vampire exigeant du sang. Il semble qu'elles se nourrissent du sang sucé auprès de leurs amants après les avoir embrassés, drainant ainsi vers elles la vitalité qui les caractérisait au départ. Myrtle et son mari constituent le couple extrême illustrant ce motif du vampire. L'énergie de Myrtle est extraordinaire alors que Wilson est une vraie loque. Il devient de plus en plus inactif, faible et pâle, tandis que la vigueur de Myrtle est décuplée jusqu'à l'accident. Elle semble avoir vidé son mari de ses forces vitales et sexuelles ainsi que de son sang alors que sa sensualité à elle est en constante expansion. Face à la vitalité autoritaire de sa femme, il n'est qu'une pâle silhouette soumise : "A white ashen dust veiled his dark suit and his pale hair as it veiled everything in the vicinity -except his wife [...]" (GG 32) ; d'ailleurs Tom remarque : "'[...] he doesn't know he's alive.'" (GG 32). A la fin du roman, Wilson est un vrai fantôme ambulant, Myrtle lui a laissé tout juste de quoi se supprimer ainsi que celui qu'il croit être son rival. Après l'accident, l'ampleur de son esclavage marital devient encore plus frappante : "Wilson had no friend: there was not enough of him for his wife." (GG 166). Nicole aussi a besoin de ce sang, de cette vitalité, mais elle n'en supporte pas la vue, ni Daisy non plus qui ne s'arrête même pas pour voir Myrtle ensanglantée sur la route. Déçue d’avoir été repoussée par Dick, même la jeune Rosemary a des "fantasmes de dévoration" : "[...] she wanted for a moment to hold him and devour him, wanted his mouth, his ears, his coat collar, wanted to surround him and engulf him [...]" (T 65).

Tous les héros finissent usés, vidés de leur sang source de vie alors que leur partenaire retrouve une nouvelle vitalité en fin de roman, le vampire s'est régénéré, causant ainsi la perte de ses victimes consentantes. Au-delà de la Diane chasseresse, de la sorcière, de la "belle dame sans merci" et du vampire, cette héroïne fitzgeraldienne est essentiellement une mante religieuse qui dévore son partenaire après l'accouplement ; nous retrouvons là le "fantasme de dévoration" évoqué par Lacan. Ainsi ce portrait de la nouvelle "Aphrodita americana" brossé par Fitzgerald proclame l'intensité de la guerre des sexes et la victoire plus que probable de la femme au cours de cette lutte.

Notes
102.

- Malcolm Bradbury, The Modern American Novel (Oxford, Oxford University Press, 1992), p. 90. Frederick Lewis Allen évoque la panique suscitée chez la génération précédente par les nouveaux comportements sociaux, ceux des jeunes filles en particulier : "The war had not long been over when cries of alarm from parents, teachers and moral preceptors began to rend the air.", Only Yesterday (New York, Harper Perrenial, 1964), p. 74.

103.

- "The most conspicuous sign of what was taking place was the immense change in women's dress and appearance.", ibid., p. 85.

104.

- André Le Vot, Scott Fitzgerald (Paris, Julliard, 1979), p. 109.

105.

- Ibid., p. 110.

106.

- Frederick Lewis Allen décrit ainsi l'apparence de la femme fétiche des romans et nouvelles de Fitzgerald : "The 'flappers' wore thin dresses, short-sleeved and occasionally (in the evening) sleeveless; some of the wilder young things rolled their stockings below their knees, revealing to the shocked eyes of virtue a fleeting glance of shin-bones and knee-cap [...]", op. cit., p. 74.

107.

- Aux reproches de ses parents conservateurs, elle prétendra : "'The men won't dance with you if you wear a corset'", ibid.. Une journaliste de mode du New York Times écrivit : "[...] 'the American woman ... has lifted her skirts far beyond any modest limitation,' [...]", ibid..

108.

- Francis Scott Fitzgerald, "Bernice Bobs her Hair", The Short Stories of F.Scott Fitzgerald (London, éd. par Matthew J.Bruccoli, Abacus, 1992), pp. 25-47.

109.

- Cf. le poème de Baudelaire évoquant la puissance érotique de la chevelure, Charles Baudelaire, "La Chevelure", Les Fleurs du mal (Paris, Bordas, 1976), p. 42.

110.

- Frederick Lewis Allen cite Dorothy Speare : "'The intoxication of rouge is an insidious vintage known to more girls than mere man can ever believe.'", op. cit., p. 74.

111.

- "Thanks to the spread of scientific skepticism and especially to Sigmund Freud, the dogmas of the conservative moralists were losing force and the dogma that salvation lay in facing the facts of sex was gaining.", ibid., p. 92. "One of the most striking results of the revolution was a widely pervasive obsession with sex. To listen to the conversation of some of the sons and daughters of Mr and Mrs Grundy was to be reminded of the girl whose father said that she would talk about anything; in fact, she hardly ever talked about anything else.", ibid., p. 98.

112.

- Nancy Milford déclare : "[...] the Flapper awoke from her lethargy of sub-deb-ism, bobbed her hair, put on her choicest pair of earrings and a great deal of audacity and rouge and went into battle.", il s'agit du combat des sexes bien sûr, Zelda Fitzgerald, op. cit., p. 91.

113.

- Ces mots correspondent à peu près à ceux de Zelda lors de la naissance de Scottie, ibid., p. 84.

114.

- Henry James, The Portrait of a Lady (Harmondsworth, Penguin, 1971), passim.

115.

- Les contrastant avec les Puritains et Victoriens de la génération précédente, Frederick Lewis Allen décrit leur état d'esprit ainsi : "It was better to be modern, -everybody wanted to be modern,- and sophisticated, and smart, to smash the conventions and to be devastatingly frank.", op. cit., p. 92.

116.

- Essayant d'expliquer l'échec amoureux de certains jeunes héros de Fitzgerald, Nancy Milford remarque : "The fault seems to lie in the puritanical restraint of Scott Fitzgerald's boys rather than in his girls.", op. cit., p. 31.

117.

- "La rencontre de cette figure énigmatique de la féminité ne menace-t-elle pas tout sujet ?", Michèle Montrelay, L'Ombre et le nom (Paris, Editions de Minuit, Collection "Critique", 1977), p. 66.

118.

- André Le Vot, op. cit., p. 110.

119.

- André Le Vot, L'Univers imaginaire de Francis Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 508-509.

120.

- Lawrence E.Mac Phee explique comment le nom et le personnage de Jordan, la "mauvaise conductrice", ont été inspirés par le monde de l'automobile. Selon lui, Jordan viendrait du nom d'une voiture, alors que Baker ferait référence à la A.T.Baker and Company, spécialiste en sellerie automobile. Il argumente en outre que le personnage de Jordan correspond parfaitement aux jeunes filles modernes, libres, sportives, bronzées et souvent associées à l'Ouest des publicités des magazines de l'époque pour la Jordan. Il remarque par ailleurs que le golf était régulièrement évoqué dans les images publicitaires concernant cette voiture, "The Great Gatsby's 'Romance of Motoring': Nick Carraway and Jordan Baker", Modern Fiction Studies (été 1972), pp. 207-212.

121.

- Marc Saporta, "Scott Fitzgerald en son temps", Americana (Paris, Presse de l'Université Paris Sorbonne, 1990), vol. 5, p. 71.

122.

- MM. Allen et Le Vot nous indiquent que les années vingt virent l'avènement de la voiture avec conduite intérieure, ce qui procura un mini-lieu de vie aux jeunes gens en quête d'intimité. De faÿon plus prosaïque, ces deux auteurs citent un certain juge de Middleton qui dénonÿa les automobiles comme des "bordels motorisés" ; ceci fait référence à la pratique grandissante à cette époque du "petting", Frederick Lewis Allen, op. cit., p. 82 ; André Le Vot, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 109.

123.

- Michèle Bonnet, "Le 'Moi' divisé dans Tender is the Night de F.S.Fitzgerald", Americana, op. cit., p. 63.

124.

- Voir Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore (Paris, Editions du Seuil, 1975), p. 13.

125.

- "L'homme est terrorisé par la menace que la féminité fait surgir sur 'son' refoulement. [...] les frustrations, les interdits, le mépris qui pèsent depuis des siècles sur la femme peuvent bien être absurdes, arbitraires, il n'importe : l'essentiel n'est pas là, mais dans le fait d'imposer l'abandon, à coup sûr, de la jouissance. Alors le scandale peut cesser : le sexe féminin témoigne de la castration symbolique.", Michèle Montrelay, op. cit., p. 72.

126.

- André Le Vot, op. cit., p. 276.

127.

- Robert Sklar, F.Scott Fitzgerald: The Last Laocoön (New York, Oxford University Press, 1967), p. 167.

128.

- "Man has assumed the gentle, all-sympathetic role, and woman has become the energetic party, with the authority in her hands. The man is the sensitive, sympathetic nature, the woman the active, effective, authoritative. So that the male acts as the passive, or recipient pole of attraction, the female as the active, positive, exertive pole, in human relations. Which is a reversal of the old flow. The woman is now the initiator, man the responder. They seem to play each other's parts.", David Herbert Lawrence, Fantasia of the Unconscious and Psychoanalysis of the Unconscious, op. cit., p. 97.

129.

- René Girard, La Violence et le sacré, op. cit., pp. 181-182.

130.

- André Le Vot, op. cit., p. 110.

131.

- Dans son poème, Baudelaire célébrait l'érotisme de la chevelure. Les connotations exotiques y sont très nombreuses, elles lient immanquablement cet érotisme au monde oriental et africain où la femme est lascive, passive, toujours en attente, prête à procurer le plaisir sans vraiment l'exiger :

"La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,

Tout un monde lointain, absent, presque défunt,

Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !

Comme d'autres esprits voguent sur la musique,

Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum." Charles Baudelaire, op. cit., v. 6-10.

132.

- Nancy Milford déclare à propos des garÿonnes : "Perhaps these girls were not meant to be possessed, but always lost, for the other girls are not even kissed, much less touched.", op. cit..

133.

- André Le Vot, L'Univers imaginaire de Francis Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 264-265.

134.

- Judith Fetterley, "Who Killed Dick Diver?: The Sexual Politics of Tender is the Night", F.Scott Fitzgerald: Critical Assessments, op. cit., vol. 3, p. 209.

135.

- James W.Tuttleton établit une relation entre Tender et "Endymion" basée sur la présence et l'action de la déesse de la lune qui a, tour à tour, un effet bénéfique et maléfique selon qu'elle est Diane, Cynthia ou encore Hécate, "Vitality and Vampirism in Tender Is the Night", Critical Essays on Fitzgerald's Tender Is the Night (Boston, éd. par Milton R.Stern, G.K.Hall and Co, 1986), p. 239.

136.

- Ibid., p. 243.

137.

- John Keats, "The Eve of St Agnes", The Complete English Poems (Harmondsworth, Penguin, 2è éd., 1977), pp. 312-324.

138.

- Edgar Allan Poe, "The Fall of the House of Usher", The American Tradition in Literature (New York, Grosset and Dunlap, 4è éd., 1974), pp. 409-425.

139.

- Edgar Allan Poe, "Ulalume", ibid., pp. 392-394.

140.

- Michèle Montrelay, op. cit., p. 71.

141.

- Joan M.Allen soutient que les héros d'âge mûr de Fitzgerald sont captivés et fascinés par des sirènes masquées, Candles and Carnival Lights: The Catholic Sensibility of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 11.

142.

- Les sirènes n'ont pas toujours été pourvues d'une queue de poisson. Véritables oiseaux à tête de femme chez les Grecs, elles s'humanisèrent au cours de l'Antiquité et devinrent des femmes ailées chez les Romains.

143.

- Supra Première Partie, Chapitre I, p. 36.

144.

- Comme de nombreux critiques, Tuttleton établit la relation entre les personnages féminins de Fitzgerald et la femme fatale du poème de Keats, James W.Tuttleton, op. cit., pp. 239-240, John Keats, "La Belle Dame sans Merci", op. cit., pp. 334-336.

145.

- Voir James W.Tuttleton, op. cit., p. 240.

146.

- J.Donald Adams déclare : "After the homme manqué, the femme fatale, Fitzgerald's vampiric destroyer, is the most vital character he ever created. She pervades his later fiction.", "Scott Fitzgerald's Return to the Novel", F.Scott Fitzgerald: Critical Assessments, op. cit., vol. 3, p. 12.

147.

- Joan M.Allen, op. cit., p. 75.

148.

- Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 178.

149.

- James W.Tuttleton indique que tous les héros de Fitzgerald sont vampirisés par des femmes fatales : "[...] the beautiful enchantress, the alluring and seductive but ultimately daemonic and destructive woman -figured frequenly and openly as a vampire who drains the hero of his vitality.", op. cit., p. 238.