Face à cette "Aphrodita americana", il est évident que le héros fitzgeraldien ne pourra pas se conduire comme ses pères, ou du moins, s'il le fait, il ira à sa perte. Quel comportement adopte-t-il donc dans un conflit des sexes auquel il ne peut se soustraire ? Confronté à une femme qui se débrouille seule, qui est indépendante économiquement et spirituellement, le héros est profondément déconcerté, son rôle protecteur et chevaleresque n'a plus cours, pourtant il essaye encore désespérément de le remplir, inconscient que l'homme héroïque appartient au passé. Jusqu'au bout il a l'illusion qu'il peut et doit "prendre soin" de sa compagne, compagne qui, en fait, se moque éperdument de ces attentions. Baby propose en quelque sorte d'acheter un docteur pour Nicole : "'[...] Nicole will need to be looked after for a few years.'" (T 151). Alors que la véritable proposition était pour "quelques années", Dick se lance à corps perdu dans cette entreprise, prêt à y consacrer sa vie entière, persuadé que Nicole aura toujours besoin de lui. Plus tard, Rosemary a l'impression qu'il agit de cette même façon protectrice avec elle : "[...] she had the sense that Dick was taking care of her [...]" (T 19). De la même manière, avec Daisy, Gatsby a, dès le début, un comportement chevaleresque et protecteur qui n'est plus de mise vu la femme et l'époque auxquelles il est confronté. Croyant avoir à faire à "la première fille 'bien' qu'il ait jamais rencontrée" (GG 154), une fois leur aventure engagée, il s'est senti lié éternellement à elle, "He felt married to her [...]" (GG 155) ; on reconnaît là la naïveté d'un homme qui n'a pas compris que les temps ont changé et que les jeunes filles apparemment "bien" sont dangereuses et sans scrupules. Plus loin, se croyant toujours le champion de Daisy, il déclarera à Tom : "'You're not going to take care of her any more.'" (GG 139). Il ne s'est pas rendu compte que les femmes n'ont plus besoin que l'on "s'occupe" d'elles et que d'ailleurs Tom ne remplit pas vraiment ce rôle. Amory, qui s'aperçoit progressivement que ses conquêtes ne sont pas les héroïnes moyenâgeuses romantiques suggérées par leur prénom et qu'elles ne lui offrent pas une place de héros, finit sa période d'initiation à l'amour très désabusé et déçu : "There were no more wise men; there were no more heroes [...]" (S 238). Le héros fitzgeraldien est "le dernier des princes" (LT 37), déjà il ne trouve plus femme à la hauteur de ses ambitions héroïques, quand il s'imagine l'avoir auprès de lui, il fait erreur. Monroe Stahr perçoit cela quand il dit à Cecilia : "'People fall in and out of love all the time, don't they?'" (LT 140). Il ignore que si de solides piliers encadrent de manière phallique l'entrée de l'Hermitage d'Andrew Jackson (LT 18), ils ne gardent dignement qu'une maison abandonnée. En accord avec leur essence héroïque ces hommes désirent une femme incorporelle qui répondrait à tous leurs fantasmes d'un autre âge150. Bien sûr cette femme n'a rien à voir avec la garçonne et le choc sera fatal pour celui qui s'est illusionné. R.Sklar a exploré la difficulté du héros face à la chute des valeurs romantiques et héroïques. Il explique que le dilemme de Dick est complet puisqu'il ne peut pas être apaisé à moins de satisfaire sexuellement l'amour que lui confère son héroïsme romantique. Il ne peut pas rechercher une gratification sexuelle sans se dépouiller de son masque romantique, mais, sans ce masque, il ne serait plus autant aimé. La personnalité romantique dont il est auréolé et qui le maudit ne fournit de satisfaction qu'aux autres151. Avec Nicole, il avait atteint une satisfaction érotique qui impliquait une castration. La seule façon de retrouver son intégrité serait dans une nouvelle démonstration de sa puissance sexuelle, mais celle-ci est contrecarrée par ses principes romantiques fondés sur la pruderie victorienne, il se retrouve donc déchiré entre pruderie et castration152.
A défaut de remplir leur rôle romantique et héroïque avec des compagnes adéquates, les protagonistes de Fitzgerald explorent leur propre équilibre entre féminité et virilité espérant trouver la réponse au comportement nouveau que leur opposent les femmes. Certains, bien sûr, sont complètement efféminés comme Campion, dont le nom indique avec la perte de son "h", que le héros n'est plus là et qu'il ne sera le champion d'aucune femme. Mais d'autres, comme Dick ou Abe North, semblent valoriser ce qui en eux est féminin. Au début de Tender, Dick nous est montré sur la plage ; il porte alors un costume de bain qui fait dire à McKisco : "'Well, if that isn't a pansy's trick!'" (T 20). Dick apparaîtra ensuite comme un être extrêmement méticuleux qui s'occupe de sa plage avec un soin ménager très féminin. Il est aussi le spécialiste des soirées comme une véritable maîtresse de maison. Plus psychologiquement, il reconnaît en lui un profond besoin d'être aimé : "He wanted to be loved, too, if he could fit it in." (T 132). Mélange de mère et de chevalier il veut aider et être admiré : "An overwhelming desire to help, or to be admired, came over him [...]" (T 206). Il fait preuve d'une empathie et d'une sensibilité essentiellement féminines et sera finalement détruit par son amour pour Nicole. D'ailleurs celle-ci avait tout de suite perçu cet aspect de sa personnalité puisqu'elle lui demanda : "Are you a sissy?", ayant remarqué sa tranquillité de grosse chatte (T 120). Le substantif "sissy" peut être une allusion à son ambiguïté sexuelle. Il est intéressant de noter qu'il dira lui-même au Professeur Dohlmer : "'I'm not so straight on it myself?'" (T 138). Si l'on prend l'adjectif "straight" au sens "normal" ou "hétérosexuel", cela pourrait constituer une réponse à la question de Nicole. Il reconnaît, en outre, que même sa vocation professionnelle est d'inspiration féminine (T 137). Enfin, le monde qu'il crée autour de lui pour le bien-être de Nicole est un monde essentiellement féminin153.
Etre viril constitue un effort pour ces protagonistes masculins et leur incertitude sur cette virilité difficilement assumée est grande154. Nous avons remarqué précédemment que Campion est à l'extrémité de l'échelle de la virilité sur laquelle s'étagent tous les personnages masculins de Fitzgerald. Il est d'ailleurs la seule victime du pseudo-duel puisqu'il finit allongé sur le dos incapable de respirer alors qu'en réalité tout est déjà terminé sans dommages physiques (T 50). Pour mesurer la disparition progressive de l'homme viril, on remarquera qu'un Tsar de l'époque d'Ivan le Terrible n'est maintenant plus qu'un humble chauffeur (T 13). Dans Tycoon, Monroe Stahr est obligé de rassurer Roderiguez qui se croit frappé d'impuissance (LT 45-48). Dans Tender, alors que Rosemary nage avec vivacité, le ridicule McKisco ne sait même pas comment respirer dans l'eau (T 7) ; quant à Dick, dans la dernière partie du roman, il évite désormais les plongeons de haut (T 280)155 et ne parvient plus à réussir son exhibition en ski nautique (T 281-282).
A propos des garçonnes, nous avons évoqué leur collier émettant l'hypothèse que cette chaîne de perles pourrait être un symbole d'esclavage, ou du moins un attribut féminin ; il n'est, par conséquent, pas inutile de remarquer que Dick porte lui aussi une bribe de ce symbole puisqu'il a orné d'une perle son cordon de lunettes et sa cravate, suggérant ainsi son propre enchaînement (T 208). Il ressent fortement la difficulté de jouer un rôle actif dans une relation amoureuse et confie à Rosemary : "'Active love -it's more complicated than I can tell you. It was responsible for that crazy duel.'" (T 75).
Anthony Patch est lui très incertain de l'effet qu'il produit sur Gloria alors qu'il est lui-même totalement à ses pieds :
‘Had she been moved? In his arms had she spoken a little -or at all? What measure of enjoyment had she taken in his kisses? And had she at any time lost herself ever so little? (BD 112).’Il croit qu'il ne se souvient plus de ces choses à cause du temps écoulé depuis ces événements, en réalité, il s'interroge avec angoisse sur sa virilité, sur l'impression qu'il produit sur Gloria, sans trouver de réponses définitives. Il souhaiterait, en fait, percer un certain mystère de la féminité qui lui reste impénétrable.
Wilson lui ne s'interroge plus ; il a mis toutes ses forces dans une tentative de soumission humble à une épouse qui ne lui en est même pas reconnaissante, sa virilité a été totalement bafouée, il n'est plus qu'une marionnette, "a doll" (GG 148). Il est rabaissé plus bas que terre, Myrtle dit de lui avec mépris : "'I thought he knew something about breeding, but he wasn't fit to lick my shoe.'" (GG 41). Tous ces hommes sont usés et épuisés, ils sont incapables de mettre leur virilité en valeur s'il leur en reste un peu156.
Outre cette difficulté à préserver leur virilité, les héros de Fitzgerald sont confrontés à l'image assez négative de ceux qui ont réussi ce tour de force. J.Fetterley déclare : "Indeed, masculinity is not made attractive in Tender is the Night."157. Tommy Barban, l'homme viril par excellence, et son double dans Gatsby, Tom Buchanan, ont peut-être réussi à faire face à la nouvelle "Aphrodita americana" et à préserver leurs caractéristiques masculines, mais ils font partie des personnages les plus déplaisants et le fait que les nouvelles femmes les choisissent comme compagnons en fin de course est chargé de connotations extrêmement funestes. Le duel, souvenir d'une époque romantique et héroïque, n'est qu'une parodie quand il se déroule entre un brutal Tommy et un McKisco mort de peur et inexpérimenté ; il se termine d'ailleurs dans le ridicule absolu, les deux coups ayant raté leur cible, Campion agonisant de peur dans les fourrés (T 49-50).
Les "nouveaux Césars" sont peu sympathiques, néanmoins ce sont les seuls à faire face au combat et à s'en tirer indemnes. Peut-être est-ce parce qu'ils ne doutent jamais d'eux-mêmes et ne s'interrogent pas sur les nouvelles femmes. Ils continuent à exercer leur droit de seigneur sans s'apercevoir que la victime est consentante. Alors qu'Abe North se déclare "lassé du monde féminin" (T 81) et qu'Amory, déçu, désire fuir les femmes, Tommy et Tom ont eu beaucoup d'aventures amoureuses et en sont fiers. Ce sont des "Tom cats", des "matous" de l'amour. La description physique de Tom insiste sur la force et la cruauté de son corps (GG 13), Tommy est lui aussi plutôt athlétique (T 16,292). Il est intéressant de remarquer que pour ses deux hommes les plus virils, mais les moins sympathiques, Fitzgerald n'a pas fait preuve d'originalité dans son choix de noms ; Tom et Tommy sont les dérivés du même prénom, quant aux patronymes, ils ont des sonorités identiques avec leurs lettres "b" et "a" et les mêmes connotations guerrières, Buchanan faisant penser à "cannon" et Barban à "barbarian".
Les nouvelles femmes choisissent ces "nouveaux Césars", laissant tomber les hommes dont le dosage féminin-masculin est mieux équilibré. Daisy opte pour la vie avec Tom, condamnant de la sorte Gatsby à mort. Myrtle avait également porté son choix sur Tom. Nicole abandonne Dick pour Tommy : "[...] she welcomed the anarchy of her lover." (T 295). Après son mariage avec Abe, Mary North se tourne vers un oriental, puissant propriétaire de mines de manganèse et qui est apparemment aux antipodes du monde raffiné qu'Abe avait tenté de lui faire découvrir : "'Abe educated her, and now she's married to a Buddha. If Europe ever goes Bolshevik she'll turn up as the bride of Stalin.'" (T 257). Gloria, elle, conserve Anthony, mais il faut dire qu'il est maintenant riche et, ainsi nantie, elle n'aura à partager son pouvoir avec personne, d'autant plus que son mari est dépossédé de toute volonté personnelle. L'homme oriental est le seul à pouvoir encore être un héros, en ce sens c'est le côté français de Tommy qui lui donne des capacités qui échappent à Dick et Abe, il affirme:
‘"[...] in French you can be heroic and gallant with dignity, and you know it. But in English you can't be heroic and gallant without being a little absurd, and you know that too. That gives me an advantage." (T 267).’Le jour où Tommy s'empare de Nicole, ils se déplacent vers l'est de la côte au cours de la soirée et les connotations orientales sont multiples :
‘She liked his bringing her there to the eastward vision [...]. Symbolically she lay across his saddle-bow as surely as if he had wolfed her away from Damascus and they had come out upon the Mongolian plain (T 295).’L'homme américain ne peut faire face que s'il est un Tom Buchanan, sinon il se révèle faible et ridicule comme l'ambassadeur à Rome : "[...] the violet dawn fell shrilly upon his pink mask and upon the linen sack that supported his mustache [...]" (T 231). Ce clown vêtu d'une robe de chambre brodée perse représente une nation d'hommes sur le déclin. Nicole feint de s'interroger, mais, en fait, elle sait, ou du moins pressent, que la femme américaine est responsable de la chute de son compagnon :
‘"So many smart men go to pieces nowadays."Ce ne sont pas seulement les américains de qualité qui s'écroulent, tous les hommes américains, mis à part les brutes semblables à Tom Buchanan, sont anéantis, les brillants Dick Diver comme les ridicules McKisco et leurs romans minables, ou les McKee et les photographies absurdes de leur femme, ou les Wilson, marionnettes de leur épouse. Seuls les "nouveaux Césars" peuvent et aiment être confrontés aux nouvelles femmes, qui révèlent leur vraie nature, Tommy s'étonne : "'Why didn't they leave you [Nicole] in your natural state?'", puis critique : "'All this taming of women!' he scoffed." (T 290).
L'imagerie du cheval, classiquement associée à la puissance sexuelle masculine, apparaît dans les romans de Fitzgerald mais ne présage en rien du succès sexuel des héros mais plutôt de leurs craintes à assumer cet aspect d'eux-mêmes. Pour renforcer cette impression trouble, cette imagerie est aussi bien associée aux femmes qu'aux hommes, ce qui exprime la confusion ambiante. Dick apparaît au début du roman avec une casquette de jockey (T 4), ses enfants ayant, eux, une bouée à tête de cheval (T 17). Plus tard, il ne lâche pas un certain cheval des yeux lorsqu'il cherche Nicole sur le manège (T 189). Rosemary est décrite comme "un jeune mustang" (T 164) puis "un jeune cheval savamment étrillé, à la robe soyeuse et aux sabots vernis" (T 207), sa mère ayant eu pour premier mari un officier de cavalerie (T 11). A Paris, en compagnie entre autres d'un certain Mr George T.Horseprotection, elle chevauche un tas de carottes transporté sur une charrette (T 78). Puis, elle se laisse fasciner par un marronnier transporté en direction des Champs Elysées, "a huge horse-chestnut tree" (T 79). Nicole est, elle, comparée à un poulain, "a promising colt" (T 140), certains de ses ancêtres étaient d'ailleurs dans le commerce de chevaux (T 142). Dans les Alpes suisses, Dick la rejoint sur une promenade en forme de fer à cheval, puis : "They were strolling along toward the dim end of the horseshoe, two hundred yards ahead." (T 152-153). Dans Tycoon, le monde juif de la finance est passionné par les chevaux, mais Monroe Stahr ne se laisse pas gagner par cette tendance et évite ce genre de conversation, il ignore le groupe de financiers rassemblés dans la salle de bal, il regarde au-delà, en direction de la table de Kathleen située derrière les piliers, c'est-à-dire plus loin qu'une simple relation charnelle (LT 90). En revanche, Broaca ne cesse de replacer une scène de jeune fille et cheval dans tous ses films : "[...] the girl went to a stable and slapped a horse on the rump." (LT 48). Cette scène soi-disant sans explication freudienne donne néanmoins, une fois encore, le dessus à la femme, son geste proclamant franchement sa domination sexuelle. Cecilia, qui cherche vainement à obtenir des renseignements sur Kathleen, s'écrie : "'It's a dark horse, [...] I can't even find out her name.'" (LT 118). Dans Paradise, c'est Eleanor qui mène le cheval tout en parlant de sexualité ; elle conduit même sa monture jusqu'au précipice dans une espèce de folie sadique et masochiste annonçant déjà, de la sorte, l'échec amoureux et sexuel du couple fitzgeraldien (S 215-217). A Amory, Rosalind préfère un certain Mr Ryder dont le patronyme est aussi prometteur que le compte en banque, lui n'aura pas de doutes sur sa virilité (S 224). Enfin, dans Gatsby, Tom, l'homme viril par excellence, possède toute une écurie qu'il n'a pas hésité à transporter depuis Lake Forest jusqu'à East Egg à la stupeur générale (GG 12) et il reçoit Nick pour la première fois chez lui en tenue d'équitation (GG 13). A sa soirée, Gatsby s'obstine à le présenter comme "le joueur de polo" (GG 112), indiquant ainsi l'abîme qui les sépare, Tom apparaît alors comme un sportif, une brute pour qui l'amour ne serait qu'une passion sexuelle. Gatsby regrette à un moment de ne pas posséder de cheval, mais c'est sous l'influence de Tom et de ses compagnons d'équitation (GG 110). Ce thème du cheval apparaît donc régulièrement mais il n'annonce ni luxure, ni supériorité machiste mais bien la confusion induite par une sexualité qui effraie.
Dans un début de vingtième siècle essentiellement trinitaire, le héros fitzgeraldien est un homme binaire coupé du reste de la société où il évolue et, plus particulièrement, de la nouvelle femme. Le désir d'éternité est évident chez Dick, Gatsby et Monroe Stahr ; ils s'imaginent chacun à leur manière pouvoir maîtriser le temps, Gatsby plus que tous, qui se croit capable d'annihiler les quatre années sans Daisy et de tout reprendre à zéro. Monroe Stahr pense, lui, transcender le temps grâce à son art cinématographique ; il croit, en outre, refaire sa vie avec Minna une deuxième fois par l'intermédiaire de Kathleen, triomphant ainsi de la mort. Quant à Dick, il croit maîtriser la vie et la mort grâce à son art médical ; jeune médecin fraîchement débarqué à Zurich, il s'imagine que le temps n'aura pas de prise sur lui (T 115)158.
Dans une société en crise, ces héros croient encore pouvoir imposer un ordre et triompher de l'anarchie ambiante159. C'est à travers le chaos de ses fêtes et d'une société dissolue que Gatsby croit pouvoir jouer la pièce dont il est l'acteur principal et le dramaturge, il s'imagine donner un sens à cette confusion, la maîtriser totalement pour donner vie aux créations de son imaginaire. Dick pense, lui, dompter le désordre de l'inconscient de Nicole, il est persuadé qu'il peut lui amener la paix et lui imposer une réelle maîtrise d'elle-même. En fait, il la guérira en prenant sa place de malade.
La trinité permet de symboliser la mort à travers le troisième élément présent par delà un "je" et "tu", c'est-à-dire le "il". Mais la trinité est aussi une représentation de l'amour, qui est fondé sur la relation trinitaire je-tu/il160. Or, on remarque que les héros de Fitzgerald font fi de cet aspect trinitaire de l'amour. En effet, il semble qu'ils évacuent une facette de la trinité de l'amour en essayant d'ignorer l'altérité de la femme aimée : "[...] somehow Dick and Nicole had become one and equal, not apposite and complementary; she was Dick too, the drought in the marrow of his bones." (T 190). Dick fusionne avec Nicole par l'écriture quand il signe "Dicole" (T 103), il annihile là "la crevasse alpine entre les sexes" (T 144) et d'ailleurs Nicole est prise à ce piège puisqu'elle ne sait plus qui elle est :
‘When I talk I say to myself that I am probably Dick. Already I have even been my son, remembering how wise and slow he is. Sometimes I am Doctor Dohmler and one time I may even be an aspect of you, Tommy Barban (T 161).’Ce "Dicole" manifeste un désir de complète domination phallique puisque le couple Diver deviendrait alors "Dick-all", ce qui implique l'ascendant du héros sur Nicole, mais, plus encore, l'importance de la fonction phallique ainsi que le suggère la signification argotique du diminutif "Dick". Cependant, Nicole saura, à l'inverse de Dick, s'extraire de ce piège et reconstituer son entité indépendante à la fin du roman : "'Why, I'm almost complete,' she thought. 'I'm practically standing alone, without him.'" (T 287). Gatsby, lui, ne perçoit l'amour qu'à travers la Daisy qui est en lui, l'Autre est étrangère à son sentiment et à sa création. De toute façon elle est "périssable" (GG 118), c'est d'ailleurs pour cela qu'il considère sa relation avec Tom comme "personnelle" (GG 158). Amory, lui, souhaitait une Rosalind "asexuée" (S 161) afin de convenir à son univers binaire. Quant à Anthony, il reconnaît en Gloria son jumeau (BD 131,134), ce qui est un autre moyen d'ignorer l'altérité dans l'amour. Ainsi, en refusant l'altérité et la réalité de la mort, ces héros se privent finalement du désir, de l'amour et de la création161.
- "Dick tombe amoureux d'une femme-fée incorporelle, pur fantasme de féminité idéalisée, surgie d'une nuit originaire immaculée, insoumise à la temporalité, qui est pour lui 'the essence of a continent'.", Roland Tissot, "Tendre est la nuit ou le voyage au bout de la nuit", Corrigé de la dissertation en franÿais, Rapports de jurys de concours. Agrégation anglais. Concours externe (Ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et des sports, 1990), p. 20.
- Robert Sklar, op. cit., p. 277.
- Ibid., p. 283.
- Judith Fetterley affirme que Dick adopte un comportement complètement féminin pour faire face à la situation nouvelle que lui impose la femme : "Unable to be 'beam and idea, girder and logarithm', Dick has become Nicole: 'one and equal, not apposite and complementary; she was Dick too, the drought in the marrow of his bones. He could not watch her disintegrations without participating in them.'" ; "Put simply, Tender is the Night proposes that American men are driven 'mad' by the feminization of American culture which forces them to live out the lives of women and which purchases the sanity of women at the men's expense.", op. cit., pp. 215, 208.
- Ce malaise fait écho aux doutes de Fitzgerald sur sa propre personne, doutes qui furent attisés par les remarques désobligeantes de Zelda sur la taille de son organe sexuel ainsi que par ses accusations quant à une soi-disant relation homosexuelle avec Hemingway, Jeffrey Meyers, op. cit., pp. 148-151. Ces craintes seront évoquées avec une certaine ironie par Ernest Hemingway dans son chapitre "A Matter of Measurements", A Moveable Feast (Harmondsworth, Penguin, 1966), pp. 142-146.
- Cet épisode rappelle immanquablement l'accident de l'auteur en juillet 1936 au cours duquel il se fractura l'épaule lors d'un plongeon, Jeffrey Meyers, op. cit., pp. 270-271.
- Judith Fetterley analyse la fatigue de Dick de la sorte : "[...] there is the antecedent and perhaps continuing effort of being male. To be 'beam and idea, girder and logarithm' to lift the load of female identity and suspend it from oneself, constantly to restate the universe, re-define reality and re-educate women -in a word, to keep women down- is an exhausting enterprise. Of already exhausted stock, Dick is further exhausted by the effort to fight back the encroachments of 'Amazons,' by the need to do battle with the modern American woman who is no longer 'happy to exist in a man's world,' and who no longer seeks to preserve her 'individuality through men and not by opposition to them.'", op. cit., p. 221.
- Ibid..
- "L'homme trinitaire acceptait la mort, il faisait de la représentation de la mort dans la vie le fondement de sa symbolicité et du lien social : pour que deux soient ensemble, il fallait qu'un troisième ait pris de gré ou de force, réellement ou symboliquement, la mort sur lui. L'homme binaire, au contraire, éloigne la mort de la socialité, il veut outrepasser, il veut la 'grande santé', comme disait Nietzsche. [...] L'homme binaire veut l'éternité.", Dany-Robert Dufour, Les Mystères de la trinité (Paris, Gallimard, 1990), pp. 10-11.
- "L'opérateur binaire mettait tout en ordre, le chaos devenait système de communication, langage, discours... -l'inconscient, le mythe et bien d'autres objets empiriques devenaient 'structurés comme un langage' (Lacan), dignes, pour le coup, d'accéder au statut d'objets théoriques.", ibid., p. 31.
- Dany-Robert Dufour affirme : "[...] l'amour est toujours une relation à trois. Dans cette relation à trois, deux des protagonistes sont internes l'un à l'autre -"je" et "tu"- , et le troisième -"il"- leur est externe.", ibid., p. 99.
- "[...] garder une part substantielle à l'homme trinitaire et vivre et mourir, désirer et subir les vanités, vouloir des enfants, aimer, haïr, sublimer la peur dans l'art et les récits...ou devenir surhomme et ne plus mourir, mais aussi perdre l'art, la frivolité, l'amour, la haine, la 'dépense somptuaire' au sens où l'entendait G.Bataille...? En fin de compte voulons-nous encore désirer ou en finir avec le désir?", ibid., p. 11.