IV Le combat

Si D.H.Lawrence162 croyait à un nouvel équilibre basé sur les caractéristiques particulières de l'homme et de la femme du vingtième siècle, le double portrait, féminin puis masculin, que nous venons de dresser peut nous faire douter profondément du mot équilibre. Il devient évident que la création romanesque de Fitzgerald se base plutôt sur un déséquilibre du couple, à l'image de la vie personnelle de l'auteur. En effet, tous les éléments semblent réunis pour annoncer que le nouveau couple constitué sera explosif et sans avenir autre que la destruction d'au moins un des partis. Une fois de plus, la fusion idéale est niée et l'homme s'inscrit dans un univers fragmenté. Il nous appartient maintenant de voir quel est ce couple nouveau, s'il en est un, qui émerge au coeur d'une lutte aussi violente.

Le couple fitzgeraldien est à l'image de ces couples anonymes participant aux fêtes de Gatsby, qui partent dans la nuit, ivres, agressifs et en proie à de violentes luttes intestines. Aucun couple n'est durable et heureux dans les cinq romans ; des personnages secondaires aux protagonistes, aucun lien marital ou amoureux ne résiste au temps, si court soit-il. Quant aux couples s'échafaudant à la fin de certains romans, ils sont chargés de telles connotations négatives, que l'on peut déjà augurer de leur évolution funeste. Cette situation sociologique désastreuse découle d'une vision tragique entretenue par l'auteur du couple et de l'amour, vision déjà annoncée dans le double portrait précédent d'un homme et d'une femme foncièrement incompatibles si ce n'est dans une logique de guerre, logique située à la source même de la création romanesque de Fitzgerald.

Les fêtes de Gatsby contiennent en miniature la palette des différents stades qui guettent le couple fitzgeraldien. Ces différentes émotions sont, entre autres, très bien exprimées à travers la danse163. Le fox-trot élégant de Gatsby (GG 112), par exemple, annonce sa passion d'une essence supérieure, par opposition aux danses bachiques de ses invités :

‘There was dancing now on the canvas in the garden; old men pushing young girls backward in eternal graceless circles, superior couples holding each other tortuously, fashionably, and keeping in the corners -and a great number of single girls dancing individualistically [...] (GG 52-53).’

Cette description des danseurs contient en germe la situation du couple fitzgeraldien. En effet, il y a les couples déjà formés qui se tiennent "tortueusement", ce qui implique une idée de torsion et de douleur. Il y a les nouveaux couples qui se constituent au gré de la soirée mais qui sont "sans grâce", voire même violents, puisque les hommes "poussent" brutalement leur partenaire ; ils se composent d'hommes âgés et de jeunes filles et sont probablement illégitimes. Enfin, il y a les femmes indépendantes qui se débrouillent très bien toutes seules sans avoir besoin d'un danseur. A ce stade, la violence et la désintégration du couple ne sont pas encore très engagées mais elles vont apparaître plus ouvertement au fur et à mesure de la soirée, l'alcool jouant bien sûr le rôle de révélateur des vrais sentiments de chacun164. Quelques pages plus loin, alors que la soirée tire à sa fin, les relations deviennent plus tendues, les couples se disputent, se déchirent et se battent :

‘"She had a fight with a man who says he's her husband," explained a girl at my elbow.
I looked around. Most of the remaining women were now having fights with men said to be their husbands. Even Jordan's party, the quartet from East Egg, were rent asunder by dissension (GG 58).’

La description du désastre marital se poursuit avec les femmes jalouses et celles qui ne veulent pas rentrer, pour finalement se terminer par un enlèvement des récalcitrantes en bonne et due forme : "[...] the dispute ended in a short struggle, and both wives were lifted, kicking, into the night." (GG 58). Le seul couple uni et idéal des fêtes de Gatsby est celui du metteur en scène et de sa "star" (GG 112,114), mais c'est un couple de cinéma qui semble perçu à travers l'oeil circulaire de la caméra, le metteur en scène ayant attendu deux pages (GG 112-114) avant de saisir l'image d'un chaste baiser d'acteurs :

‘They were still under the white-plum tree and their faces were touching except for a pale, thin ray of moonlight between. It occurred to me that he had been very slowly bending toward her all evening to attain this proximity, and even while I watched I saw him stoop one ultimate degree and kiss at her cheek (GG 114).’

Wilson s'occupe d'épaves automobiles, il est devenu lui-même une épave, un naufragé du mariage. Si les autres couples de Fitzgerald ne sont pas tous aussi atteints que Myrtle et Wilson, ce couple constitue le pire exemple qui soit et tous les autres en seront des dérivés plus ou moins édulcorés. De toute façon, aucun couple n'est solide. Nicole quitte Dick en reconnaissant : "'Some of the time I think it's my fault -I've ruined you.'" (T 264). Daisy abandonne Gatsby également. Après avoir laissé "L'Homme" pour "L'Américain" (LT 132), Kathleen rompt par lettre avec Monroe Stahr ; les employés de ce dernier, Roderiguez et Zavras, n'ont pas l'air d'ailleurs de mieux réussir avec leur épouse (LT 45,57). Amory subit quatre échecs amoureux (avec Myra, Isabelle, Rosalind et Eleanor) et ne conquiert jamais l'amour de la belle et sainte Clara. Abandonné par Rosalind, il se plonge dans l'ivresse et déclare même vouloir se suicider (S 186). Il finit complètement désabusé :

‘Women -of whom he had expected so much; whose beauty he had hoped to transmute into modes of art; whose unfathomable instincts, marvellously incoherent and inarticulate, he had thought to perpetuate in terms of experience- had become merely consecrations to their own posterity (S 238).’

Seule Gloria reste avec Anthony mais c'est un homme complètement diminué à la fin du roman et elle joue plutôt son infirmière, jouissant ainsi de la fortune qui l'a perdu. Cette image générale du couple est proprement désastreuse et rien n'éclaircit ce funeste tableau. Il semble que tous ces couples finissent toujours par atteindre la conclusion d'Amory qui ne s'applique malheureusement pas qu'aux quartiers sordides de New York :

‘It was dirtier than any battle-field he had seen, harder to contemplate than any actual hardship moulded of mire and sweat and danger, it was an atmosphere wherein birth and marriage and death were loathsome, secret things (S 232).’

Le champ de bataille évoqué est celui de la guerre des sexes, cette lutte sans merci qui ronge tous les couples cités précédemment. Le parallélisme de construction entre "mire and sweat and danger" et "birth and marriage and death" indique ouvertement l'ampleur de la catastrophe et le déséquilibre en cours.

Guerrière et conquérante la nouvelle femme est une battante qui ne se laissera pas écraser : "Women are necessarily capable of almost anything in their struggle for survival [...]" (T 163). En effet, à la fin des différents romans, toutes les héroïnes finissent par s'en sortir tant bien que mal alors que les héros sont complètement anéantis, morts ou privés à tout jamais de leur vitalité : "[...] the male is always destroyed, and the female always goes on."165. Nous avons évoqué auparavant cette femme guerrière ; en fait, cette amazone est foncièrement dominatrice et n'aura de cesse que l'adversaire, l'autre sexe, soit vaincu. Dans sa thèse, Le Vot résume ainsi la jeune fille fitzgeraldienne : "[Elle] apparaît toujours achevée, peu susceptible d'évolution. Elle est belle, radieuse, conquérante, ou elle n'est pas."166. A propos de Josephine, héroïne de certaines nouvelles de Fitzgerald et de ses amours, il déclare : "[Elle] est le Bonaparte spécialiste de la guerre éclair, des Austerlitz triomphants."167. Les soeurs Warren ont, elles, un nom combatif qui les prédispose à faire de même, à mener une guerre sans pitié, ce qu'elles font d'ailleurs chacune à leur manière. Le côté combatif de toutes les femmes présentées dans les romans de Fitzgerald est constant quel que soit leur âge. Des femmes de dix-neuf et vingt-neuf ans et de celles de vingt, il écrit : "The former are ages of insolence, comparable the one to a young cadet, the other to a fighter strutting after combat." (T 289). Si la jeune fille qui fait chuter et mourir O'Keefe (BD 89-92), le héros imaginé par Anthony Patch, est innocente dans son geste fatal, elle n'en reste pas moins dangereuse. Les héroïnes de Fitzgerald, n'ont pas cette innocence ; lancées dans la lutte, elles comptent vaincre. De Gloria, il est dit: "[she] struck to kill" (BD 80), ce qui ne laisse aucune place à l'innocence. Quand Nicole tombe sous le charme de Dick à la clinique c'est, entre autres, parce qu'il est en uniforme (T 118), elle croit avoir repéré le soldat en lui, celui contre qui la lutte sera possible, elle lui adressera des lettres commençant par : "Mon capitaine" (T 119), "Captain Diver" (T 120), "Dear Captain Diver" (T 121), ou encore "Dear Captain" (T 122). En réalité, il lui faudra attendre Barban, le vrai soldat, le mercenaire, pour une lutte à égalité entre guerriers.

Les hommes ne sont pas tous dupes comme Dick ou Gatsby, certains pressentent le danger avec justesse. Même pour les plus naïfs, il y a toujours un crainte sous-jacente de tomber sous l'emprise du charme féminin168. Anthony devrait être au courant car son histoire du chevalier O'Keefe est extrêmement claire quant aux périls encourus par les hommes, mais il se fait complètement berner par Gloria jusqu'à la capitulation totale. "La menace permanente que constituent les femmes" (BD 74) est vivement perçue par Amory qui proteste de temps à autre contre la féminité exacerbée, selon lui, de ses conquêtes : "'Oh, don't be so darned feminine.'" (S 89). Il espérait qu'Isabelle soit en quelque sorte asexuée, ce qui lui aurait facilité la tâche : "I thought you'd be -sort of- sexless, you know, swim and play golf." (S 161). Cette femme asexuée serait la simplification de tous ses tourments. C'est Tommy Barban qui est le plus lucide sur les dangers encourus, il est d'ailleurs le mieux armé pour les contrecarrer : "'I've brutalized many men into shape but I wouldn't take a chance on half the number of women.'" (T 291). Wilson est lui l'exemple parfait du vaincu dont la reddition est sans appel : "He was his wife's man not his own." (GG 143). C.Gerbaud insiste sur l'étonnante résistance de ces femmes à l'allure faussement fragile; pour elle, elles ont une immense énergie qui en fait les triomphatrices de la guerre des sexes169. Après la chute de l'homme, la femme remonterait à la surface suite à son propre séjour dans la nuit obscure, la femme-enfant ne donnant qu'une illusion de domination à l'homme. Selon C.Gerbaud, elle est le symbole du succès dans Tender, aussi bien du point de vue matériel, social, professionnel, psychologique que moral. A propos de cette lutte où la femme triomphe, Le Vot conclut :

‘Pygmalion est vaincu et dépossédé par la forme qu'il a sculptée : ce sera le sujet de The Great Gatsby et de Tender is the Night, ce sera aussi le sujet du roman qui a pour protagonistes Scott et Zelda Fitzgerald170.’

Femme fatale mais aussi femme indépendante économiquement, cette mante religieuse est foncièrement consommatrice et dévoratrice, Le Vot déclare :

‘Dans la société fitzgeraldienne les femmes sont les plus grandes prédatrices, les consommatrices que l'on voit tout au long des textes se livrer à d'extraordinaires achats en série171.’

Ces prédatrices consomment non seulement grâce à leur indépendance économique des produits vantés par une publicité en plein essor, mais aussi des hommes. Ces références à l'attitude prédatrice de ses héroïnes nous indiquent ici une tentative de la part de l'auteur de perception de la femme dans son attitude vis-à-vis de l'homme, l'oeuvre romanesque devient alors un essai de compréhension des ressorts les plus intimes du comportement féminin. Ce comportement dévorateur nous est apparu tout d'abord comme une réponse à la pulsion orale évoquée par Lacan172. Il semble en fait qu'en présentant cette tendance comme caractéristique de toutes ses héroïnes, Fitzgerald ait tenté de définir de manière plus générale tout un aspect de la sexualité féminine malgré les difficultés à la cerner et à la dire173. Ainsi, au-delà d'un portrait de femme apparemment plutôt négatif, se dessine une perception assez lucide de la part de Fitzgerald d'un certain aspect de la féminité même si cette perception nous est livrée à mots couverts à travers une description réaliste assez fidèle sociologiquement et bien travaillée littérairement. Il tente la difficile exploration du "continent noir"174. C'est justement peut-être parce qu'il reste dans un certain non-dit, un flou littéraire, que Fitzgerald peut nous communiquer cet essai de compréhension de l'univers féminin175. Ce flou est par ailleurs l'expression d'une crainte, d'un désarroi face à un mystère impossible à analyser rationnellement. Si Fitzgerald réussit à sa manière à explorer cette féminité par l'intermédiaire de ses personnages, c'est parce qu'il ne tient pas de discours sur le sujet, mais nous livre des bribes d'expériences de vie à travers lesquelles le lecteur peut saisir une évocation de la féminité. Il ne s'empare pas du langage pour dire une certaine exploration de la féminité, il laisse le langage traduire ce qu'il ne perçoit que de façon inconsciente. Il trahit l'angoisse d'une génération d'hommes qui ne comprend plus sa partenaire et sent la remise en question de son comportement passé. Il essaie de saisir l'essence de la féminité et de la fixer par le trait de l'écriture car

‘L'orgasme dans le discours nous conduit en ce point où la jouissance féminine est à déterminer comme écriture. En ce point où il doit apparaître que cette jouissance et le texte littéraire (qui lui aussi s'écrit comme un orgasme produit à l'intérieur du discours) sont l'effet d'un meurtre du signifiant qui est le même.
N'est-ce pas pour cette raison que chez Bataille, Jarry, Jabès, l'écriture se raconte comme la jouissance d'une femme ? Et que ce qu'elle écrit, c'est le Nom176 ?’

Les héroïnes de Fitzgerald portent en elles la destruction des hommes qui les aiment et les désirent, elles sont essentiellement castratrices. R.Sklar reconnaît les capacités héroïques des protagonistes masculins de Fitzgerald, mais affirme que leurs compagnes en sont les destructrices : "The genteel romantic heroine wants her man to be a hero, but in the very act of giving him her love she destroys his capacity for heroism."177. C.Gerbaud prétend que Dick Diver et Abe North sont détruits "sur le territoire de la féminité"178. Selon Le Vot179, la nouvelle "The Swimmers" présenterait en germe la femme castratrice de Tender :

‘In her grace, at once exquisite and hardy, she was that perfect type of American girl that makes one wonder if the male is not being sacrificed to it, much as, in the last century, the lower strata in England were sacrificed to produce the governing class180.’

La menace de la castration devient manifeste dans le geste d'Augustine, la bonne française des Diver, lorsqu'elle brandit son couteau de cuisine et une hachette avec agressivité en direction de Dick qui essaye de se défendre difficilement à l'aide de sa canne aux connotations phalliques évidentes (T 263). S'appuyant sur Milton R.Stern, J.W.Tuttleton affirme que toutes les riches héroïnes des romans de Fitzgerald ont un "pouvoir désexualisant" fonctionnant de pair avec leur comportement vampirique181. J.M.Allen les perçoit ainsi :

‘[... Fitzgerald's] viciously destructive women who wear masks designed to hide their essential insidiousness, his men who allow themselves to be emasculated by these fascinating destroyers [...]182.’

La lutte des sexes est donc sans pitié pour les héros, non seulement ils sont vaincus, mais, en outre, la femme fitzgeraldienne veut mener sa victoire jusqu'à la dévoration et la castration.

Ainsi, apparaît derrière ce portrait une puissante image de la femme américaine, la nouvelle "Aphrodita americana" : "-The American Aphrodite who can never be entirely chaste, yet never wooed and won."183. L'Amérique est désormais à son service et dirigée par elle184. Le règne de la femme américaine est venu, c'est elle maintenant qui fixe les règles :

‘Dick's capacity to live a masculine life is undermined from the start; the exhausted male principle can not overcome the dominance of the gold star muzzer who prepares her sons to fight a women's war on women's grounds and thus inevitably to lose185.’

"[T]he heroic and masculine age of America is a thing of the past."186 ; selon les théories de D.H.Lawrence187, l'homme a maintenant cédé la place à une Aphrodite qui est devenue le pôle actif et autoritaire, révélant ainsi une féminité et une sexualité insoupçonnées jusqu'alors.

La guerre des sexes est la seule relation qui subsiste entre des hommes épuisés et blessés et des femmes dont la force est toute nouvelle. Même s'ils n'ont plus l'énergie pour se battre et affronter l'adversaire, les hommes sont entraînés dans la lutte jusqu'à l'épuisement total de façon à ce qu'ils ne relèvent plus la tête. Avant le coup de grâce, la plupart des héros reçoivent des punitions prémonitoires : Dick est battu à Rome et jeté en prison (T 226), Anthony Patch est brutalement rabroué par Bloeckman et ses serveurs (BD 437-438), Amory est également passé à tabac par un groupe de gens un soir de beuverie (S 189). Ces coups représentent la blessure psychique qui les ronge, ils annoncent aussi le coup fatal qui tue Abe North dans un "speakeasy" (T 199). S.Kahn remarque : "It is in the battle of the sexes rather than in the trenches that Amory receives his sudden and lasting wounds."188. D'ailleurs, Amory conclut de ses observations : "It was not so bad where there were only men or else women; it was when they were vilely herded that it all seemed so rotten." (S 232). La tragédie est dans la lutte des sexes, dans l'essai de fonctionner ensemble. Incapables de faire face à leur propre sexualité et à celle des nouvelles femmes, tous ces hommes sont battus à mort sans espoir de grâce puisque le monde où ils évoluaient en maîtres n'existe plus :

‘Here was a new generation, shouting the old cries, learning the old creeds, through a revery of long days and nights; destined finally to go out into that dirty gray turmoil to follow love and pride; a new generation dedicated more than the last to the fear of poverty and the worship of success; grown up to find all Gods dead, all wars fought, all faiths in man shaken... (S 255).’

Le couple classique de héros étant en décomposition, d'autres types de couples se positionnent à l'avant-scène, ils attestent un certain désarroi lié à une nouvelle vision de la sexualité. A propos de Tender, R.W.Stallman conclut que tous les personnages s'y prostituent189. Les couples illégitimes sont nombreux, nous l'avons évoqué ; les amours extra-maritales tiennent une place primordiale, mais elles ne sont pas animées de la passion mutuellement partagée qui découle des "crises maritales" évoquées par Rougemont190. Ces aventures sans lendemain sont le fait des protagonistes mais aussi de multiples personnages secondaires. Les soirées de Gatsby sont peuplées de ces couples qui se font et se défont à un rythme effréné. La liste d'invités dressée par Nick (GG 67-69) résume parfaitement ce rassemblement de couples adultères, ou du moins non officiels, et souvent temporaires. Les couples les moins honorables prennent une place d'importance, les couples héroïques n'existant plus : les "poules" françaises et leurs marins, le père de Cecilia et sa secrétaire, Alec Connage et Jill, Dan Cody et Ella Kaye, etc. Dick lui-même, au-delà de sa passion sexuelle pour Rosemary, se prend d'intérêt pour toute femme croisant son passage (T 201). Il a la désagréable impression d'avoir été acheté par les Warren et, loin de l'image du héros passionné et romantique qu'il révère, il sent qu'il est dans la peau d'un "gigolo" (T 201). Le couple classique détruit, d'autres relations envahissent les romans de Fitzgerald ; les Diver sont entourés de gens aux moeurs sexuelles variées : Campion, Dumphry et Francisco Y Ciudad Real, mais aussi l'infâme Lady Caroline. Dick a pour patient un jeune homme homosexuel dont le père croit qu'il faut le guérir de ce comportement (T 242). Dans Tycoon, Reinmund semble faire une fixation homosexuelle sur Monroe Stahr (LT 49). Cette tendance à inclure des formes de sexualité différentes dans la fiction n'est bien sûr pas particulière à Fitzgerald et son époque, The Picture of Dorian Gray, que lit Amory, en est la preuve immédiate s'il en faut, mais elle indique une défaillance du couple classique désormais incapable de constituer la charpente du roman. Elle est un indice que l'amour traditionnel n'a plus la force de cohésion utilisée dans la fiction des générations précédentes. La guerre des sexes est profondément violente, le couple traditionnel ne peut y survivre, d'autres formes d'amour se préparent à prendre la relève.

Cette absence de préjugés moraux qui transparaît dans l'écriture fitzgeraldienne contraste avec un relatif puritanisme et une certaine misogynie de l'auteur. M.Geismar parle d'une "profonde répulsion des héros de Fitzgerald pour le sexuel"191. Le Vot fait, lui, les observations suivantes :

‘Le langage sensuel du corps, qui prédomine chez D.H.Lawrence ou Henry Miller, vient rarement précéder ou prolonger les échanges de regards. L'univers de Fitzgerald est chaste.
........................................................................................................................
Jusqu'à Tender is the Night -à l'exception de la violente attirance que Myrtle Wilson ressent pour Tom dans The Great Gatsby- on peut dire que l'amour sexuel est absent de l'oeuvre192.’

J.M.Allen considère qu'il y a chez Fitzgerald "une profonde répugnance à évoquer la sexualité"193.

Les critiques féministes dénoncent une certaine misogynie chez Fitzgerald, J.Fetterley, par exemple, déclare à propos de Gatsby :

‘Another American "love story" centred on hostility to women and the concomitant strategy of the scapegoat...Not dead Gatsby but surviving Daisy is the object of the novel's hostility and its scapegoat194.’

C.Gerbaud estime, elle, que cette misogynie s'inscrit dans la lignée d'une certaine tradition littéraire américaine ; elle cite Tom C.Coleman, qui soulève la question de "la misogynie fondamentale de Fitzgerald". Il évoque les écrivains américains masculins qui sont obsédés par la terreur de perdre "la bataille des sexes" ; sont cités, par exemple, J.Fenimore Cooper et Melville, la conclusion étant que "les hommes ayant dominé les lettres américaines ont eu tendance à embrasser la misogynie comme attitude artistique fondamentale, si ce n'est socio-morale"195. Mais cette attitude ne serait-elle pas une défense contre un désir, un besoin irrésistible de la femme et contre une angoisse face à l'insondable mystère de la féminité ?

Au-delà d'une certaine misogynie à l'égard de ses héroïnes et d'une lutte sévère entre les héros et celles-ci, on pourrait affirmer que l'écriture de Fitzgerald met en scène une sorte de mise en abyme de la guerre des sexes, puisque ses romans étaient aussi une manière de lutter contre Zelda, un combat d'auteurs sans merci illustrant l'âpreté de la guerre des sexes, chacun menant sa bataille par personnages interposés : Dick Diver contre Alabama Knight, Nicole Diver contre David Knight.

Jusqu'à présent, nous avons soutenu l'idée que la femme réussissait à sortir indemne de cette guerre des sexes, cependant la lutte est si rude que certaines sont brisées à jamais. La patiente de la chambre vingt (T 184), le vingt de la décennie des garçonnes, sait qu'elle est passée à travers une bataille terrifiante, tout son corps en est marqué et cette douleur immense la conduira finalement à la mort. Elle a certaines caractéristiques de la femme fatale qui rappellent étrangement Daisy : "[...] she had been exceptionally pretty-" (T 183), "She spoke in a strong, rich, deep, thrilling voice." (T 183), "[...] her voice came up [...] afflicted with subterranean melodies [...]" (T 184). Elle est maintenant prisonnière de son eczéma, "as imprisonned as in the Iron Maiden" (T 183), un peu à l'image de Daisy dans sa robe de mariée196. En tant qu'artiste peintre américaine, elle est aussi une représentation de l'auteur en quête de connaissance (T 183). Le mot "battle" revient quatre fois dans sa conversation avec Dick, qui conclut : "It's too tough a game for you." (T 185). Malgré les paroles rassurantes de celui-ci, elle sait qu'elle est allée au coeur des choses, aux limites extrêmes de la connaissance et de la jouissance, qu'elle a voulu explorer cette "crevasse alpine entre les sexes" (T 144), abîme indicible dont elle est revenue couverte de plaies et sans réponse : "'Then what was it I had almost found?'" (T 184). Ce gouffre entre les sexes est caractérisé par l'adjectif "Alpine", ou plutôt "all pine", qui suggère son lien avec le désir et la souffrance qui en découle. Curieusement, la "star" d'un des films de Monroe Stahr est également couverte d'eczéma (LT 64). La description qui est faite d'elle indique qu'elle aussi aimerait dominer dans la lutte :

‘Her name had become currently synonymous with the expression "bitch". Presumably she had modelled herself after one of those queens in the Tarzan comics who rule mysteriously over a nation of blacks. She regarded the rest of the world as black (T 64).’

Peut-être que le mal expiatoire infligé à la patiente de la chambre vingt ronge déjà la "star" également197. A Dick, qui doute de son combat, la malade répond avec virulence :

‘"Are you quite sure you've been in a real battle?"
"Look at me!" she cried furiously (T 184).’

Elle est certaine du sens de son expérience fatale : "'I'm sharing the fate of the women of my time who challenged men to battle.'" (T 184). Dick, qui tente à sa manière de percer les mêmes mystères, est immanquablement attiré par elle, d'abord sexuellement (T 185), puis il ressentira un véritable amour (T 240). Alors qu'elle lui faisait confiance, "'I thought perhaps you would know what it was.'" (T 184), il essaye de la calmer en éludant le problème : "With disgust he heard himself lying, but here and now the vastness of the subject could only be compressed into a lie." (T 185).

Le sort malheureux de cette femme est de toute évidence le résultat d'une punition, comme si l'exploration des frontières du plaisir et de la connaissance avait provoqué les foudres d'un dieu puritain. Elle s'interroge sur ce qui lui a valu un tel sort, le verbe "deserve" qu'elle emploie alors implique l'idée de punition, idée que Dick va renforcer avec sa théorie de la honte : "'It's related to the blush [...]'" (T 184). Il évoque ses "fautes" (T 184,185) et ses "péchés" (T 184) et lui donne un conseil bon enfant : "'We must all try to be good,' [...]" (T 185). Intérieurement, il doit s'avouer à regret que seuls les êtres très solides peuvent échapper à la punition (T 185). La connaissance est offerte à l'artiste, mais elle exige une résistance extraordinaire198 que cette patiente n'avait pas :

‘The frontiers that artists must explore were not for her, ever. She was fine-spun, inbred -eventually she might find rest in some quiet mysticism. Exploration was for those with a measure of peasant blood, those with big thighs and thick ankles who could take punishment as they took bread and salt, on every inch of flesh and spirit (T 185)199.’

L'exploration des ressorts internes de l'individu était trop difficile pour elle : "[...] too tough a game for [her]." (T 185). Trop fragile, c'est son coeur, siège des sentiments et émotions, qui lâchera (T 240). Sa mort a été causée, selon Franz, par une "neuro-syphilis" (T 241). Ce diagnostic liant maladie nerveuse et vénérienne semble indiquer que la patiente a succombé à un mal symbolisant la double origine de sa faute: la recherche trop poussée de la connaissance et de l'expression de sa jouissance sexuelle. Dick se moque bien de l'opinion de son associé (T 241), il estime que sa patiente doit emporter le secret intime de sa souffrance dans la tombe, secret qui constitue sa quête personnelle à lui également.

Amour et souffrance sont donc intimement liés, la lutte des sexes ne pouvant se résoudre que dans une violence douloureuse ainsi que le suggère le titre "Casualties" prévu par Fitzgerald pour l'une des parties de Tender dans son remaniement du roman200. Amour et sexualité restent irrémédiablement irréconciliables. Dans le cas de l'amour romantique, l'homme devra étouffer tout désir aux dépens de sa virilité ; en revanche, l'érotisme et la sensualité sont également une forme de castration puisqu'ils marquent la fin de l'amour romantique. Idéalisme et sexualité ne peuvent donc pas s'articuler. La violence, qui sera la réaction contre une sentimentalité outrée et un romantisme irréaliste, est, d'une certaine manière, libératrice car elle rend à l'homme sa virilité mais saura-t-il l'assumer et pourra-t-il réguler cette violence ?

L'amour extrêmement fusionnel de Nicole et Dick implique également une fusion de souffrance :

‘Many times he had tried unsuccessfully to let go his hold on her. They had many fine times together, fine talks between the loves of the white nights, but always when he turned away from her into himself he left her holding Nothing in her hands and staring at it, calling it many names, but knowing it was only the hope that he would come back soon (T 180).’ ‘In these six years she had several times carried him over the line with her [...] (T 188).’ ‘He could not watch her disintegrations without participating in them (T 190).’

Finalement, pris au piège des "ténèbres érotiques" (T 38), Dick éprouvera la douleur ultime de ceux que l'amour a brisés ; s'adressant à Nicole, il conclura : "'You've ruined me, did you?'" (T 271). Malgré son personnage peu admirable, Campion a très bien saisi l'intense souffrance liée à l'amour et il sait l'exprimer. Jouant au conseiller expérimenté, il prévient Rosemary : "'When you're older you'll know what people who love suffer. The agony.'" (T 40). Dick, ironique, précise que, tout comme Grant, l'amour vient de mener son dernier combat et l'a perdu : "'Why, this was a love battle -there was a century of middle-class love spent here? This was the last love battle.'" (T 56). Malgré l'incrédulité moqueuse d'Abe, "'You want to hand this battle over to D.H.Lawrence,' [...]", Dick sait que c'est l'amour qui les a meurtris tous les deux : "'All my beautiful lovely safe world blew itself up here with a great gust of high explosive love,' [...]" (T 57). L'adverbe "here" indique que son monde tranquille a explosé sur le champ de bataille évoqué précédemment, c'est-à-dire celui de l'amour.

Myrtle, elle aussi, est atteinte par la brûlure de l'amour, même si sa passion pour Tom est physique et peu admirable, c'est une jalousie folle et torturante qui la pousse sous les roues de Daisy : "[...] her eyes, wide with jealous terror, were not fixed on Tom, but on Jordan Baker, whom she took to be his wife." (GG 131).

Dans Paradise, le vocabulaire employé par les garçonnes courtisées par Amory indique clairement que l'amour est quelque chose de dangereux et de douloureux, aux connections multiples avec la guerre et les combats. Rosalind évoque les aventures romantiques de temps révolus : "That was one of those romantic, pre-battle affairs. They're all wrong." (S 165). L'amour romantique régnait avant la guerre des sexes, maintenant la situation a changé, Rosalind est en plein combat. Abandonné par cette dernière, Amory doit avoir recours à la méthode forte pour survivre :

‘He had taken the most violent, if the weakest, method to shield himself from the stabs of memory, and while it was not a course he would have prescribed for others, he found in the end that it had done its business: he was over the first flush of pain (S 190).’

Néanmoins, il ressort sentimentalement brisé de cette aventure :

‘But there had been, near the end, so much dramatic tragedy, culminating in the arabesque nightmare of his three weeks' spree, that he was emotionally worn out (S 191).’

A Mrs Lawrence qui s'imagine que c'est l'armée qui l'a vieilli, Amory réplique : "'That's from another, more disastrous battle,' [...]" (S 192). Il fait bien sûr ici allusion à la guerre des sexes qu'il a menée contre Rosalind, entre autres. Le bilan de cet amour est extrêmement négatif et amer, il est un résumé de souffrances et de frustrations :

‘Tireless passion, fierce jealousy, longing to possess and to crush -these alone were left of all his love for Rosalind; these remained to him as payment for the loss of his youth- bitter calomel under the thin sugar of his love's exaltation (S 222-223).’

L'amour et la guerre ont forgé la vie d'Amory et sont indissociables au coeur de son expérience. Quand il se plaint d'être blasé et instable, Tom lui répond : "'Love and war did for you.'" (S 194).

Le héros choisit les sentiers de la souffrance en pleine connaissance de cause, le but ultime de sa quête n'étant jamais aussi exaltant que le chemin parcouru pour l'atteindre. Poursuivre la lumière verte, se construire un empire financier et soupirer après un amour idéal de jeunesse, pour Gatsby ou aider Nicole à reconquérir son équilibre, pour Dick, auront été plus passionnants que le but visé. Dans la douleur de la séparation réside la force et l'amour de Gatsby. La souffrance amoureuse pourra atteindre les limites extrêmes de l'endurance, à la frontière de l'ultime défaillance :

‘La violence de l'amour mène à la tendresse, qui est la forme durable de l'amour, mais elle introduit dans la recherche des coeurs ce même élément de désordre, cette même soif de défaillance et ce même arrière-goût de mort que nous trouvons dans la recherche des corps. Essentiellement, l'amour élève le goût d'un être pour un autre à ce degré de tension où la privation éventuelle de la possession de l'autre -où la perte de son amour- n'est pas ressentie moins durement qu'une menace de mort [...]
........................................................................................................................
[...] l'amour n'est pas le désir de perdre, mais celui de vivre dans la peur de sa perte possible, l'être aimé maintenant l'amant au bord de la défaillance [...]201.’

Le jour où Daisy ne réussit pas à renoncer à Tom, Gatsby éprouve cette "menace de mort" exprimée par Bataille, menace concrétisée en acte par Wilson. Anéanti, le héros laissera probablement cette menace se matérialiser sans révolte : "I have an idea that Gatsby himself didn't believe it [Daisy's telephone message] would come, and perhaps he no longer cared." (GG 168). Plus rien n'a d'importance puisque le degré de tension a dépassé son maximum ; un coup fatal a été assené au héros, la fusion avec Daisy lui étant désormais refusée. Ainsi, pour ces héros en quête d'un amour qui est en réalité chargé de souffrances, la connaissance est sur le chemin, s'ils savent la saisir au coeur d'un combat qui s'avérera être une lutte à mort.

Si "le lien du sexe à la mort, à la mort de l'individu, est fondamental."202 et si "le mouvement de l'amour, porté à l'extrême est un mouvement de mort."203, on peut affirmer que cet enchevêtrement de sexualité, d'amour et de mort, constitue un pilier fondamental de la création romanesque de Fitzgerald. Même si les héros ne parviennent pas à assumer une sexualité en contradiction avec leurs aspirations romantiques, la mort est le pont qui relie sexualité et amour et c'est la femme qui semble se tenir au contrôle de ce pont où le héros doit payer son dû, son droit de passage, s'il veut se lancer à sa conquête. Nous avons observé précédemment qu'à travers la femme et l'amour le héros recherchait le plaisir d'une certaine souffrance, nous pouvons maintenant affirmer qu'il était également en quête d'une expérience de la mort, peut-être aussi cette "petite mort" de sa sexualité qu'il ne sait pas affronter et qu'il ne parvient pas à percevoir de façon tangible chez sa partenaire.

La femme fitzgeraldienne incarne la mort, elle semble d'ailleurs ne pas la craindre. Quand Nicole tente de provoquer un accident de voiture fatal, elle se moque de l'attachement de Dick à la vie : "'You were scared, weren't you?' she accused him. 'You wanted to live!'" (T 192). De la même façon, Eleanor lance son cheval avec fougue en direction du précipice, au grand effroi d'Amory (S 217). Dans sa thèse, Le Vot remarque :

‘La femme, experte au plongeon solitaire, perd sa maîtrise quand il s'agit de conduire un passager. Mais comme Eleanor, se dégageant au moment où son cheval va s'écraser du haut de la falaise, elle sait échapper aux conséquences de ses actes204.’

A travers la mort, l'héroïne fitzgeraldienne assume tous les éléments de l'existence et devient le pilier de l'univers, mais un univers qui fonctionnera à sa façon. Cette femme qui unit en elle tous les constituants d'un nouvel univers est à l'image de celle décrite par Sollers :

‘La femme signifie donc le compromis que l'humanité instaure entre l'interdit et la transgression, le compromis qui, à travers le "mariage" laisse transparaître la possibilité de la violence érotique : non seulement elle doit assumer le rôle de la mère (pure) et de l'animal (impur), du respect et de la violation du respect (de la "frénésie sexuelle et du soin des enfants"), mais elle donne sa consistance à une structure d'exclusion telle qu'un milieu résistant -une scène- soit construit en fonction de son renversement possible205.’

Sollers en conclut que "La femme est donc dépositaire du 'secret social' [...]"206. La femme fitzgeraldienne se voit investie d'un rôle structurant et équilibrant essentiel, mais elle porte en elle, par le biais de l'amour, la promesse de mort qui terrifie et attire le héros. Elle le déconcerte, le remet en question et l'épuise tout en l'emmenant avec elle dans un voyage au plus profond des "ténèbres érotiques" (T 38). La nuit qui attire Dick vers Nicole, cette obscurité fascinante et effrayante de la folie, ces "ténèbres érotiques" (T 38) qui l'entraînent également vers les profondeurs de sa sexualité par l'intermédiaire de Rosemary, c'est la nuit qui n'est pas tendre, mais ô combien cruelle et qui piège le héros comme une araignée avec sa toile ; c'est la grande nuit de l'inconscient, de l'inconnu, la nuit universelle de la mort, de l'énigme de la jouissance féminine, de la Chose originelle, et au-delà, celle de l'écriture.

Sollers déclare : "Nous pouvons dire en général de la femme (d'où nous venons) qu'elle est le seul signe capable d'entraîner un désir sans limite."207. Ce désir trouve sa source dans un manque. Le Vot affirme : "A partir d'un manque Gatsby édifie l'image de la plénitude."208. Ce manque éprouvé au coeur du soi sera le moteur de l'amour, qui est une sorte de mouvement centrifuge partant du soi et allant vers l'Autre209. La femme, source des désirs les plus extrêmes pour les héros de Fitzgerald, sera donc un écran cachant ce manque intime, cette béance que l'individu ressent en lui-même et qu'il souhaiterait combler sans aide extérieure. Le désir sera plus vif, l'inspiration plus forte tant que l'heure du plaisir sera reculée. A travers l'image qu'il a de Daisy, Gatsby croit saisir une vérité universelle :

‘[...] l'être aimé équivaut pour l'amant, pour l'amant seul sans doute, mais n'importe, à la vérité de l'être. Le hasard veut qu'à travers lui, la complexité du monde ayant diparu, l'amant aperçoive le fond de l'être, la simplicité de l'être210.’

Le manque constitue donc bien le fondement de l'ordre sexuel211 ; ainsi, la béance est source d'un certain élan, mais ceci tant que le héros est poussé par le désir, le jour où il commence à s'interroger plus profondément sur sa fêlure interne, le ver est dans le fruit.

Notes
162.

- David Herbert Lawrence, op. cit., passim.

163.

- Plus que toute autre musique le jazz exprime le parallèle entre, d'une part, danse et musique, et d'autre part, sexualité et amour : "The word jazz in its progress towards respectability has meant first sex, then dancing, then music. It is associated with a state of nervous stimulation, not unlike that of big cities behind the lines of war.", F.Scott Fitzgerald, "Echoes of the Jazz Age",(CU 12). André Le Vot indique que la danse mime l'amour là où il n'est plus ou pas encore ; elle peut aussi être le langage corporel qui le suscite ou l'exprime, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 213.

164.

- Supra Première Partie, Chapitre I, pp. 17-19.

165.

- Mary E.Burton, "The Counter-Transference of Dr Diver", F.Scott Fitzgerald: Critical Assessments, op. cit., vol. 3, p. 142.

166.

- André Le Vot, L'Univers imaginaire de Francis Scott Fitzgerald, op. cit., p. 198.

167.

- Ibid., p. 195.

168.

- Colette Gerbaud, "Amérique et féminité, ou le rêve, l'or et la nuit dans Tender Is the Night de Francis Scott Fitzgerald", Americana, op. cit., pp. 81-96.

169.

- Ibid., p. 84.

170.

- André Le Vot, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 111.

171.

- Ibid..

172.

- Supra Première Partie, Chapitre II, p. 93.

173.

- "Si l'organe de la sexualité féminine tend à dévorer, à rendre sien, s'il infléchit tout mouvement psychique selon des schèmes clos et circulaires, on comprend les difficultés de la femme à s'évader d'elle-même, à dépasser les limites de sa vie affective. Chacune de ses expériences érotiques ne réactive-t-elle pas le même rapport au monde : avide, capteur, enveloppant ?", Michèle Montrelay, "Femme -La sexualité féminine", Encyclopaedia Universalis, p. 857.

174.

- "S'interrogeant sur la sexualité féminine, et mesurant le peu de prise qu'elle offre à l'investigation analytique, Freud la compare à un 'continent noir'.", Michèle Montrelay, L'Ombre et le nom, op. cit., p. 66. A l'époque de Freud, l'Afrique était encore un continent non entièrement exploré, source d'interrogations et de fascination, le choix de l'expression "continent noir" pour faire allusion à la sexualité féminine paraît ainsi parfaitement justifié.

175.

- Michèle Montrelay nous indique l'extrême difficulté à verbaliser la féminité qui "résiste sourdement à l'analyse" et "fait échec à l'interprétation dans la mesure où elle ignore le refoulement.", ibid.. Elle affirme : "Mais on peut supposer que la sexualité féminine résiste par essence et non par accident à se laisser dire -dans la cure et en théorie. On s'arrêtera à ce second point de vue : la féminité n'est pas seulement inexplorée, elle est inexplorable pour autant qu'elle tient en échec le discours, c'est-à-dire l'instrument premier de la praxis et de la théorie.", Encyclopaedia Universalis, op. cit., p. 856.

176.

- Michèle Montrelay, L'Ombre et le nom, op. cit., pp. 80-81.

177.

- Robert Sklar, op. cit., p. 21.

178.

- Colette Gerbaud, op. cit., p. 89.

179.

- André Le Vot, L'Univers imaginaire de Francis Scott Fitzgerald, op. cit., p. 273.

180.

- Francis Scott Fitzgerald, "The Swimmers", The Short Stories of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 499.

181.

- James W.Tuttleton, op. cit., p. 240.

182.

- Joan M.Allen, op. cit., p. XII.

183.

- Mary E.Burton, op. cit., p. 146. M.E.Burton ajoute : "Dick is at least preconsciously aware that he has already been 'broken' by the American dream, that his 'broken side' (Adam's rib) is that side of him from which the American Aphrodite has been born -she who is, henceforth, his chosen mate and destiny.", ibid., p. 145.

184.

- "Fitzgerald indicts America, identifying the nation as female and blaming the woes of American men on the character of American women and on the feminization of American culture. If we ask what has caused Dick Diver to live out the life of a woman, the answer comes clear: America, his 'gold-star muzzer', has done Dick Diver in, sacrificing him and all her sons on the altar of sexual warfare. Though the mourning mothers represent 'all the maturity of an older America,' that world is irreparably broken and the new world which they have brought into being is presented as matriarcal.", Judith Fetterley, op. cit., p. 216.

185.

- Ibid., p. 219.

186.

- Ibid., p. 218.

187.

- David Herbert Lawrence, op. cit., passim.

188.

- Sy Kahn, "This Side of Paradise: The Pageantry of Disillusion", F.Scott Fitzgerald: Critical Assessments, op. cit., vol. 2, p. 57.

189.

- Robert W.Stallman, "By the Dawn's Early Light: Tender is the Night", ibid., vol. 3, p. 85.

190.

- Denis de Rougemont, L'Amour et l'Occident (Paris, Plon, 2è éd., 1972), pp. 16-17.

191.

- Maxwell Geismar, The Last of the Provincials, op. cit., p. 334.

192.

- André Le Vot, op. cit., p. 182.

193.

- Joan M.Allen, op. cit., p. 75.

194.

- Judith Fetterley, The Resisting Reader: A Feminist Approach to American Fiction (Bloomington and London, Indiana University Press, 1977), p. 72.

195.

- Colette Gerbaud, op. cit., p. 83.

196.

- Supra Première Partie, Chapitre I, p. 37.

197.

- Fitzgerald a, de toute évidence, été inspiré par un des symptômes de la maladie de Zelda, cf. Nancy Milford, op. cit., p. 169.

198.

- Les articles du Crack-Up sont l'expression même d'une période où Fitzgerald sentait qu'il n'avait plus cette force de résistance.

199.

- Ce passage rappelle étrangement les efforts artistiques désespérés d'une Zelda trop fragile qui, après s'être essayée à l'écriture, la danse et la peinture, se réfugia dans la religion à la fin de sa vie, Eleanor Lanahan, Zelda: An Illustrated Life. The Private World of Zelda Fitzgerald (New York, Harry N.Abrams, 1996), pp. 13-16.

200.

- Voir Geneviève et Michel Fabre, Tender Is the Night de F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 143.

201.

- Georges Bataille, op. cit., p. 267.

202.

- Jacques Lacan, op. cit., p. 138.

203.

- Georges Bataille, op. cit., p. 48.

Dany-Robert Dufour établit un "syllogisme de l'amour et de la mort" :

"- si (premier temps) ce qui unit d'amour "je" et "tu" leur est extérieur ;

- tandis que (deuxième temps) "il", extérieur à "je" et "tu", est une représentation possible de la mort;

- alors (troisième temps) il y a, structurellement, très peu de différences entre la mort et l'amour.", op. cit., p. 113.

204.

- André Le Vot, op. cit., pp. 465-466.

205.

- Philippe Sollers, L'Ecriture et l'expérience des limites, op. cit., p. 126.

206.

- Ibid..

207.

- Ibid., p. 30.

208.

- André Le Vot, op. cit., p. 113.

209.

- Jacques Lacan remarque : "[...] l'amour dans son essence est narcissique [...]" ; "[...] l'amour, s'il est vrai qu'il a rapport avec l'Un, ne fait jamais sortir quiconque de soi-même.", Le Séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., pp. 12, 46.

210.

- Georges Bataille, op. cit., p. 28.

211.

- Nestor Braunstein, La Jouissance. Un concept lacanien (Paris, Point Hors Ligne, 1992), passim.