V La crevasse

Malgré la guerre des sexes, il y a chez le héros fitzgeraldien un désir profond de fusion avec la femme aimée212. Ce vertige commun recherché par le héros avec sa partenaire serait un moyen de reconquérir une partie de lui-même qu'il a perdue. Cette fusion serait la promesse d'une création ultime menant à l'éternité puisque :

‘La poésie mène au même point que chaque forme de l'érotisme, à l'indistinction, à la confusion des objets distincts. Elle nous mène à l'éternité, elle nous mène à la mort, et par la mort, à la continuité : la poésie est l'éternité. C'est la mer allée avec le soleil213.’

La poésie exige cette fusion illusoire, cette suppression de la limite que le héros et l'auteur recherchent désespérément chez la femme214. Mais cette fusion à laquelle aspire le héros est un leurre et le début d'une désillusion profondément amère, de plus, elle est lourde de dangers puisqu'en fin de compte la continuité et la fusion, c'est la mort : "Abandonner la division, c'est mourir, car seule la division maintient la vie dans un semblant de nécessité."215.

La garçonne pose ouvertement la question sexuelle et le héros en est abasourdi, en partie parce qu'il ne sait pas y répondre, mais aussi parce qu'il a peur de l'affronter directement. Avec l'avènement de la nouvelle femme, ce sont les dernières barrières de l'Amour Courtois qui s'écroulent, le problème restant entier puisque le héros ne sait plus quoi mettre à la place pour justifier son échec à fusionner parfaitement avec celle qu'il aime et désire. Les obstacles sociaux fixés par le code courtois évitait à l'amant de s'interroger sur "la crevasse alpine entre les sexes" (T 144)216 ; la fin de son fonctionnement, avec la révolution sexuelle des années vingt, pose un problème insoluble au héros qui doit maintenant affronter la question sexuelle et qui comprend que la "crevasse" n'était pas constituée par les obstacles érigés par le code mais est inhérente aux êtres humains. Si "l'amour supplée à l'absence du rapport sexuel."217, le héros, "'interdit' devant la mort et devant l'union sexuelle"218, n'a plus que l'amour comme lieu protégé pour enfouir ses doutes et son incompréhension. Gatsby, par exemple, se lance à corps perdu dans son amour pour Daisy, sans vouloir y reconnaître de motivations sexuelles ; Dick se dévoue, lui, à la guérison amoureuse de Nicole, réprimant ses pulsions physiques jusqu'à la rencontre libératrice, mais aussi dévastatrice, avec Rosemary219. Cette sexualité, source de création chez D.H.Lawrence, par exemple, est en fait un fardeau pour le héros fitzgeraldien qui ne sait pas y faire face et la transformer en puissance créatrice comme Ursula et Birkin les héros de Women in Love.

Inquiet sur sa virilité, le héros s'interroge inlassablement, mais sans réponse, sur la différence sexuelle et sur les mystères de la féminité, qui semblent encore plus insondables depuis que la femme a fait mine de s'être mise à nue par son nouveau comportement et le rejet des anciennes convenances. Ce mystère féminin est d'autant plus difficile à percer que les femmes bafouent toutes les analyses220. Le héros qui la croyait unique et bien définie par des siècles d'amour courtois se retrouve complètement décontenancé et incapable de lui faire face. En outre, non seulement il est pris au piège de la guerre des sexes, mais de plus, il ne sait plus dire son désir, lui qui a reçu une éducation romantique inadaptée aux nouvelles femmes. Il s'interroge sans relâche, mais ne sait dire son voyage à travers la nuit, son expérience de la différence sexuelle, sa béance intime et profonde qu'il ne peut partager dans une fusion amoureuse et sexuelle illusoire, mais à laquelle toujours il aspire.

Si D.H.Lawrence remarque qu'il y a un nouvel équilibre entre les sexes il affirme cependant qu'il nécessite un équilibre unaire de chacun des deux sexes, ce n'est qu'une inversion des rôles de chacun qui est opérée, le fossé existe toujours, "[...] just the same old gulf between the sexes"221. Apparemment, le héros fitzgeraldien ne sait pas établir ce nouvel équilibre car, séparément il ne sait plus très bien qui il est, il n'aspire qu'à la fusion impossible. Il est de toute évidence détruit par une nouvelle femme qui ne lui laisse pas le temps de se reconstruire un équilibre unaire indépendant selon les nouveaux critères. Nicole et Dick, qui allaient toujours chez le coiffeur ensemble, ressortant ensemble bien coiffés, semblables à des jumeaux dans une fusion parfaite, finissent le roman les cheveux à moitié lavés et la barbe à demi rasée (T 308) parce qu'ils savent désormais que la fusion est une illusion cachant une "crevasse", un "gouffre" infranchissable et indicible, ils ne peuvent former un tout, ils ne sont qu'à moitié eux-mêmes s'ils comptent l'un sur l'autre pour se compléter. Le héros, atterré par ce qu'il pressent, plus que par une véritable découverte, ne sait pas inclure ces révélations dans un univers qui fonctionnait auparavant pour la paix de son esprit et de son corps.

Notes
212.

- Georges Bataille affirme que nous sommes "des êtres discontinus", mais que nous "avons la nostalgie de la continuité perdue." ; il conclut donc : "Le sens dernier de l'érotisme est la fusion, la suppression de la limite.", op. cit., pp. 19, 22, 143.

213.

- Ibid., p. 32.

214.

- Jacques Lacan s'interroge à propos de cette fusion amoureuse : "-l'amour, est-ce de faire un ? L'Eros est-il la tension vers l'Un ?" ; un peu plus loin il apporte une réponse à cette question : "Des femmes à partir du moment où il y a des noms, on peut en faire une liste, et les compter. S'il y en a mille e tre c'est bien qu'on peut les prendre une par une, ce qui est essentiel. Et c'est tout autre chose que l'Un de la fusion universelle.", op. cit., pp. 12, 15.

215.

- Philippe Sollers, Théorie des exceptions, op. cit., p. 25.

216.

- "L'amour courtois, c'est pour l'homme, [...] la seule faÿon de se tirer avec élégance de l'absence du rapport sexuel.", Jacques Lacan, op. cit., p. 65.

217.

- Ibid., p. 39.

218.

- Georges Bataille, op. cit., p. 57.

219.

- Robert Sklar remarque : "Dick now explicitly recognizes that the genteel, romantic conventions were invented to hide his sexual desire for Rosemary.", op. cit., p. 276.

220.

- "[...] il y a toujours quelque chose qui chez elle [la femme] échappe au discours.", Jacques Lacan, op. cit., p. 34.

221.

- David Herbert Lawrence, op. cit., p. 97.