II Limites et frontières

La topographie du monde fitzgeraldien se caractérise par un foisonnement de lignes de démarcation naturelles et technologiques qui semblent balafrer le paysage en tous sens et à travers tous les éléments naturels, constituant ainsi des frontières qui se croisent et s'entrecroisent en un quadrillage géant à l'image des grandes villes américaines.

Le ciel est marqué de grandes lignes ; il est barbouillé de couleurs sur la Côte d'Azur, "crayoned red and yellow" (T 48,), il est la toile de fond où se découpent les gratte-ciel de New York aux lignes verticales acérées (GG 74, BD 44). La terre est parcourue de cours d'eau eux-mêmes marqués du sillage des bateaux. Dans Gatsby, le Sound, qui apparaît également dans The Beautiful (BD 213), sépare West Egg et East Egg, il est bordé de lignes de bâtiments (GG 11) et sillonné par les bateaux à moteur (GG 45). C'est encore un cours d'eau, "a small foul river" (GG 29), qui délimite la Vallée des Cendres. Ces limites fluviales sont ensuite coupées perpendiculairement par tout un réseau de ponts : le Queensborough Bridge (GG 74), le Brooklyn Bridge photographié par Mr McKee (GG 44) et autres ponts new-yorkais, mais aussi le Pont du Gard (T 12), et même des aqueducs romains en ruines (T 14). Enfin, rivages et plages marquent la frontière ultime entre terre et eau, une frontière imprécise perturbée par le mouvement incessant des marées (GG 14,45, LT 35). A moindre échelle, il s'agira des berges des lacs suisses dans Tender (T 118) ou du Lac Supérieur dans Gatsby (GG 105), mais plus souvent ce sera le rivage marin. La côte marque les limites du continent américain, l'ultime frontière où Schwartz ne veut plus retourner et à qui il préfère la mort, "'I'm not going to the Coast- [...]'" déclare-t-il (LT 20). Stahr demande à Brimmer : "'Born on this side?'" (LT 144). A l'apogée de son succès, Gloria semble incarner l'essence même du continent et est surnommée "Coast-to-Coast Gloria" par ses admirateurs (BD 60). La plage de Gatsby fait des heureux (GG 45), Kathleen et Monroe Stahr longent les rivages californiens en voiture et à pied (LT 101,104,110), mais plus encore c'est la Côte d'Azur qui marque le paysage fitzgeraldien de ses plages et rivages. Déjà évoquée furtivement dans The Beautiful (BD 126), elle est le décor central de Tender. Dick a aménagé sa propre plage (T 18) et chaque famille semble posséder la bande de sable sur laquelle elle est installée (T 3), mais le rivage est également évoqué comme bordé d'hôtels (T 145), de jardins (T 223), de plages variées (T 170) et de routes côtières telle celle qui sépare le bord de mer de l'arrière pays : "[...] the winding road along the low range of the Maures, which separates the littoral from true Provençal France." (T 1). La côte est parfois délimitée par une ville entière comme "the white line of Cannes" (T 9). Tous ces rivages sont entrecoupés de la ligne perpendiculaire des jetées : à New York, où débarquent Amory en raison de sa crise d'appendicite (S 15), mais aussi Anthony après son tour d'Europe (BD 13) et d'où repart Dick après l'enterrement de son père (T 205) ; à East Egg, où brille la lumière verte de l'embarcadère des Buchanan (GG 28), ou enfin à Cannes (T 272).

La terre est également parcourue d'un entrelacs de routes et de voies de chemins de fer qui se croisent et s'entrecroisent inlassablement, se côtoient quelque temps, comme dans la Vallée des Cendres (GG 29), et se séparent pour suivre leur cours. Les rues se noircissent du trafic urbain formant de longs rubans sombres (GG 63), les rails courent parallèlement à des quais bondés de voyageurs (T 83). La campagne est sillonnée de haies (S 207) et de bois qui marquent le paysage de leur trace sombre (S 215).

Certaines limites donnent une impression sécurisante qui cependant peut friser le sentiment d'enfermement. Des clôtures tangibles ou imaginaires s'élèvent çà et là, érigeant des protections tantôt réelles quand elles bordent une voie de chemin de fer (GG 30), un hôtel (T 2) ou une tranchée (T 55), tantôt illusoires quand elle semble isoler la plage de Dick telle une muraille de Chine. Au début du roman, l'invisible barrière semble impénétrable, "[...] once their umbrellas, bamboo rugs, dogs, and children were set out in place the part of the plage was literally fenced in." (T 14) ; mais, finalement, elle n'était pas si solide :

‘Let him look at it -his beach, perverted now to the tastes of the tasteless; he could search it for a day and find no stone of the Chinese Wall he had once erected around it, no footprint of an old friend (T 278).’

Cette protection est tout aussi chimérique que celle du rideau que Dick souhaiterait tirer sur ce qui l'effraie et qui revient comme un leitmotiv (T 88,89,90,94,100,167). Les rideaux chez Fitzgerald semblent s'abattre tels des guillotines chaque fois que quelque chose est à éliminer ou à occulter : Gloria est semblable à une tenture qui obscurcirait la lumière (BD 191) ; sur le visage de Kathleen, Monroe Stahr croit déceler un mouvement de rideau, "[...] a momentary dropping and lifting of a curtain over a forbidden passage." (LT 81).

La guerre a elle aussi élevé son lot de limites et barrières et a modifié les frontières nationales. Le front est mentionné dans les cinq romans et, dans Tender, Dick et ses compagnons découvrent un nord de la France défiguré par les tranchées et les grands cimetières militaires (T 55,57). Cependant la plupart des héros fitzgeraldiens sont demeurés à la périphérie des événements, aux limites du conflit, à l'instar du personnage de Dick dont il est remarqué : "Dick Diver had seen around the edges of the war [...]" (T 113).

Le territoire fitzgeraldien est également parcouru de frontières plus administratives. Dans un schéma d'errance, les personnages des romans se déplacent frénétiquement à travers les continents ; régulièrement ils franchissent des frontières, rappelant ainsi le grand mouvement des pionniers évoqué à la fin de Gatsby. Ils circulent entre l'Amérique et l'Europe et à l'intérieur de ces continents, mais ils poussent parfois leur chemin jusqu'en Afrique (T 17,89,160) ou en Asie (T 197,256). A l'intérieur de chaque pays, des frontières plus subjectives se dessinent. L'opposition entre l'Est et l'Ouest du continent américain est nettement établie, en particulier dans Gatsby. Pour Nick, le Middle West est devenu l'extrémité du monde, "the ragged edge of the universe" (GG 9), il est plus attiré par la Côte Est, "the eastern seaboard", évoquée à plusieurs reprises (GG 107, T 231). Dans un pays autrefois départagé par la "Mason-Dixon Line" (T 256), les divisions internes demeurent nombreuses : "Hollywood is a perfectly zoned city" (LT 85), Chicago est divisé entre un nord "chic" et un sud plus traditionnel (T 151). A West Egg, la maison de Nick est située à la pointe, "at the very tip of the egg" (GG 11) ; elle est isolée des riches demeures avoisinantes et encore plus de celles en vogue d'East Egg. De la même façon, le garage de Wilson se trouve à la limite de la Vallée des Cendres, "on the edge of the waste land" (GG 30). Lors de l'escale, quand les voyageurs décident d'aller visiter la maison d'Andrew Jackson, Schwartz s'inquiète : "'Where is this Hermitage? [...] Far away at the end of nowhere?'" (LT 16).

Les relations amoureuses sont très souvent associées au franchissement de la frontière. Mary Minghetti a épousé un comte d'origine étrangère : "[...] he was of the Kyble-Berber-Sabaean-Hindu strain that belts across north Africa and Asia [...]" (T 256). Perturbé par ses désirs charnels, Dick imagine l'enlèvement d'une jeune paysanne près de Savona : "He would take her in his hands and snatch her across the border...". Ensuite, il se précipiterait vers d'autres horizons, vers "la fille abandonnée sur le rivage" (T 196). De la même manière, Tommy enlève métaphoriquement Nicole vers des terres étrangères quand il devient son amant : "Symbolically she lay across his saddle-bow as surely as if he had wolfed her away from Damascus and they had come out upon the Mongolian plain." (T 295).

Fenêtres, portes, seuils et perrons définissent également tout un réseau de cadres et de limites dans un espace déjà fortement quadrillé de frontières multiples comme nous venons de le remarquer. Ils établissent une frontière entre deux espaces, ils déterminent des lieux de passage, de transition, parfois même de transgression.

Très souvent les fenêtres détachent leur cadre lumineux sur un fond d'obscurité, Nick évoque l'appartement éclairé de Tom et Myrtle, "high over the city our line of yellow windows" (GG 42), puis il imagine ce qui se passe dans les bâtiments : "-poor young clerks who loitered in front of windows [...]" (T 63). Les fenêtres sont des points d'observation : de la sienne, Myrtle scrute avec jalousie la voiture où se trouvent Tom, Jordan et Nick (GG 130) ; à travers "le petit rectangle de lumière" de la cuisine, Nick observe Tom et Daisy après l'accident (GG 151-152), mais plus généralement encore, il remarque : "-life is much more successfully looked at from a single window, after all." (GG 10). Cette surface vitrée délimite deux mondes, extérieur et intérieur, de plus, elle donne une possibilité d'observation qui va dans les deux directions. Quand Dick imagine la scène du train qu'il essaye de voiler derrière un rideau, il la perçoit comme à travers une fenêtre : "[...] the white excitement of the event viewed from outside, the inviolable secret warmth within." (T 88). Quant à Nick, l'observateur par excellence, il perçoit nettement cette frontière établie par la fenêtre, les deux espaces qui en découlent et la double possibilité d'observation qu'elle procure:

‘Yet high over the city our line of yellow windows must have contributed their share of human secrecy to the casual watcher in the darkening streets, and I saw him too, looking up and wondering. I was within and without, simultaneously enchanted and repelled by the inexhaustible variety of life (GG 42).’

Une fois que les invités sont partis, la maison de Gatsby dit sa solitude et son isolement par ses ouvertures qui la séparent du monde, plutôt qu'elles ne lui offrent un poste d'observation : "A sudden emptiness seemed to flow now from the windows and the great doors, endowing with complete isolation the figure of the host [...]" (GG 62). Fenêtres et portes indiquent ici la nette séparation entre deux univers.

Isolé sur le perron de sa maison, Gatsby garde une distance évidente avec ses invités (GG 62), il est au seuil d'un autre monde qui ne leur est pas accessible. Cependant, il admet Jordan auprès de lui et quand celle-ci passe la porte de la bibliothèque pour repartir (GG 59), elle a franchi un certain nombre de frontières qui isolaient le "mystère Gatsby". Elle s'attarde d'ailleurs un instant en ce lieu de transition alors que ses amis ignorants sont eux massés sous le porche (GG 59). Déjà le perron de Daisy à Louisville était un des lieux privilégiés où Daisy et Gatsby passèrent de longues heures pendant leur mois d'amour (GG 155). C'est encore sous le porche de sa maison conjugale qu'elle se fait sincère et confie à Nick un peu de son désarroi d'épouse et de mère (GG 23). Enfin, quand Gatsby retrouve Daisy chez Nick, il disparaît du salon à son arrivée pour faire son entrée par la porte comme pour subir un rite de passage (GG 92). Il exigera ensuite de Nick et Daisy d'entrer chez lui en passant par l'entrée principale (GG 97).

Parfois la limite se fait plus discrète qu'une porte ou une fenêtre, elle n'est qu'une mince fente à travers laquelle il faudrait se glisser. Monroe Stahr évoque cet espace quand il dit à Kathleen "'I feel as if I had my foot in the door -like a collector.'" (LT 81), et d'ailleurs, un peu plus tard, la lumière de la lune les sépare encore : "[...] there was a foot of moonlight between them [...]" (LT 81). Faisant toujours allusion à ce mince espace de passage ou de séparation, Kathleen répondra à son invitation ainsi : "'The door is still open by a chink, if you could squeeze past.'" (LT 90).

Le seuil est un espace privilégié, un lieu de décision, un prélude imminent à la transgression ou au changement. Le terme "threshold" revient fréquemment dans les romans : les jeunes filles désirant être actrices se massent à la porte de Monroe Stahr, "over his threshold" (LT 80), la mère de Myra apparaît menaçante sur le seuil de la pièce où Amory flirte avec la jeune fille (S 22), mais le terme devient plus significatif encore dans Tender. Nicole franchit plusieurs seuils. Lorsqu'elle va séduire Dick définitivement et qu'elle s'apprête à quitter la clinique pour voyager avec sa soeur, le motif du seuil annonce sa nouvelle vie : "[...] as she crossed the threshold her face caught the room's last light and brought it outside with her." (T 132). Le passage du seuil la transfigure et l'illumine, elle émerge ainsi du groupe sombre des malades pour renaître à la vie : "From the figures that shuffled between the rooms Miss Warren emerged first in glimpses and then sharply when she saw [Dick...]" (T 132). Plus tard, sur le point de tromper Dick et de conquérir sa liberté, alors qu'elle vient déjà de le trahir en donnant sa pommade à Tommy, elle est vue dans l'encadrement d'une porte, au seuil d'une vie nouvelle, à la limite de la transgression de l'adultère : "She stood a minute in the doorway, aware of the sin she had committed against him, half afraid to come in ..." (T 276). Quelques pages plus loin, elle se sentira la force de faire le pas décisif :

‘Yet think she must; she knew at last the number on the dreadful door of fantasy, the threshold to the escape that was no escape; she knew that for her the greatest sin now and in the future was to delude herself (T 287).’

Au début du roman, Rosemary est profondément dépendante de sa mère et celle-ci se tient justement tel un Cerbère sur le seuil trop dangereux que la jeune fille n'est pas encore mûre pour franchir : "[...] falling in love with her mother's profile against a lighted door, [she] was about to go there when Mrs McKisco came hurrying down from the house." (T 35). Mais plus tard, à Paris, elle passe ce cap. Avant qu'elle ne pénètre dans la maison où se tient la réception où pour la première fois elle entendra des propos déplaisants sur les Diver, l'auteur remarque : "[...] it was an electric-like shock, a definite nervous experience, perverted as a breakfast of oatmeal and hashish, to cross that threshold [...]" (T 71). Peu après, Rosemary et Dick feront le chemin inverse, "[...] moving over the brief threshold of the future to the sudden past of the stone façade without." (T 73), cependant ce recul ne sera qu'un léger contretemps avant que Rosemary ne franchisse l'étape de l'adolescence attardée et ne perçoive la faille du couple Diver.

Ces frontières et ces lignes qui parcourent le paysage se retrouvent parfois sur les corps et les visages ou à travers les groupes sociaux. Ce sont les traits d'un visage ridé prématurément (BD 444), ou buriné comme du cuir tanné (T 266), ou défiguré par des torrents de larmes noires de mascara (GG 58), un crâne entièrement recousu (T 196), la courbe d'une lèvre rehaussée de rouge à lèvres (BD 164), la ligne pathétique d'un cardiogramme (LT 128), ou encore les traces de coups (T 110,199,226, BD 437-438, S 189), mais aussi les cicatrices intérieures :

‘One writes of scars healed, a loose parallel to the pathology of the skin, but there is no such thing in the life of an individual. There are open wounds, shrunk sometimes to the size of a pin-prick but wounds still (T 168).’

Les couches sociales sont divisées en strates infranchissables (GG 155) protégées, semble-t-il à Gatsby, par du fil de fer barbelé (GG 154). A l'armée, Anthony découvre que la société est toujours divisée en deux, les militaires et les civils, les Blancs et les Noirs, les laïcs et les religieux, etc : "The world was divided primarily into those two classifications." (BD 336). Malgré tout, cette société cloisonnée se doit de fonctionner dans le cadre de la loi, "within the law", mais de nombreux protagonistes n'en ont cure, cette expression définissant des limites sociales est même devenue ironiquement le titre d'une pièce de théâtre à laquelle Muriel s'est bien amusée (BD 96).

Toutes ces frontières naturelles, artificielles ou sociologiques sont le reflet d'un paysage intérieur sillonné lui aussi de nombreuses limites. Le franchissement de la limite est, nous l'avons mentionné, associé à l'idée de transgression : Nicole se tient dans l'encadrement d'une porte quand elle s'apprête à trahir Dick, puis c'est sur un yacht au nom évocateur de bords et de limites, le "Margin", qu'elle engage sérieusement sa relation amoureuse avec Tommy (T 266). Face à des limites morales établies, les personnages de Fitzgerald font des choix variés, mais la notion de franchissement revient néanmoins régulièrement donnant ainsi l'image d'une société perturbée, oscillant sans cesse aux abords des limites. Alcool, drogues, activités illicites, inceste, adultère, homosexualité, viol et meurtres déterminent un espace au-delà des conventions sociales où évoluent nombre de personnages. En revanche, Nick tiendra lui à se situer parfaitement dans le cadre des limites sociales conventionnelles, il déclare : "I am one of the few honest people that I have ever known." (GG 66) et il tient à toujours agir de façon très régulière, en particulier dans ses affaires amoureuses. Cependant, son admiration pour Gatsby le place déjà à la limite des conventions morales classiques, il admet d'ailleurs dès le début qu'il n'est pas parfait : "And after boasting this way of my tolerance, I come to the admission that it has a limit." (GG 7). Monroe Stahr s'est fixé un cadre rigoureux dans le domaine de son travail, il ne cédera pas à la tentation, il abandonne des projets de films médiocres, "borderline pictures" (LT 114), pour rester fidèle à ses exigences. Mais la plupart des personnages fitzgeraldiens se situent de l'autre côté de la limite, Dick pressent ce passage d'un bord à l'autre en se rendant Rue des Saints-Anges : "-in boyhood Dick had often thrown an uneasy glance at the dim borderland of crime on which he stood." (T 92), il se sent basculer de l'autre côté :

‘He knew that what he was now doing marked a turning point in his life -it was out of line with everything that had preceded it- even out of line with what effect he might hope to produce upon Rosemary (T 91).’

Tous semblent être au-delà des conventions morales traditionnelles, ils ont atteint "l'envers du paradis", l'au-delà des limites morales traditionnelles. Le premier roman de Fitzgerald, qui comprend bien moins de références aux limites que les autres, lance cependant ce thème de par son titre qui indique la dualité des choses, l'existence d'une limite entre deux aspects du monde. Pour l'écrivain, l'univers intéressant de l'écriture est toujours aux abords de cette limite, ainsi que le suggère ce passage de Browning très prisé par Graham Greene :

‘Our interest's on the dangerous edge of things.
The honest thief, the tender murderer,
The superstitious atheist, demirep
That loves and saves her soul in new French books-
We watch while these in equilibrium keep
The giddy line midway: one step aside,
They're classed and done with. I, then, keep the line [...]228.’

La vie de certains personnages semble parfois extrêmement limitée. A St Regis, Amory se sent enfermé et peu apprécié : "Miserable, confined to bounds, unpopular [...]" (S 33), le terme "bounds" qui indique le périmètre autorisé aux étudiants évoque immédiatement la notion de limite. Dans The Beautiful, Anthony mène une vie de célibataire sans intérêt assisté d'un domestique peu loquace au nom évocateur : Bounds (BD 12). Une fois marié sa situation n'est pas plus enviable : "For the summer, for eternity, they had built themselves a prison." (BD 233). L'existence de leur liftier n'est pas plus exaltante : "-it was, at any rate, an enclosed life of infinite dreariness." (BD 300). Partout la notion de limite est présente, elle indique le côté exigu de ces vies et donne une impression d'enfermement.

S'il existe des limites morales sans cesse dépassées et remises en cause, il est des frontières encore plus profondes et plus essentielles. En effet, l'univers fitzgeraldien nous montre une société essentiellement divisée entre un monde féminin et un monde masculin, les deux étant séparés par "quelque barrière artificielle" (BD 137), par une profonde "crevasse alpine" (T 144), une frontière apparemment infranchissable déterminant deux territoires. Le salon de coiffure des Diver nous donne une image de cette séparation entre les sexes ; Nicole ne peut apercevoir le passage entre la salle réservée aux femmes et celle pour les hommes qu'à travers un miroir (T 305). La signature "Dicole" (T 103) n'est que la tentative illusoire d'une dilution de cette frontière incompréhensible et insurmontable.

Tous ce réseau de limites variées est également une allusion à la limite ultime vers laquelle s'achemine l'existence humaine : la frontière entre la vie et la mort. Pour un auteur obsédé par la jeunesse, la beauté et le passage du temps, la frontière est nécessairement ce butoir final, inévitable et inconnu. Cette frontière fatale se devine dans le récit de Tommy et du Prince Chillicheff : "'We left three Red Guards dead at the border.'" (T 198). Toujours liée à la mort, la frontière est la solution envisagée par McKisco au cas où il tuerait Tommy en duel et devrait fuir le pays (T 46). La limite est aussi ce lieu inconfortable où l'homme en souffrance attend sa destinée, attend de percevoir le sens que va prendre sa vie. Anthony imagine que certaines étapes franchies, son existence va se transformer, il y a d'abord la conquête de Gloria, puis l'échéance du mariage et enfin l'obtention de l'héritage, mais finalement quand il déclare "'I came through!'" (BD 449), il a effectivement franchi des étapes mais ne s'est que rapproché de la fin de sa vie sans avoir amélioré son sort. Contrairement à son grand-père qui se dit préoccupé par l'au-delà (BD 140), Anthony n'a pas saisi que les frontières qu'il franchit le rapprochent de la mort et non de la félicité. Gloria, pour sa part, semble principalement perturbée par l'idée qu'avec l'âge, sa beauté se fane ; une véritable panique s'empare d'elle à la pensée que dans six ans elle en aura trente (BD 192). Dans Tycoon, le médecin voit nettement Stahr s'acheminer vers la limite fatale : "He was due to die very soon now. " (LT 128). Derrière la limite se situe donc la révélation, la connaissance du sort inexorable de tout individu, mais ceux qui la franchissent n'en reviennent pas pour la décrire.

Une autre limite obsédante chez Fitzgerald est celle qui délimite la folie de la normalité. Pour l'auteur, la crise nerveuse et la folie tiennent du dépassement de la limite, un dépassement qui peut d'ailleurs être perçu comme un prélude au franchissement de la frontière entre vie et mort. Dans Paradise, Beatrice déclare "'My nerves are on edge -on edge.'" (S 12-13). Le terme "edge" exprime ce sentiment d'un être aux limites de sa résistance mentale, il annonce la possibilité de bascule de l'autre côté. Dans The Beautiful, le thème de la folie apparaît progressivement. Cantonné dans son camp militaire, Anthony commence à être très perturbé, "[...] the conviction took root in him that he was going mad." (BD 350) ; lorsqu'il tente en dernier ressort de s'adresser à Bloeckman pour sauver sa situation financière désastreuse, il entend une chanson où apparaissent des mots prémonitoires : "sanatorium", "nuts" et "insane" (BD 435). Finalement il s'effondre complètement pour ne jamais s'en remettre:

‘[...] ... then a thick, impenetrable darkness came down upon him and blotted out thought, rage, and madness together -with almost a tangible snapping sound the face of the world changed before his eyes... (BD 446).’

Le verbe "snap" indique de façon concrète qu'Anthony a craqué, que sa personnalité s'est brisée : il a basculé de l'autre côté de la limite à tout jamais. Plus loin quand il déclarera "'I came through!'" (BD 449), il est évident que, bien qu'il n'en ait pas conscience, ce n'est pas à travers les difficultés qu'il est passé pour en triompher, mais à travers la frontière de la normalité et de la folie et ce voyage est pour lui sans retour.

Plus que tout autre roman, Tender explore ce domaine trouble de la limite entre folie et normalité, préoccupation essentielle de l'auteur confronté à la maladie nerveuse de sa femme. Le héros exerce une profession directement liée aux troubles psychiques, de plus il a choisi son épouse parmi les patientes de la clinique d'un collègue, enfin, au fur et à mesure du roman, il est lui-même en proie à de profondes transformations qui trahissent sa personnalité divisée. Toutes les limites naturelles répertoriées précédemment sont une illustration de la profonde schizophrénie de Nicole. L'héroïne oscille perpétuellement entre deux mondes, deux personnages, tantôt jeune femme brillante, mondaine, modèle de beauté et de séduction, tantôt femme jalouse, hystérique et incontrôlable ; l'auteur remarque : "A 'schizophrène' is well named as a split personality-" (T 191). Pour se protéger, Dick tente de marquer la distinction entre les deux Nicole : "[...] making a cleavage between Nicole sick and Nicole well." (T 168). Jusqu'à sa guérison en fin de roman elle ne cessera de passer d'un côté à l'autre de la limite et, fort à propos, l'auteur compare la folie à une digue qui fuit : "But the brilliance, the versatility of madness is akin to the resourcefulness of water seeping through, over and around a dike." (T 191). Si Nicole réussit à dépasser ses difficultés, "'Furthermore and beyond the psychoses and the neuroses--'" (T 299), il n'en est pas de même pour Dick qui s'est laissé entraîner par elle au-delà de la limite de l'équilibre psychologique et qui finalement n'en reviendra pas : "In these six years she had several times carried him over the line with her [...]" (T 188). Comme de nombreux hommes de sa génération, Abe North en particulier, Dick a joué avec le feu et s'est trop approché de la frontière, suivant ainsi le schéma qu'il évoquait lui-même en début de roman : "'Smart men play close to the line because they have to -some of them can't stand it, so they quit.'" (T 99). Attiré au-delà de la limite par Nicole, Dick verra sa personnalité se fissurer alors que Nicole réussira à refaire le chemin en arrière vers la normalité.

Le motif du labyrinthe et celui du cercle sont les meilleures représentations des limites infranchissables de l'univers de la folie et de l'instabilité mentale. A la fin de Paradise, Amory, à qui Kerry disait déjà en début de roman "'[...] you're going round and round in a circle.'" (S 50), se sent prisonnier : "-he had escaped from a small enclosure into a labyrinth." (S 239), "Life was a damned muddle [...] Progress was a labyrinth [...] he came to the entrance of the labyrinth." (S 240). Dans The Beautiful, Fitzgerald évoque un labyrinthe marin, "a labyrinthine ocean" (BD 101), puis une folle soirée se finit dans les méandres de Central Park : "[...] in a labyrinthine escape into the darkness of Central Park." (BD 224). Plus tard, Gloria est aux prises avec une géographie de l'espace complètement fantastique : "It appeared to her that everything in the room was staggering in grotesque fourth-dimensional gyrations through intersecting planes of hazy blue." (BD 241). Juste avant sa crise nerveuse, Anthony court çà et là en hurlant follement comme dans un labyrinthe, puis il se perd dans le flot chamarré d'une pluie de timbres multicolores (BD 446). Fortement perturbé, Dick avoue à Franz : "'We're beginning to turn in a circle,' [...]" (T 179), remarque qui fait bien sûr allusion à l'état de Nicole, mais aussi à lui-même et à sa vie. Il craint toujours une rechute pour son épouse, "a new cycle [...] of the malady" (T 167-168). Les patients de la clinique sont pris au piège d'une limite circulaire infernale qui n'offre aucun espoir de fuite :

‘- but their sighs only marked the beginning of another ceaseless round of ratiocination, not in a line as with normal people but in the same circle. Round, round, and round. Around forever (T 182).’

Les deux barres métalliques que Dick utilise comme presse-papiers pour ses documents psychiatriques (T 165) sont la marque visuelle de l'état de prisonniers des malades concernés par ses écrits.

Ce thème de la frontière entre équilibre et folie est également intimement lié au clivage entre conscient et inconscient. De par sa profession de psychiatre, Dick est placé en première position pour une exploration qui s'avérera difficile, perturbante, voire fatale. Celui qui voyage aux limites de la conscience risque une brûlure fatale, à l'instar de la patiente de la chambre vingt. Dick reconnaît que "les frontières de la conscience" (T 185) n'étaient pas pour elle, mais il s'aventurera lui aussi sur ce territoire dangereux et s'y brûlera les ailes. L'exploration de l'inconscient est risquée car c'est aussi une plongée au coeur du secret des origines comme le prouve le douloureux cas de Nicole.

Enfin, ce motif de la limite fait allusion à la fondamentale division du sujet229. La vie psychique apparaît alors comme un parcours parsemé de limites plus ou moins perceptibles que l'individu franchit ou évite. Derrière chaque acte et parole se dessine en calque le tracé de l'inconscient dont l'exploration fascine et terrorise. Le franchissement vers le déséquilibre reste possible à chaque instant et la limite de la mort demeure toujours à l'arrière du tableau. La limite constitue l'élément de base de l'espace intérieur de l'individu comme elle structure tout le texte fitzgeraldien.

Si le réseau de limites que nous venons de mettre en évidence reflète la constitution psychique de l'individu et son cheminement, il est aussi essentiellement lié à l'expérience scripturale. A propos d'Anthony en panne d'inspiration, il est dit qu'il prévoit un plan de travail, "an outline", mais finalement il n'écrit rien d'autre : "[...] not one line of actual writing existed at present [...]" (BD 16). Le terme "line" est souvent utilisé dans le sens de phrase ou réplique : "[...] it [...] became part of what in a later generation would have been termed her 'line'." (S 13) ; "[Gloria] hasn't a line of literary patter." (BD 35) ; "[Cecilia] started marking the lines that Corliss and McKelway couldn't say [...]" (LT 51). En visite dans le département des vieux écrivains, le nouveau producteur en repéra deux "qui n'écrivaient pas une ligne." (LT 118). En revanche, Cecilia admire Jane et un jeune homme travaillant sur une histoire: "[...] making each line answer the line before it [...]" (LT 120). La trace écrite est une ligne, une limite elle aussi. Le tracé de l'encre sur le papier détermine une limite et des espaces comme une frontière. L'écriture délimite un creux, celui de l'inconscient ; écrire c'est tenter de maîtriser le texte inconscient. Il n'est pas anodin que le syndicaliste chargé de défendre les écrivains auprès de Stahr s'appelle Brimmer, nom qui évoque le bord et la limite. L'écrivain se tient toujours sur le bord, il ne peut écrire que dans la marge, le littéral est le littoral. Il cerne de mots une vérité qui se dérobe et lui échappe, il doit aller jusqu'aux "frontières de la conscience" (T 185) et les explorer quel que soit le danger qu'il encourt. Toujours à la périphérie des choses, il se laisse aller à l'errance sur le rivage de la plénitude, il perçoit la béance originelle sans pouvoir s'en saisir ni l'obstruer. Confiné au pourtour des choses, il devient le symbole de l'errance humaine, du flottement de la condition humaine, il approche du coeur des choses sans pouvoir aborder. L'écriture est alors son seul point d'ancrage dans une dérive à la recherche du mystère des origines et de l'inconscient humain.

L'écrivain est sans cesse aux prises avec des limites ; comme le remarque Barthes, il s'agira tout d'abord de limites liées à l'Histoire, qui conditionnera nécessairement son choix d'une écriture230. Il sera ensuite immanquablement confronté aux limites du langage utilisé qui constituent les limites de son univers. Il devra savoir aller jusqu'aux limites du dicible pour mieux laisser au lecteur le soin de suppléer l'indicible, de se saisir du "degré zéro de l'écriture" pour en extraire l'essentiel. A la limite de l'incommunicabilité se situe l'ultime communication :

‘Le point de la communication la plus forte, le point de la pensée, est donc celui-là même où la communication risque de faire défaut, c'est à la non-communication que j'arrache la possibilité d'une communication fondamentale231.’

Enfin si l'oeuvre entraîne celui qui s'y consacre aux "frontières de la conscience" (T 185), elle l'attire "vers le point où elle est à l'épreuve de son impossibilité"232, mais comme l'affirme Blanchot, "écrire, c'est s'arracher à l'impossibilité"233, c'est faire du point de rupture de la commmunication, l'espace de la suprême communication. Ecrire, c'est prendre le risque de "l'expérience des limites" car

‘"Les oeuvres d'art sont toujours le produit d'un danger encouru, d'une expérience conduite jusqu'au point où l'homme ne peut plus continuer." L'oeuvre d'art est liée à un risque, elle est l'affirmation d'une expérience suprême [...] elle demande à celui qui la rend possible un sacrifice234.’

Par le sacrifice de l'écriture, l'auteur nous offre à travers son oeuvre "une expérience de la mort"235, une "maîtrise du moment suprême, suprême maîtrise."236.

Notes
228.

- Robert Browning, "Bishop Blougram's Apology", Robert Browning's Poetry (New York, Norton critical editions, 1979), v. 395-401, p. 168.

229.

- D'après Lacan, la division du sujet a une double origine : division du fait du langage et du fait de la pulsion sexuelle (ceci étant l'apport de S.Freud). Voir Gérard Miller, Lacan (Paris, Bordas, 1987), p. 17.

230.

- Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, op. cit., pp. 27-28.

231.

- Philippe Sollers, L'Ecriture et l'expérience des limites, op. cit., p. 103.

232.

- Maurice Blanchot, L'Espace littéraire (Paris, Gallimard, 1955), p. 101.

233.

- Ibid., p. 267.

234.

- Ibid., p. 320.

235.

- Ibid., p. 111.

236.

- Ibid., p. 107.