III Zone franche

Parfois la limite s'épaissit, elle devient un espace intermédiaire ; la ligne de démarcation bien définie se dilue en un entre-deux, une sorte de zone franche. Cet entre-deux est tout d'abord géographique, il est le lieu privilégié de l'errance qui agite des personnages caractérisés par l'adjectif "restless" et qui ne savent plus très bien où poser leurs valises, il est l'espace de la transition et de l'indécision. Dans Tender, la plupart des personnages, incapables de vivre sur la terre de leurs ancêtres, mais trop perturbés pour tenter l'aventure en Asie comme Tommy, ont choisi de s'installer en Europe, le continent à mi-chemin entre le Nouveau Monde et l'Asie ancestrale. De façon plus resserrée encore, Dick et Nicole se rencontrent en Suisse, au coeur de l'Europe, dans l'espace neutre du conflit international de 1914-1918. Ce morceau de terre est comme une île de paix au sein d'un continent déchiré : "Switzerland was an island, washed on one side by the waves of thunder around Gorizia and on another by the cataracts along the Somme and the Aisne." (T 113). Dans Tycoon, Cecilia rencontre Monroe Stahr pour la première fois dans un avion, entre ciel et terre, puis sa relation avec Wylie White et le monde des studios se noue au cours d'une escale imprévue au beau milieu du continent, entre l'Est et l'Ouest, dans un espace neutre et inconnu, au milieu de nulle part, "at the end of nowhere" (LT 16). Dans Gatsby, la Vallée des Cendres est le territoire repoussant, et cependant inévitable, pris en sandwich entre New York et West Egg (GG 29), un "Waste Land" entre deux univers luxueux et apparemment féeriques. De la même façon, la modeste maison de Nick est "coincée entre deux propriétés gigantesques" (GG 11). C'est là la demeure idéale pour l'homme intermédiaire qui joue l'entre-deux entre Gatsby et Daisy, entre Gatsby et le monde, et enfin, en tant que narrateur, entre Gatsby et le lecteur. Dans Tender, l'hôtel Gausse est tout près de la frontière, "about half-way between Marseilles and the Italian border" (T 1), phrase qui fait écho à celle décrivant la Vallée des Cendres, "About half-way between West Egg and New York" (GG 29). Les embarcadères définissent des espaces incarnant parfaitement la zone franche : "On the long-roofed steamship piers one is in a country that is no longer here and not yet there." (T 205). Le lieu de prédilection de Dick est la plage, une bande de sable entre la côte et la Méditerranée. Quand il la quitte pour la mer, il choisit de monter à bord du "Margin" (T 265) pour noyer son mal-être, il n'appartient alors plus vraiment à la terre mais pas encore à l'eau, il est dans l'espace de l'entre-deux, dans la marge.

Le motif de l'arrêt suspendu est caractéristique de l'univers de l'entre-deux. Les créations technologiques sont particulièrement promptes à s'immobiliser en cours de mouvement. Le train s'arrête toujours, si ce n'est qu'une minute, au milieu de la Vallée des Cendres, le domaine particulier de l'entre-deux (GG 30). A la fête foraine, la grande roue maintient Nicole en suspension dans sa nacelle (T 189). Dans Gatsby, un ferryboat fait inlassablement la navette sur le Sound, sans pouvoir échapper à cet espace restreint (GG 187). En Suisse, Dick et Nicole se retrouvent dans un funiculaire, alors les cabines s'immobilisent pour permettre aux deux conducteurs de converser, laissant ainsi les passagers en suspension : "When the funicular came to rest those new to it stirred in suspension between the blues of heavens." (T 148). De la même manière de nombreux personnages plongent d'étages en étages à bord d'ascenseurs qui s'immobilisent régulièrement (LT 92, BD 443, GG 34,44, T 179).

La zone franche de l'entre-deux est aussi un espace temporel. La soirée des Diver à la Villa Diana est un moment privilégié, hors du temps, pour les invités qui sont comme subjugués ; même Dick se laisse emporter par la féerie de l'instant, prisonnier de l'entre-deux, il doit se ressaisir : "But the space between heaven and earth had cooled his mind [...]" (T 37). Sa vie d'homme s'étage entre deux rencontres féminines : "Between the time he found Nicole flowering under a stone on the Zürichsee and the moment of his meeting with Rosemary the spear had been blunted." (T 201). Dans ses romans, Fitzgerald semble nous présenter des intervalles, des portions de temps entre parenthèses. Dans Gatsby, Klipspringer chante cet espace temporel intermédiaire :

‘In the meantime,
In between time - (GG 102).’

Partant de cette citation, R.W.Stallman affirme que dans Gatsby il y a un manque temporel, "a hole in time"237. Fitzgerald semble fasciné par ces espaces intermédiaires. Il situera Rosemary en début de roman dans une position charnière, "Between the dark people and the light [...]" (T 4), et il fera dire au serveur du Café des Alliés qu'il n'y a plus de "Blackenwite" mais seulement du "Johnny Walkair" (T 305). Il affectionne tout particulièrement ces moments transitoires entre le jour et la nuit, entre la lumière et l'obscurité, bien qu'ils soient souvent inconfortables et équivoques. Le crépuscule est un espace temporel fugitif, entre chien et loup, qui apparaît dans tous les romans et ceci à de nombreuses reprises par l'intermédiaire des mots : "twilight", "dusk", "dusky" ou "dawn". Gatsby est le roman où il revient le plus souvent, il contient une dizaine de références, le monde de Daisy est même qualifié d'"univers crépusculaire" (GG 157).

Cet instant de frontière entre le jour et la nuit est "l'heure violette" et froide de l'entre-deux, "the violet dawn" (T 231), "the unstable balance between night and day" (T 228). La teinte violette est celle des transitions qui établissent une frontière telles les montagnes franco-italiennes, "the purple Alps that bounded Italy" (T 1). Le soir, Gloria ferme les yeux si fort qu'apparaît alors un paysage de couleur mauve : "[...] blue moons formed and revolved against backgrounds of deepest mauve [...]" (BD 160). Anthony reste lui sans réaction devant le crépuscule du matin : "Halcyon summer twilights and the purple chill of morning alike left him unresponsive." (BD 388). Cette teinte caractéristique du crépuscule, mais aussi du demi-deuil et des ombres, à mi-chemin entre le rouge solaire et le bleu nuit, revient par touches successives dans le panorama fitzgeraldien tout en restant intimement liée à l'univers féminin. L'épouse de McKisco se prénomme Violet, c'est elle qui a assisté à la crise de Nicole dans la salle de bains. Pour la maintenir dans l'espace frontière du silence et de l'occulté, Mrs Abrams lui a donné du bromure (T 43), ainsi calmée elle ne dépassera pas les limites de la bienséance et de l'équilibre mental, l'événement de la salle de bains demeurera une parenthèse ignorée de presque tous. La nuit, Anthony aperçoit une jeune beauté dans un taxi, "Her eyes in half-light suggested night and violets [...]" (BD 25), plus tard, dans un cabaret, avec Gloria, il observe à la table voisine une femme au chapeau couvert de violettes (BD 70-71). Dot, sa maîtresse pendant qu'il est militaire, est caractérisée par la teinte violette également. Rencontrée pour la première fois au crépucule, vêtue d'une robe lilas, elle est tout d'abord "the girl in lilac" (BD 322-323) et elle portera cette robe d'organdi à plusieurs de leurs rencontres (BD 322,325). Même ses yeux semblent prendre cette teinte crépusculaire : "Her eyes were soft as shadows. Were they violet, or was it their blue darkness mingling with the gray hues of dusk?" (BD 322), plus loin "ses yeux violets" sont évoqués de nouveau (BD 338). Les amants se retrouveront pour des promenades dominicales dans une campagne fleurie de violettes (BD 337-338). A la fin du roman, dans une dernière tentative, Dot viendra frapper chez Anthony ses yeux violets rougis de larmes (BD 445). A la veille de son mariage, Gloria enfouit au fond de ses tiroirs parfumés de mauve lavande tous ses souvenirs de jeune fille : "But [Bloeckman]'s just the past - buried already in my plentiful lavender." (BD 147). Tout au contraire, le monde de Daisy apparaît comme tellement vivant et nouveau au jeune Gatsby qu'il est ébloui : "There was a ripe mystery about it [her house], a hint of [...] romances that were not musty and laid away already in lavender [...]" (GG 154). La lavande des tiroirs et des armoires évoque tout ce qui est mis de côté, à l'écart du temps présent. A bout de nerfs, Anthony voit un soir passer deux fiacres aux coussins d'un brun lavande, véhicules démodés, à cheval entre deux époques, ils ne trouvent guère de clientèle (BD 417). Dans Paradise, quand Amory réclame le droit de partir faire des études loin de sa mère, il est vêtu de violet de la tête aux pieds (S 24), ce qui amènera Beatrice à plaisanter : "'Is your underwear purple too?'" (S 26). Un peu plus loin, Monsignor Darcy est en tenue d'apparat : "in his full purple regalia" (S 29). Au moment étrange où Amory a une vision diabolique, Axia se moque de lui en s'exclamant : "'Ooo-ee! Amory's got a purple zebra watching him!'" (S 108). Plus loin, son ami Tom attaquera les écrivains américains dans un poème où il est question de "noms de couleur mauve" (S 199). Dans Gatsby, à l'heure intermédiaire des retrouvailles avec Gatsby, la voiture de Daisy passe sous les lilas et la jeune femme en émerge coiffée d'un tricorne lavande (GG 92). Mais le mauve et le violet sont aussi les teintes des bleus d'une chair ou d'une âme contusionnées. Dans un de ses poèmes, Alec Connage évoque une trace sur le cou d'une jeune endormie : "a purle speck" (S 55). Pour aller à son appartement de New York, Myrtle choisit un taxi lavande (GG 33) ; cette couleur annonce déjà le coup que Tom lui portera au visage pendant la soirée (GG 43). Quand Nicole arpente son jardin qui se fond avec les bâtiments, "the violet gray mass of the town" (T 25), elle arbore un foulard lilas qui projette une ombre colorée de son visage à ses pieds :

‘Knotted at her throat she wore a lilac scarf that even in the achromatic sunshine cast its color up to her face and down around her moving feet in a lilac shadow (T 24). ’

Cette ombre violacée est à l'image de l'esprit torturé de l'héroïne, tout contusionné des coups de la vie, un peu comme Amiens, "the purple town" (T 58), qui ne s'est pas encore remise de la guerre. Enfin, c'est en jetant un regard attendri à ses lilas qu'Adam Patch évoque son obsession de l'au-delà (BD 140). Ainsi le violet est bien la teinte du crépuscule, de l'entre-deux géographique et temporel, couleur de la transition, de l'indécision et de l'attente, mais aussi de la souffrance.

L'entre-deux n'est pas uniquement un espace géographique et temporel, il est aussi le reflet de certains comportements. Le métissage, qui peut être considéré comme un aspect de l'entre-deux puisqu'il produit des êtres au croisement de plusieurs races et cultures, apparaît par petites touches dans l'oeuvre de Fitzgerald et semble d'ailleurs entaché de connotations négatives. Mary North ne remporte pas tous les suffrages à propos de son second mariage avec le comte di Minghetti d'origine mixte : "Kyble-Berber-Sabaean-Hindu" (T 256). Tommy Barban joue lui de sa double appartenance avec fierté :

‘"You're Half American," [...]
"Also I'm half French, and I was educated in England and since I was eighteen I've worn the uniforms of eight countries." (T 29).’

Dans Gatsby, Tom Buchanan craint l'avènement de la mixité raciale comme la peste :

‘"Nowadays people begin by sneering at family life and family institutions, and next they'll throw everything overboard and have intermarriage between black and white." (GG 136).’

Dans Tender, ce tabou du métissage réapparaît quand, dans sa confusion mentale, Nicole s'exclame avec désespoir :

‘You tell me my baby is black -that's farcical, that's very cheap. We went to Africa merely to see Timgad, since my principal interest in life is archeology (T 160).’

L'entre-deux, c'est aussi la marge, l'univers marginal dans lequel Dick se plaît à recruter ses amis et les invités de ses soirées. A ce propos, il est une fois encore particulièrement significatif qu'il choisisse d'aller à bord du yacht de T.F.Golding dont le nom, "the Margin" (T 265), caractérise le monde marginal qui l'attire. La liste de ses connaissances rassemble essentiellement des originaux, mais plus sinistre encore est l'étrange correspondance qui existe entre ses intimes et les malades de sa clinique. Bien sûr il y a avant tout Nicole, ex-pensionnaire de la clinique Dohmler, mais d'autres correspondances apparaissent également. Parmi ses patients, il y a un jeune homosexuel espagnol amené par son père le Senor Pardo y Ciudad Real (T 241), son cas rappelle bien sûr les divers couples homosexuels qui gravitent autour des Diver : Luis Campion et Royal Dumphry, mais aussi l'infâme Lady Sibly-Biers. La réputation de cette dernière est exécrable, "the pennon of decadence", "the wickedest woman in London" (T 268) ; à la fin du roman, elle se fait arrêter en compagnie de Mary North alors qu'elles racolaient se faisant passer pour des marins en permission (T 301). Un autre père, Mr Morris, a conduit son fils à la clinique, pour alcoolisme cette fois (T 250), un mal qui touche nombre d'intimes des Diver, Dick y compris d'ailleurs, mais surtout Abe North. Ce dernier succombera à ses excès dans un bouge ; en outre, les moments de fantaisie au cours desquels il essaye de scier les serveurs en deux pour voir ce qu'ils contiennent (T 31) font directement écho aux comportements anormaux des pensionnaires de la clinique. La patiente qui accuse Dick d'avoir séduit sa fille (T 186) n'est pas sans rappeler Mrs Speers et sa fille Rosemary, quant à l'exilé du Caucase et aux filles du général portugais (T 186), ils évoquent immanquablement Tommy le mercenaire, mais aussi Rosemary, fille de militaire (T 11,62). Plus inquiétant pour Dick est le fait qu'il compte parmi ses malades un psychiatre complètement "effondré" (T 186). Enfin, il y a le cas douloureux de l'artiste de la chambre vingt (T 183) qui annonce la souffrance et la mort des artistes, comme Abe par exemple, et de ceux qui ont tenté d'explorer "les frontières de la conscience" (T 185), comme Dick. Parmi les artistes que Dick côtoie, seuls peut-être quelques médiocres comme McKisco, avec sa prose minable, atteindront la notoriété après quelques vicissitudes (T 205-206), de la même façon que Caramel et sa littérature à bon marché dans The Beautiful.

En fait, la plupart des personnages des romans de Fitzgerald appartiennent à l'univers de l'entre-deux, un monde de craintes et d'incertitudes, de doutes et d'errance, un espace de distortion et d'occulté où se mêlent réalité et fantaisie grotesque. Toujours sur le fil du rasoir, ses protagonistes frisent la limite, "the edge of reality and unreality" (T 188), ils s'acheminent le long du bord escarpé et dangereux sur lequel les êtres risquent toujours de déraper et de basculer dans le vide.

Plus particulièrement, l'atmosphère de suspension et de flottement précédemment mentionnée comme typique de l'univers de l'entre-deux est à l'unisson du déséquilibre mental et de la folie si souvent présents dans l'oeuvre de Fitzgerald. Dans Gatsby, pendant les fêtes du héros, les cocktails semblent flotter à travers le jardin, "[...] floating rounds of cocktails permeate the garden [...]" (GG 46) ; dans Tender, à la Villa Diana, la table s'élève comme par magie : "The table seemed to have risen a little toward the sky like a mechanical dancing platform [...]" (T 33). Plus tard, la nuit est en suspension : "It was a limpid black night, hung as in a basket from a single dull star." (T 38). A bord du funiculaire, les passagers voient le lac, "Upon it floated swans like boats and boats like swans [...]" (T 146) et, de la Villa Diana, les invités remarquent un bateau au loin : "[...] the last excursion boat from the Isles des Lerins floated across the bay like a Fourth-of July balloon foot-loose in the heavens." (T 36). Cette impression de flottement est en accord avec l'état mental des patients de la clinique et plus particulièrement de Nicole, tous errent toujours aux limites de la réalité, "[...] along the edge of reality and unreality [...]" (T 188), sans jamais réussir à s'arrimer solidement sur un rivage. Dick, solide au commencement, a la force de mener la danse et de soutenir une Nicole chancelante, il est le médecin donnant une illusion de facilité à sa patiente, mais toujours là pour la seconder. Cet aspect de leur relation de malade et de psychiatre transparaît dans l'image de la tour : "It was awful that such a fine tower should not be erected, only suspended, suspended from him." (T 190). La relation entre Dick et Nicole se joue sur des rapports d'équilibre très minutieux, un peu à la manière du fonctionnement du funiculaire, alors qu'une cabine descend, l'autre monte, mais ce serait une catastrophe si un câble cédait (T 146). Par le jeu du transfert, Dick permet à la cabine de Nicole de remonter des profondeurs de la maladie, mais finalement, pour lui le câble lâchera alors que Nicole quittera sa cabine à temps. Assez tôt Dick ressent les signes avant-coureurs de son propre déséquilibre. Après leur premier baiser déjà, Nicole semble en partie maîtresse de leur état de suspension, elle mène le jeu : "[...] she turned coquette and walked away, leaving him as suspended as in the funicular of the afternoon." (T 154). Parfois le vertige le prend : "[...] he began to feel that the station, the hospital, was hovering between being centripetal and centrifugal." (T 143). Au Café des Alliés, il choisit un "Johnny Walkair" (T 305), ou peut-être plutôt "walk on air", ce qui suggère son flottement d'être perturbé. Finalement, bien que la maladie ait des hauts et des bas, caractérisés par le mouvement circulaire de Nicole sur la grande roue de la fête foraine (T 189), c'est Dick qui succombera au vertige et dont la cabine s'écrasera, le désir de Nicole de flotter librement sera plus fort que tout : "[...] to be a feather again instead of a plummet, to float and not to drag." (T 148). La relation de Dick et Rosemary semble tout entière contenue dans leur danse :

‘[...] she felt her beauty sparkling bright against his tall, strong form as they floated, hovering like people in an amusing dream -he turned her here and there with such delicacy [...] (T 77).’

Elle rappelle la relation d'interdépendance du couple Diver, mais Rosemary ne sera jamais une deuxième Nicole.

Pour ceux qui demeurent dans la zone franche, ces limbes constituent une lisière à la limite d'un au-delà éternellement attirant. Fasciné par cet au-delà Gatsby tend les bras vers l'autre rive (T 27) et, à la fin du roman, Nick imagine que demain nous ferons tous de même : "-tomorrow we will stretch our arms further..." (GG 188). Ainsi, pour ceux cantonnés dans l'espace intermédiaire de l'entre-deux, "half-way between death and immortality" (BD 3), l'au-delà demeure le désirable, le haut lieu de la jouissance, le siège privilégié de la connaissance, même s'il signifie la mort.

Profondément influencé par Keats, qu'il admirait immensément, Fitzgerald a intégré dans son oeuvre les notions d'empathie et de "negative capability" développées par le poète romantique, il déclare d'ailleurs : "-the test of a first rate intelligence is the ability to hold two opposed ideas in the mind at the same time, and still retain the ability to function." (CU 39)238. Nick, pourtant si différent de Gatsby, nous en conte l'histoire avec empathie et retenue ; l'évolution de Dick est évoquée à mots couverts pour mieux évoquer l'espace d'inconnu qui l'entoure. Cette utilisation du flou scriptural, de la suggestion et du mystérieux situe définitivement l'oeuvre de Fitzgerald dans l'univers de l'entre-deux. Appartenir à l'entre-deux, c'est savoir utiliser les éclipses et les présomptions de sens, c'est être dans le non-dit pour suggérer mieux encore l'indicible, pour "inexprimer l'exprimable"239, pour transcrire l'inconnu, "the unprobed, undissected, unanalyzed, unaccounted for." (T 202), mais aussi pour dire tout ce qui est latent et ressenti sans être pleinement conscient : "[...] things unforgotten, unshriven, unexpurgated." (T 91). L'oeuvre littéraire sera alors l'entre-deux constamment en mutation entre un écrivain explorateur d'un espace mystérieux et dangereux à approcher et un lecteur avide de quitter la zone franche où il est cantonné pour une découverte de l'au-delà, "beyond the inky sea" (T 39), afin de percevoir les mystères qu'il est incapable d'explorer par lui-même.

Notes
237.

- Robert W.Stallman, "Gatsby and the Hole in Time", Modern Fiction Studies (1955), vol. 1, p. 4.

238.

- Dans une lettre à ses frères datée du 21 (ou 27) décembre 1817, le poète déclare : "-I mean Negative Capability, that is when man is capable of being in uncertainties, Mysteries, doubts, without any irritable reaching after fact and reason-", John Keats, The Complete Poems (London, Penguin Classics, 3è éd. 1988), appendix 6, p. 539.

239.

- Roland Barthes, Essais critiques (Paris, Editions du Seuil, 1964), p. 15.