IV Promontoires et vertiges

Le promotoire constitue une forme de limite que Fitzgerald affectionne tout particulièrement dans son écriture. Tout en offrant la possibilité d'une vision panoramique, il est aussi le lieu du vertige car il borde le gouffre, il est donc une limite essentiellement bivalente et ambiguë. Il suppose une possibilité de transition, il est un point charnière, un lieu de décision.

Montagnes et collines font partie de la topographie réaliste de l'univers fitzgeraldien. Faisant pendant aux hauteurs des gratte-ciel de New York, la Vallée des Cendres se hérisse d'arêtes et de collines de cendres (GG 29). Nicole et Dick se rencontrent en Suisse et déjà dans ses lettres la jeune femme fait allusion à des promenades en montagne : "Today we climbed high enough to find asphodels and edelweiss..." (T 123). Ce sera finalement lors d'une excursion alpine que leur relation se nouera définitivement après une montée en funiculaire et en train à crémaillère : "on top of the sunshine" (T 148). Perchés dans un hôtel de montagne, ils échangent leur premier baiser : "Two thousand feet below she saw the necklace and bracelet of lights that were Montreux and Vevey, beyond them a dim pendant of Lausanne." (T 154). L'altitude convient à Nicole qui y a obtenu ce qu'elle souhaitait : "Nicole was up in her head now, cool as cool, trying to collate the sentimentalities of her chilhood, as deliberate as a man getting drunk after battle." (T 154). Puisque l'air des cîmes convient à la malade et a constitué le décor du début de leur relation maritale, les Diver établiront leur Villa Diana sur un promontoire, à l'emplacement de l'ancien village des collines de Tarmes (T 25), aux abords des Alpes, qui délimitent l'Italie (T 1). De là, ils offriront à leurs invités une vue aussi dégagée et prometteuse que celle des Alpes suisses : "They looked out over the Mediterranean. Far below, the last excursion boat from the Isles des Lerins floated across the bay [...]" (T 36). Très rapidement, Nicole informe Rosemary : "'We built a house, up at Tarmes.'" (T 16). Pour la jeune fille, la villa isolée sur sa colline deviendra une source de rêves et de fascination, sa position élevée l'auréole de mystère et de charme. De la même façon, le logement de Kathleen sur une colline d'Hollywood incarne tous les espoirs de Monroe Stahr (LT 136). A la perspective de la soirée de Dick dans la villa, Rosemary est envoûtée, "under the spell of the climb to Tarmes" (T 26) ; plus tard, rentrée chez elle, elle ressent encore toute la magie de cet endroit : "Beyond the inky sea and far up that high, black shadow of a hill lived the Divers." (T 39). Le lieu de prédilection de Nicole est son jardin ; parcouru d'escaliers, il est bordé d'une falaise qui surplombe la Méditerranée (T 24-25). Au début du roman, la jeune femme s'y promène, elle longe la promenade de la falaise et plonge du regard vers la mer, deux cents mètres plus bas. Le motif de la falaise réapparaît alors plusieurs fois : les routes de la Côte d'Azur serpentent le long des corniches (T 1) ; lors de la soirée à la villa, on entend un chien aboyer au loin sur une saillie de la falaise (T 33) ; après leur dispute, Dick regrette de ne pas y avoir poussé Augustine (T 264) ; quant à Abe, il évoque le duel d'un roman de Pushkin se déroulant au bord d'une falaise signifiant la mort inévitable du moindre blessé (T 46). La falaise dangereuse est également mentionnée dans Paradise ; après l'avoir longée à cheval en compagnie d'Amory, Eleanor y précipite sa monture par bravade (S 217).

Tours (T 190, GG 126), plongeoirs (GG 45, T 206), escaliers (T 24,75, GG 46,97-98,102,174), funiculaires et ascenseurs240 sont les marques diverses d'un inlassable désir de montée au sommet du promontoire. Lisière avec le précipice, il est encore une image de la frontière entre la vie et la mort. Celui qui le maîtrise saura prendre sa destinée en main et parviendra à s'inscrire dans l'existence. Les aspirations de Gatsby sont symbolisées par l'échelle que semble former la rue : "Out of the corner of his eye Gatsby saw that the blocks of the sidewalks really formed a ladder and mounted to a secret place above the trees -" (GG 118). Pour lui, la jeune fille idéale est toujours au sommet du promontoire : "High in a white palace the king's daughter, the golden girl..." (GG 126). Il se conforme donc au poème placé en épigraphe au début du roman :

‘Then wear the gold hat, if that will move her;
If you can bounce high, bounce for her too,
Till she cry "Lover, gold-hatted, high-bouncing lover,
I must have you!"
THOMAS PARKE D'INVILLIERS.’

Au début de Tender, Nicole longe la falaise sans la maîtriser, elle est encore en proie à son déséquilibre mental : "Her face was hard, almost stern, save for the soft gleam of piteous doubt that looked from her green eyes." (T 24). Elle recherche alors l'isolement que procure le promontoire. D'ailleurs, plus tard, Baby dénigrera allègrement cette villa isolée que les Diver s'étaient choisie : "'That was when you were leading that hermit's life on the Riviera, up on a hill way off from anybody [...]'" (T 214). Finalement, en pleine possession de ses moyens, libérée de sa névrose, Nicole descendra à la plage seule pour parachever sa rupture avec Dick (T 310). Alors, ce dernier choisira le promontoire comme protection, comme lieu isolé où enfouir son désarroi. Un peu perturbé après son premier baiser avec Nicole et tandis qu'il sent leur relation se resserrer sous l'égide de Baby, il gravit les Rochers de Naye puis redescend à Montreux (T 155). Pendant son congé de la clinique, il va en Autriche et tente avec deux autres participants et un guide l'ascension du Birkkarspitze (T 202). Alors que Nicole l'a quitté, il s'achemine de plus en plus vers les hauteurs à la recherche d'un isolement réparateur : il est vu près du mur de la falaise (T 298), puis assis sur un rocher dominant la plage (T 310), enfin, Baby observe : "'He's moved up higher on the terrasse [...]'" (T 310). De là, il bénira sa plage pour la dernière fois à la surprise de quelques vacanciers : "Faces turned upward from several umbrellas." (T 312). Sa prise de hauteur n'est pas une prise d'assurance, au contraire, c'est une fuite, il n'est pas surprenant alors que sa dernière lettre soit postée de Geneva (New York) (T 313), pis-aller pour le vrai Genève, ville d'une Suisse essentiellement montagneuse. Il semble que seules les femmes parviennent à maîtriser le promontoire et à circuler librement entre les différents étages qu'il présente. Il offre, en effet, une vision dégagée sur les profondeurs et sur l'espace, mais celui qui a le vertige risque d'être attiré par le vide. Du promontoire se découvrent certaines vérités, certains espaces intérieurs que les protagonistes masculins de Fitzgerald ne savent apparemment pas affronter. En revanche, à l'aide d'un peu de bromure, Violet McKisco a résisté au choc de ce qu'elle a découvert en haut chez les Diver, "upstairs in their house" (T 42), Nicole surmonte ses angoisses et redescend guérie de la grande roue et de la Villa Diana, Rosemary se remet rapidement de sa pneumonie due à trop de plongeons dans l'eau glacée de Venise (T 15). Un moment perturbant, le promontoire leur assure finalement à toutes la maîtrise de l'horizon.

Si le promontoire reste indissociable du précipice, il devient évident que pour celui qui a échoué dans sa maîtrise du promontoire, l'au-delà obsédant et attirant signifiera la chute. Dans leur quotidien, Zelda et Scott Fitzgerald manifestaient une sorte de fascination morbide pour le gouffre et ceci souvent à la grande inquiétude de leurs proches, les Murphy en particulier, Tender leur est d'ailleurs dédié. A St Paul-de-Vence, au cours d'une soirée, Zelda, jalouse d'Isadora Duncan, se précipita la tête la première dans les escaliers. Les époux se défiaient également dans de dangereux plongeons depuis les falaises bordant la côte241. Enfin, par deux fois Zelda faillit précipiter volontairement leur voiture au bas d'une route escarpée242.

Les chutes diverses qui jalonnent Tender rappellent étrangement le comportement irresponsable des Fitzgerald. Tout comme Zelda, Nicole provoque volontairement un accident de voiture au retour de la fête foraine, le propriétaire de l'auberge voisine s'exclame alors : "'My God! [...] Except for that tree you'd have rolled down hill!'" (T 193). Dans Gatsby, Henry L.Palmetto, un des invités du héros, s'est suicidé en se jetant sous un train à Times Square (GG 69). Dans Tender, le motif du plongeon, déjà présent dans le patronyme du héros, revient très fréquemment et est chargé de connotations fort négatives. Rosemary explique qu'elle a attrapé une pneumonie lors d'un tournage en plein hiver : "'[...] I had to dive and dive and dive all morning.'" (T 15). Incapable de se retrouver en compagnie féminine inconnue trop longtemps, le fragile Abe North plonge du radeau laissant Rosemary et Violet seules (T 7), mais dans ces parages le plongeon est dangereux, les requins ont déjà dévoré deux marins britanniques (T 3). A bord du "Margin", Nicole s'inquiète brusquement pour Dick qu'elle voit debout sur le pont comme prêt à se jeter par dessus bord, il lancera d'ailleurs comme une boutade : "'It'd be a good setting to jump overboard,' [...]" (T 271)243. L'idée du suicide était proche car il n'envisageait pas, comme Nicole, un plongeon avec gilet de sauvetage (T 271). Plus tard, toute sa déchéance se manifestera pleinement dans l'échec de son acrobatie à ski nautique qui le précipitera impuissant dans les vagues (T 281-282). Il est désormais incapable de contrôler ses plongeons et évite les hauteurs trop importantes (T 280), laissant à d'autres, comme à un "valet de chambre exhibitionniste", le soin d'effectuer "des plongeons spectaculaires depuis un rocher situé à seize mètres de haut" (T 279). La mort de Gatsby peut, elle aussi, être assimilée à un plongeon raté puisqu'il est trouvé assassiné dans sa piscine (GG 168), triste fin pour celui qui offrait régulièrement l'hospitalité du plongeoir de sa plage à des inconnus (GG 45). McKisco, qui n'est qu'un romancier de second ordre, imagine pompeusement sa carrière comme un saut réussi malgré un plongeoir fragile : "Fine dives have been made from flimsier spring-boards." (T 206). Enfin, nous l'avons déjà remarqué, parfois ce sont les vues panoramiques qui sont plongeantes (T 25,154).

Descentes, sauts et chutes caractérisent ce qui semble se passer au-delà de la limite du promontoire. Le motif de la falaise considéré précédemment est souvent le prélude à la chute comme avec Eleanor et son cheval (S 215-217). Après l'exaltation de l'ascension, Dick et ses compagnons grimpeurs sont contraints de redescendre à Innsbruck sans avoir atteint leur but (T 202). A la suite de sa folle soirée chez Myrtle, Nick s'enfonce de plus en plus vers le bas, d'abord avec l'ascenseur, puis jusqu'au dernier niveau de la "Pennsylvania Station" (GG 44). Tout étourdi de ses retrouvailles avec Daisy, Gatsby manque de trébucher dans les escaliers (GG 98). Mal à l'aise, les héros renversent tout sur leur passage, une horloge pour Gatsby (GG 92), une rangée de "Yenci dolls" pour Dick (T 224). Monroe Stahr que l'on imagine avoir pris un envol merveilleux a dû lui aussi atterrir de force : "He had flown up very high to see [...], and then, remembering all he had seen from his great height of how things were, he had settled gradually to earth." (LT 28). Il est à remarquer d'ailleurs que, quand il voyage en voiture, il est vu la plupart du temps en descente (LT 97,104,113).

Plus encore qu'un symbole de l'échec des héros, ce mouvement de chute indique une plongée au coeur de l'âme humaine, une exploration des ressorts intimes de l'être, une aventure dans les régions les plus secrètes de l'humain. Ce voyage d'exploration dans lequel l'auteur nous entraîne est à l'image de la vue qu'Anthony découvre un soir de pleine lune : "[...] the moon was anchored in mid-sky, shedding light down into Claremont Avenue as into the bottom of a deep and uncharted abyss." (BD 441). Au sein de ce sombre univers inconnu, l'écrivain projette son rayon de lune et éclaire des abîmes intérieurs si difficiles à pénétrer. C'est au fond de cette crevasse intérieure que semblent se perdre les êtres mentalement fragiles. Evoquant ses frasques, peut-être symptômes de son déséquilibre, Zelda aimait employer l'expression "exploring her abysses in public"244. Si le motif de la frontière marquait la barre qui sépare conscient et inconscient, celui de la chute indique la profondeur du champ d'investigation de celui qui souhaite explorer l'inconscient et le danger du déséquilibre pour celui qui ne retrouve plus la sortie et reste perdu au fond du gouffre. Consciente des changements qui se sont produits en elle, Nicole se prépare à la fin du roman pour le bond libérateur, celui qui lui permettra de quitter le précipice, elle ressent "l'imminence d'un saut" (T 277).

Au pied du promontoire se trouve un abîme qui attire malgré le danger qu'il implique ; la chute en son sein est imminente pour de nombreux personnages. Le rôle de l'écrivain est l'exploration de cet abîme qui recèle l'essence même de l'être humain ; il y entraîne le lecteur pour lui faire découvrir le vaste mystère de l'inconscient et de la destinée humaine. Sa tâche est de première importance :

‘Someone once said -and I am quoting most inexactly- 'A writer who manages to look a little more deeply into his own soul or the soul of others, finding there, through his gift, things that no other man has ever seen or dared to say, has increased the range of human life.'245.’

A sa manière, Fitzgerald élargit grandement ce champ de la vie humaine car il nous offre une perspective dégagée sur les ressorts internes de l'individu, et sonde profondément l'âme humaine à travers toute son oeuvre. Un pied posé sur chaque rive et malgré le vertige suscité par le gouffre, il perçoit l'abîme et nous fait partager sa vision, son espace littéraire se construit alors grâce à une véritable expérience des limites :

‘L'oeuvre tire lumière de l'obscur, elle est en relation avec ce qui ne souffre pas de rapports, elle rencontre l'être avant que la rencontre ne soit possible et là où la vérité manque. Risque essentiel. Là, nous touchons l'abîme246. ’
Notes
240.

- Supra Première Partie, Chapitre III, p. 158.

241.

- Matthew J.Bruccoli, Some Sort of Epic Grandeur: The Life of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 296.

242.

- André Le Vot, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 262.

243.

- La mort en plongeant d'un bateau, ou plus précisément "a swan dive", était la forme de suicide préférée de Fitzgerald, voir Roger Grenier, "Le suicide préféré", Trois heures du matin. Scott Fitzgerald (Paris, Gallimard, Collection L'un et l'autre, 1995), p. 181.

244.

- Jeffrey Meyers, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 70.

245.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 612.

246.

- Maurice Blanchot, op. cit., p. 324.