VTénèbres

Outre la chute, le passage de la limite vaut au héros fitzgeraldien de se retrouver bien souvent dans un univers de ténèbres. Cette obscurité est une des caractéristiques principales de l'univers créé par l'auteur, un univers essentiellement nocturne ou, comme nous l'avons observé, crépusculaire. Pour l'écrivain qui dira la difficulté d'écrire gaiement quand il est plongé dans un monde de ténèbres, "from a dark appearing world"247, la toile de fond est essentiellement sombre ; les mots "dark", "black" et "darkness" émaillent intensément son écriture et semblent constituer la base de son décor littéraire. L'obscurité est partout, elle marque le paysage extérieur et intérieur, caractérise l'espace temporel comme le physique des personnages. La nuit sombre, c'est le temps des fêtes et soirées si caractéristiques des romans de Fitzgerald, alors le monde entier revêt un habit de ténèbres. Gatsby tend les bras vers les eaux noires du Sound (GG 27), Rosemary rêve aux Diver perchés sur la colline au-delà de la mer, "beyond the inky sea" (T 39) ; le jour revenu, les eaux gardent leur mystérieuse obscurité dès que l'on s'écarte un peu, au large on retrouve les sombres profondeurs, "the darker sea" (T 9). Dans Tycoon, de nombreux passages se déroulent de nuit, mais plus encore c'est l'univers du tournage et de la salle obscure qui impose ses teintes sombres. Dans The Beautiful, Bloeckman, qui travaille pour "Films Par Excellence", prendra naturellement le nouveau patronyme de Mr Black (BD 395). L'adjectif "dark" caractérise des visages, des yeux, des chevelures, des maquillages, des silhouettes ou des êtres dans leur ensemble. Dans Tender, les personnages se divisent en deux camps : "the dark people and the light" (T 4). Non initiée au monde des Diver et peu attirée par celui des McKisco, au début, Rosemary se retrouve entre les deux groupes.

En dehors de la nuit si chère à l'auteur, d'autres temps sombres sont évoqués. Pour Nick, le rêve américain est enfoui dans le passé, dans "les sombres champs de la république" (GG 188). Anthony qui prétend écrire sur le Moyen Age se voit répliquer par son grand-père qu'il s'agit d'une époque sombre donc sans intérêt : "'Dark Ages, we used to call'em.'" (BD 15). Ce choix ne fait que présager la sombre destinée du héros dont les difficultés seront entre autres présentées dans un chapitre intitulé "In Darkness" (BD 237). De la même façon, quand Dick enterre son père, des spectres apparaissent : "[...] souls made of new earth in the forest-heavy darkness of the seventeenth century." (T 205), mais plus que les temps anciens c'est l'avenir du héros qui est plongé dans les ténèbres. Les temps difficiles et obscurs sont à venir, l'obscurité est pénétrante et fascinante tout à la fois, "Dark [is] creeping down [...]" (BD 323), en son sein semble résider une connaissance effrayante : "the world's dark magic" (T 164).

Précipités au coeur des ténèbres, les héros de Fitzgerald nous font découvrir un au-delà effrayant et insondable. Leur errance est un voyage au plus profond des ténèbres intérieures. Se profilent alors la nuit de l'inconscient et les mystérieuses ténèbres originelles. Ces ténèbres ne sont pas apaisantes, elles sont l'obscurité tourmentée où se dessine la vérité de l'âme : "the unquiet darkness" (GG 28). Elles dévoilent l'inconnu effrayant : "the unprobed, undissected, unanalyzed, unaccounted for" (T 202), "the dark unprecedented" (T 192). Poussée par ces forces obscures, "[...] God knew what dark matter [...]" (T 85), Maria Wallis ira même jusqu'au meurtre. Dans The Beautiful, Anthony et Gloria sont séparés par l'individualité de leurs ténèbres intérieures. Ridiculement effrayé par un bruit suspect, Anthony est couché, les yeux perdus dans l'obscurité, "[...] staring blindly into the darkness overhead." (BD 160). Plus tard, abruti d'alcool, il éprouve une sensation étrange : "[...] the transitory magic of the brief passage from darkness to darkness" (BD 417). Gloria repousse, elle, au fond de ses abîmes et ténèbres intimes, des craintes surgies d'on ne sait où :

‘Later in June horror leered out at Gloria, struck at her and frightened her bright soul back half a generation. Then slowly it faded out, faded back into that impenetrable darkness whence it had come -taking relentlessly its modicum of youth (BD 195).’

Incapable de trouver la lumière dans sa chambre un soir d'orage (BD 241), elle s'enfuit à tâtons dans la nuit, sentant que même Anthony l'oppresse : "[...] even Anthony was part of this weight, part of this evil house and the sombre darkness that was growing up about it..." (BD 244). S'approchant de la gare, il lui reste à éviter la masse sombre des trains (BD 245-246) ; alors les voix s'élèvent déchirantes et effrayantes dans l'obscurité (BD 248-249). Explorateur des ténèbres intérieures de par sa profession, Dick se sent rapidement enveloppé lui-même par l'obscurité ; il déclare : "'I guess I'm the Black Death' [...]" (T 220). A Rome, il est profondément découragé : "[...] there seemed nothing to do but go back to the hotel and lie down with his black heart." (T 224).

Les ténèbres sont chargées de fortes connotations sexuelles, elles recèlent le secret de la scène primitive, elles sont "les ténèbres érotiques" (T 38) qui troublent Dick si fortement. C'est dans l'obscurité qu'Anthony entend le cri de femme qui le perturbe tant la veille de son mariage (BD 149). Il pressent alors "le continent noir"248 fascinant et effrayant. Parfois terrifiantes, les ténèbres sont aussi source de plaisir, elles sont le siège de la jouissance du corps. En vacances en Suisse et fatigué des discussions stériles de son entourage, Dick se détourne "pour jouir des ténèbres" (T 178). L'obscurité a parfois la douceur et la chaleur de la matrice et de l'illusoire union parfaite des corps qui est l'aspiration de tous. Rosemary se rêve allongée près de Dick: "[...] he was here beside her with the warm darkness streaming down." (T 79). A New York, Nick s'imagine poursuivre des femmes romantiques : "[...] they turned and smiled back at [him] before they faded through a door into warm darkness." (GG 63). Dans Tycoon aussi la nuit est douce et chaude pour Stahr et Kathleen réunis dans une automobile, "It seemed warm even in darkness-" (LT 136). Dans ce même roman, l'image de l'avion atterrissant semble rassembler toutes les connotations sexuelles évoquées précédemment, et ceci d'autant plus qu'elle vient juste après l'évocation du vol imaginaire de Stahr : "[...] he came here from choice to be with us to the end. Like the plane coming down into the Glendale airport, into the warm darkness." (LT 29). L'espace réduit et confortable des taxis de nuit semble aussi marqué du sceau des "ténèbres érotiques", les amants s'y réfugient à la recherche de l'ultime fusion. Dick embrasse Rosemary avec passion dans l'obscurité : "In the dark cave of the taxi". Alors, la jeune fille perd son regard dans la nuit : "[...] the glance that at the moment of contact looked beyond him out into the darkness of the night, the darkness of the world." (T 63). Cette allusion à la chaude caverne protectrice revient dans le titre du passage où Anthony entend le fameux cri de femme : "Breath of the Cave" (BD 148). En revanche, Anthony et Gloria ressentent eux la solitude sombre du taxi qu'ils ont pris un soir de dispute : "the cold darkness of the taxicab" (BD 68).

Enfin, les ténèbres sont aussi le domaine de la folie, le lieu où l'obscur inconscient prend les rênes et mène la danse. Dans The Crack-Up, où il conte sa "banqueroute émotionnelle"249, Fitzgerald affirme : "[...] in a real dark night of the soul it is always three o'clock in the morning, day after day." (CU 46). Les patients de la clinique ont sombré "dans l'obscurité éternelle" (T 181). Ces ténèbres de la folie se devinent dans les lettres de Nicole : "There were other letters among whose helpless caesuras lurked darker rhythms." (T 121). Protégée par sa froideur de Pallas Athéna, elle craint cependant l'obscurité, "the blue obscurity of the future" (T 159). Au moment de la naissance de Topsy, elle a une rechute : "[...] everything got dark again.", elle s'imagine même que son bébé est noir (T 160). Plus tard, face à un Dick perturbé, elle perçoit les choses à sa manière, à travers ses ténèbres : "Nicole knew about it but only darkly and tragically, hating him a little in an animal way, yet wanting to rub against his shoulder." (T 169). Dick se sent responsable, il craint pour elle l'éternelle obscurité : "Certain thoughts about Nicole, that she should die, sink into mental darkness, love another man, made him physically sick." (T 217). Ce même thème des ténèbres de la folie apparaît à propos d'Anthony. Il ressent les prémices d'un déséquilibre mental alors qu'il est militaire : "-only Anthony could know what a state of blackness there would be if the worst of him could roam his consciousness unchecked." (BD 350). Finalement, il craque et les ténèbres s'abattent définitivement sur lui :

‘[...] ... then a thick, impenetrable darkness came down upon him and blotted out thought, rage, and madness together -with almost a tangible snapping sound the face of the world changed before his eyes.... (BD 446).’

Enchâssé au sein de ces deux séries de points de suspension, ce passage annonce l'isolement du malade et sa plongée définitive dans l'obscurité. Cette errance dans les ténèbres du déséquilibre mental est aussi un prélude évident à l'obscurité de la mort, ultime limite et chute définitive.

Dick est préoccupé par le sort tragique de sa patiente de la chambre vingt qu'il voudrait soulager, "[...] he had remained with [her...] to throw as much wan light as he could into the darkness ahead." (T 240). A la Villa Diana, dans la confusion générale, il est celui qui organise le transport des lampes et l'auteur remarque : "-who would not be pleased at carrying lamps helpfully through the darkness?" (T 36). A travers les ténèbres évoquées précédemment, l'écrivain sera, à l'image de Dick, celui qui éclaire de sa torche des mystères profondément enfouis le long de corridors obscurs250. L'écriture est le moyen de cerner les ténèbres originelles et fondatrices de l'être. Elle permet de fouiller la grande nuit de l'inconscient et de nous entraîner dans un voyage au bout des ténèbres. Elle cerne l'indicible et l'innommable car dans la nuit "l'invisible est alors ce que l'on ne peut cesser de voir, l'incessant qui se fait voir."251.

Notes
247.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 588.

248.

- Supra Première Partie, Chapitre II, p. 114, note 76.

249.

- F.Scott Fitzgerald, "Emotional Bankruptcy", The Short Stories of F.Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 546-560. "The concept of emotional bankruptcy became a key idea for Fitzgerald. He believed that people have a fixed amount of emotional capital; reckless expenditure results in early bankruptcy, which leaves the person unable to respond to the events that require true emotion.", Matthew Bruccoli, op. cit., p. 342.

250.

- Cf. les théories de John Keats sur la vie humaine décrite comme "a large Mansion of Many Apartments". Dans une lettre adressée à J.H.Reynolds le 3 mai 1818, il remarque : "[...] this Chamber of Maiden-Thought becomes gradually darkened and at the same time on all sides of it many doors are set open -but all dark- all leading to dark passages - We see not the balance of good and evil. We are in a Mist - We are now in that state - We feel the 'burden of the Mystery'. To this point was Wordsworth come, as far as I can conceive when he wrote 'Tintern Abbey' and it seems to me that his Genius is explorative of those dark Passages. Now if we live, and go on thinking, we too shall explore them.", op. cit., p. 545.

251.

- Maurice Blanchot, op. cit., pp. 215-216.