II Portraits de famille

La famille revient comme une obsession à l'esprit de tous les personnages fitzgeraldiens quelque peu en perdition, elle est pour eux comme une bouée de sauvetage bien qu'elle soit souvent, en réalité, la cause de tous les troubles. En fait, la famille est un point de "fixion", mais elle est aussi un point de fiction car c'est souvent elle qui charpente la narration. The Beautiful débute sur une généalogie détaillée des trois dernières générations de la famille Patch (BD 4-5). Un peu de la même façon, Nick commence sa narration en précisant ses origines et en rappelant les conseils moraux donnés par son père (GG 7-9). Gatsby est lui l'objet de nombreuses rumeurs car justement ses origines demeurent inconnues ; on lui invente alors des connections familiales romanesques, "'[...] he's a nephew or a cousin of Kaiser Wilhelm's.'" (GG 38), Wolfshiem lui-même affirme : "[...] do not know his family at all." (GG 173). Apparemment sans famille d'aucune sorte, il s'est choisi une habitation qui évoque histoire et tradition : elle est la copie d'un Hôtel de Ville normand (GG 11) et sa bibliothèque bondée d'ouvrages, qui eux aussi racontent tous des histoires, est de style gothique (GG 51). Son prédécesseur, encore plus obsédé par la tradition et les origines historiques, avait même en vain tenté de convaincre ses voisins de recouvrir leur toit de chaume à l'ancienne, bien mal lui en avait pris car ils refusèrent obstinément, "Perhaps their refusal took the heart out of his plan to Found a Family-" (GG 95). Ses enfants vendirent d'ailleurs la maison sans remords, la couronne funéraire encore sur la porte (GG 95). Gatsby semble constamment inventer son roman familial, au risque d'ailleurs de quelques contradictions : il prétend être le fils de riches habitants du Middle West, mais à la question de Nick : "'What part of the Middle West?'", il répond absurdement : "'San Francisco.'" (GG 71). Il dit aussi avoir fait ses études à Oxford car c'est une tradition familiale (GG 71), ce qui s'avérera inexact bien sûr. Après avoir remarqué qu'il était le dernier survivant de la famille et qu'il tenait sa fortune d'un héritage (GG 71), il dira plus tard qu'il n'a mis que trois années pour l'amasser (GG 97). Dans une société où la généalogie est obsédante et souvent perturbante, il n'est pas étonnant que ce soit l'histoire familiale de Biloxi que Jordan connaisse avec précision, elle déclare : "'I knew his whole family history before he left.'"(GG 134). Elle affirme connaître sa généalogie par coeur, mais, de lui, personne ne sait rien ; il était présent au mariage de Tom et Daisy mais tout le monde ignore d'où il venait et comment il avait réussi à s'introduire parmi les invités, tous se trompant sur son origine et ses relations avec les mariés.

Dans Tender, les origines familiales pèsent de tout leur poids. Les Warren sont présentés comme une des grandes familles de Chicago, "the great feudal families" (T 126) ; ils font presque partie de l'aristocratie, "an American ducal family without a title" (T 157). Nicole croit même, l'espace d'un instant, que ses origines pourront impressionner Dick en sa faveur :

‘For a moment she entertained a desperate idea of telling him how rich she was, what big houses she lived in, that really she was a valuable property -for a moment she made herself into her grandfather, Sid Warren, the horse-trader (T 142).’

A l'aplomb de Baby, Dick opposera en vain sa généalogie pour se protéger :

‘"I'm a doctor of medecine," he said. "My father is a clergyman, now retired. We lived in Buffalo and my past is open to investigation. I went to New Haven; afterward I was a Rhodes scholar. My great-grandfather was Governor of North Carolina and I'm a direct descendant of Mad Anthony Wayne." (T 157).’

Nicole est la plus perturbée par ses origines familiales, qui sont en fait à la base de sa névrose. Elle se heurte à un silence qui la bouleverse profondément. Pendant son séjour à la clinique, elle est très affectée par l'interdiction qui lui a été faite de voir son père et de correspondre avec lui, elle lui a d'ailleurs écrit de venir la chercher (T 120-121). Elle se plaint à Dick du désintérêt que sa famille manifeste à son égard : "My family have shamefully neglected me [...]" (T 121). Ce silence auquel sont confrontés ses questionnements la trouble particulièrement, elle sait qu'elle est dans cette clinique car on lui cache la vérité : "[...] nobody saw fit to tell me the truth [...]" (T 122). Consciente de ses limites, elle déclare : "The blind must be led. Only no one would tell me everything -they would just tell me half and I was already too muddled to put two and two together." (T 120). Plus tard, lors d'une rechute, elle se rebelle : "I am tired of knowing nothing and being reminded of it all the time." (T 160). Bien sûr c'est au coeur de ce non-dit familial que se trouve l'explication de sa maladie et la guérison ne s'opérera qu'une fois que la patiente pourra prononcer le mot "père" sans tressaillir (T 287-288). En attendant, Nicole sait déjà dans quelle direction enquêter pour venir à bout de son mal, elle affirme : "We went to Africa merely to see Timgad, since my principal interest in life is archeology." (T 160). Ce voyage et ce goût pour les ruines antiques proclament son désarroi et son désir d'explorer les origines pour acquérir la connaissance qui la délivrera de sa névrose. Vers la fin du roman, Mary Minghetti, qui peut désormais se targuer d'une alliance noble, semble particulièrement intéressée par la généalogie de la famille de Nicole, qui fait remarquer à Dick : "'-she asked me a lot of questions about my genealogy and all that sort of thing, as if I knew anything about it.'" (T 257). De la part de la plupart des personnages, il y a un désir d'explorer les origines familiales et de s'appuyer dessus pour trouver un équilibre ou de s'en construire de nouvelles si la réalité ne leur convient pas ; la quête des origines est constante et générale.

De toute évidence la famille américaine est fragilisée, voire franchement disloquée, les enfants sont d'ailleurs fort peu nombreux. Warren n'a pas de descendant mâle pour reprendre ses affaires, son fils n'a pas survécu (T 125), c'est donc Baby qui prend cette place de fils aîné et réplique à Dick, qui aimerait mieux négocier avec un homme : "'Everything's been left to me,' [...]" (T 157). Tom et Daisy n'ont qu'une fille et ne se soucient aucunement d'elle, Daisy lui souhaite seulement un destin de "belle petite idiote" (GG 24). A la fin de Tender, Dick semble se désintéresser à tout jamais de ses enfants (T 313), quant à Nicole, sa maladie l'a toujours empêchée de jouer un vrai rôle de mère attentive : "[...] bringing up children she could only pretend gently to love, guided orphans." (T 180). Mary Minghetti n'a, elle, pas d'enfants, mais son deuxième mari en a deux : "[...] two very tan children by another marriage -one of them ill with some Asiatic thing they can't diagnose." (T 257). L'insistance sur la couleur de la peau renforcée par l'adverbe "very" rappelle le préjugé envers la mixité raciale et la lutte des races déjà évoquées précédemment. En outre, la maladie mentionnée ajoute à l'impression défavorable donnée sur cette famille interraciale recomposée.

En réalité, le roman familial américain est présenté comme essentiellement corrompu255. La famille ne constitue pas la base solide servant de tremplin dynamique à de véritables héros, elle n'est qu'un rassemblement d'imposteurs et de malfrats comme les employés douteux de Gatsby recrutés par Wolfshiem qui sont soi-disant "tous frères et soeurs" (GG 120). Tom s'imagine être le dernier combattant des valeurs familiales traditionnelles (GG 136), il n'est en réalité qu'une brute raciste qui trompe sa femme et ne se soucie pas de sa fille. Seule la famille européenne offre encore une assise solide et sécurisante, bien que parfois un peu ennuyeuse et décourageante. Franz explique à Dick qu'il est entouré par le souvenir de tous ses ancêtres illustres, il conclut : "'-I am constantly confronted with a pantheon of heroes.'" (T 131). D'ailleurs avec son épouse Kaethe, il forme une famille classique avec enfants et femme chargée des travaux ménagers (T 238). Si sa vie n'a apparemment rien d'exaltant, s'il n'a pas la popularité de Dick, il suit cependant le parcours régulier et victorieux de la tortue comme dans la fable de La Fontaine : "'It 's a case of hare and tortoise- and [...] the hare's race is almost done.'" (T 239). Tortue, il gagnera la course grâce à un équilibre familial qui n'existe plus pour les Américains. Pour ces derniers les rôles d'homme et de femme étant bouleversés256, les responsabilités familiales ne sont plus assumées par qui que ce soit et les relations familiales deviennent perverties. Dans le passé, les mères mentaient déjà sur les dangers qui menaçaient la cabane de pionnier (T 116). Maintenant la situation a énormément empiré : Mrs Speers précipite sa fille dans les bras d'un homme marié afin de lui fournir une éducation sentimentale, Mary North entretient, elle, des relations lesbiennes (T 301) après deux mariages chaotiques. La plupart des femmes n'assument pas leur rôle de mère. Les pères, eux, se laissent presque toujours fléchir et dompter par ces femmes puissantes et castratrices, la trace de leur existence est souvent infamante, blâmable ou insignifiante. Père violeur et irresponsable, Warren est aussi un puissant magnat malhonnête. Mr Gatz est un pauvre hère impressionné par l'opulence de Long Island, Mr Blaine est, lui, complètement dépassé par la vitalité de son épouse, quant à Mr Diver, c'est un prêcheur de valeurs oubliées. Enfin, Mr Patch n'aura, lui, même pas l'occasion d'hériter de la colossale fortune paternelle et mourra obscurément avant son propre père, suant et grognant lamentablement (BD 6). Somme toute, les portraits de famille que nous offre Fitzgerald sont foncièrement désolants et augurent du pire. Dans Paradise, Amory déclare amèrement : "'Yet, when I see a happy family it makes me sick at my stomach-'" et son ami Tom lui réplique avec cynisme : "'Happy families try to make people feel that way,' [...]" (S 197). "Daddy's Girl", le film à succès où joue Rosemary se termine sur une scène familiale qui fait grimacer Dick Diver (T 69) et Tommy Barban se moque de "l'amour de famille" des Diver (T 307). Hannan, une connaissance de Tommy, plaisante sur une relation douteuse et imaginaire entre Dick et sa tante, associant finalement "aunts" et "pants" dans une mauvaise rime paillarde (T 196-197). La famille est constamment mise à mal à travers l'oeuvre de Fitzgerald, elle est source de grincements de dents, d'ironie, de névrose et de doutes ; elle n'est certainement pas une cellule protectrice et stimulante. L'image sécurisante et presque foetale du parasol qui prévaut au début de Tender (T 3-4) n'est qu'une illusion quant à la protection qu'offre la famille américaine et en particulier celle des Diver. Même s'ils nous apparaissent à l'abri sous leurs parasols, "all under a single assemblage of umbrellas", déjà l'idée perturbante du départ et de la séparation est évoquée : "-she gathered that some one was leaving and that this was a last drink on the beach." (T 9).

La guerre de 1914-1918, qui est presque toujours évoquée dans la fiction de Fitzgerald, présente elle aussi un exemple de famille profondément déchirée car ce sont les enfants de la reine Victoria qui se sont affrontés par pays interposés dans ce conflit. Enfin, Rome, berceau des civilisations occidentales, n'est pas glorifiée en tant que lieu d'origine et parent de nos civilisations, au contraire, Rosemary y tourne un film mettant en évidence la décadence et la chute de la cité depuis l'Antiquité : "The Grandeur that was Rome". Dans ce titre, le temps passé du verbe "être" indique clairement que la ville a maintenant perdu sa splendeur d'antan. Dick fait d'ailleurs preuve en ces lieux de sa totale décomposition morale. Ainsi, la cité des origines, l'allégorie de la cellule familiale, devient le décor de la corruption et de la déchéance. La famille humaine est atteinte, elle ne sait plus faire face à l'anarchie du monde de l'Entre-deux-guerres, la chute des valeurs ne s'exprime pas uniquement au niveau individuel mais planétaire.

Néanmoins, toute corrompue et anarchique qu'elle soit, la famille constitue la base et le cadre à partir desquels le héros doit mener sa vie. Elle lui fixe ses limites et son univers d'action. D'ailleurs, Baby Warren remarque à propos de Dick qu'il perd pied car il a outrepassé les frontières du cadre défini par ses origines : "'When people are taken out of their depth they lose their heads [...]'" (T 310). Dick a perdu pied en se mariant hors de son environnement social, de son cadre de référence, cela le mènera à sa perte. Bien que disloquée, la famille ne peut être annihilée et là, réside le drame des héros de Fitzgerald, qui doivent vivre avec leurs origines familiales même s'ils s'en détachent géographiquement, nominativement ou socialement. Elle déploie son lien impossible à rompre, auquel on ne peut échapper aussi loin que l'on essaye de fuir. Dick Diver menace de divorcer d'avec son fils (T 262), mais en le nommant "Lanier", il sait bien qu'il l'a lié à lui par un fil inusable, si mince soit-il, une lanière qui résiste à toutes les tensions. On ne peut se laver de son passé, ni de ses origines. Même si Dick devient fou furieux parce qu'il s'imagine que l'eau du bain de ses enfants était sale après la toilette de ceux de Hosain Minghetti (T 259-261), il sait au fond de lui-même que, même propre, cette eau ne saurait blanchir Lanier de ses sombres origines ; chaque être demeure l'enfant de son père et de sa mère et aucune eau, si pure soit-elle, ne pourrait le laver de ses origines et des fautes de ses pères. Même l'eau du Jourdain est souillée et ne permet plus le baptême et le renouveau. Jordan Baker n'est qu'une petite menteuse, snob et insensible qui n'affranchit jamais Nick de ses origines bien qu'il souhaite se constituer un être nouveau en venant à New York et en s'engageant dans une relation avec elle. Jordan n'est qu'une parodie du nom que ses parents lui ont attribué ; la renaissance, le divorce filial sont à jamais impossibles. L'enfant est sous la loi du père, quelle que soit la distance qu'il essaye d'instaurer entre eux, même en Europe où tous les héros, sauf Monroe Stahr, tentent de se donner une vie nouvelle, une identité auto-créée, les fils et les pères ne peuvent divorcer, seuls les couples ont le droit d'exploser.

Parmi les différents protagonistes masculins, Monroe Stahr est l'exception qui semble ne pas entretenir de conflit douloureux avec ses origines, cependant il choisit l'anonymat d'un pseudonyme fort commun lorsqu'il voyage : Mr Smith (LT 23). Trompé par ce même nom d'emprunt banal, il rencontrera une Miss Smith sans intérêt à la place de Kathleen (LT 62). En outre, malgré ses hautes fonctions, il est celui dont le nom n'est jamais cité dans les génériques (LT 27). Son enfance modeste au coeur du Bronx est mentionnée mais sans détails (LT 23) ; cependant, n'est-il pas le héros le plus trahi par ses pères, au-delà de son roman familial propre, puisque son véritable géniteur, son créateur artistique, Fitzgerald lui-même, l'a abandonné, héros voué à la mort d'un roman inachevé ? D'autre part, d'une certaine manière, en tant que créateur, il trahit ses origines artistiques puisqu'il prend les grands dramaturges grecs classiques pour des cinéastes contemporains (LT 75).

Les origines s'imposent comme une constante source de questionnements et de malaises ; à l'image des coffres-forts des Warren pourris par l'argent mal acquis, "the Warren safety-deposit vaults" (T 201), la cellule familiale est corrompue car l'inceste a tout fracassé en son sein. Les origines exhalent une odeur de pourriture. Cependant, la perte des origines est encore pire que la découverte d'une sinistre vérité. Mieux vaut une vérité sombre qu'un silence source de névrose ; Nicole ne sera guérie que le jour où elle embrassera les valeurs de son père si corrompues soient-elles. La névrose et, pire encore, la mort, guettent celui qui demeure anonyme et sans racines. Le garage de Wilson n'a pas de nom (GG 146), il est le décor idéal d'un homme fantôme qui ne survit pas à la mort de sa femme. Dans le cauchemar de Nick, la femme ivre, semblable à un cadavre, ne peut pas être ramenée chez elle car personne ne connaît son nom : "But no one knows the woman's name, and no one cares." (GG 183). L'homme tué sur le quai de gare dans Tender est difficilement identifiable car sa carte d'identité a été pulvérisée : "'[...] she shot him through his identification card.'" (T 83). Enfin, dans la liste d'invités de Gatsby (GG 67-69), les identités sont tout aussi floues que les décès et accidents sont nombreux.

Si le comportement de chaque individu dépend de l'attitude plus ou moins consciente qu'il tient vis-à-vis de ses géniteurs, le pire est à craindre pour des personnages si mal insérés dans leur histoire familiale et si peu préparés à la société dans laquelle ils sont censés évoluer257. La comptine que chante Nicole est un mensonge satirique grinçant sur les sentiments de tous les protagonistes à l'égard de leurs origines :

‘Thank y' father-r
Thank y' mother-r
Thanks for meetingup with one another- (T 287).’

Notes
255.

- Cf. Roland Tissot, "Pour une nouvelle carte du Tendre de Francis Scott Fitzgerald", De la Littérature à la lettre (Lyon, études rassemblées par A.Haberer et J.Paccaud-Huget, PUL, 1997), pp. 154-155.

256.

- Supra Première Partie, Chapitre II, "Guerre des sexes", pp. 57-136.

257.

- D.H.Lawrence affirme à propos de Pearl dans La Lettre écarlate que le protagoniste ne peut pécher et échouer que par rapport aux origines dont il est conscient, in William Goldhurst, F.Scott Fitzgerald and his Contemporaries (Cleveland and New York, The World Publishing Co, 1963), p. 189.