III Pater familias

Pour J.M.Allen, tout l'échec des héros de Fitzgerald est à imputer à leurs pères biologiques ou spirituels. Selon lui, cette culpabilité est particulièrement décelable dans Gatsby :

‘The theme of failed paternity is prominent in The Great Gastby for the moral failure of both Gatsby and Nick is attributable in part to the nature of their respective paternities. Both ill-equipped sons seek fortune and end their quests unsuccessfully, and in the cyclical movement of the novel they return in failure to their fathers258.’

Ces pères ont été incapables de nourrir l'esprit de leur fils de valeurs et d'une vision dignes d'eux et adaptées à leur monde, mais, en même temps, ils se sont imposés comme pères donc comme référence. Ils constituent des cadres de référence, ils symbolisent un idéal d'ordre moral259. Parmi les patients de Dick, deux d'entre eux sont pris en charge par des pères absurdes qui manifestent pleinement leur incapacité et ne permettront certainement jamais à leur fils de se sentir heureux dans leurs différences (T 241,250). Tout l'échec des héros de Fitzgerald proviendra de l'inadéquation des références et du cadre imposés par les pères.

Le père est un rival et un modèle, il est l'élément indispensable reliant l'individu à la chaîne humaine et lui donnant les références du désir : c'est le père qui désigne au fils le désirable en le désirant lui-même. Chez Fitzgerald, le père est très souvent inadéquat, de ce fait les fils chercheront des pères de substitution mieux adaptés à leurs aspirations. Dans son introduction, J.M.Allen évoque un des thèmes préférés de Fitzgerald :

‘[...] his prominent theme of parents' failure to nurture the spirits of their children, his heroes who either adopt surrogate fathers who are priests or assume the priestly role themselves [...]260.’

Un peu à l'image du père de Fitzgerald, certains de ces pères sont des personnages qui font preuve de peu de force de caractère, qui demeurent dans l'ombre de leur épouse et sont donc incapables de constituer des modèles dignes de ce nom.

Stephen Blaine est un personnage bien peu coloré et dynamique. Paradise s'ouvre sur le portrait fantomatique suivant : "For many years he hovered in the background of his family's life, an unassertive figure with a face half obliterated by lifelessness [...]" (S 11). Il intervient à peine dans l'éducation d'Amory et disparaît sans se faire remarquer : "[he] died quietly and inconspicuously [...]" (S 95). Amory assistera à ses funérailles avec une attitude détachée : "[...] he looked at the funeral with amused tolerance." (S 96). Face à ce père falot et inefficace, Amory se choisit un père spirituel de remplacement en la personne de Monsignor Darcy. Cet ecclésiastique, qui autrefois eut une aventure avec Beatrice Blaine (S 14-15), constituera une image paternelle bien plus positive que Stephen Blaine. D'ailleurs, on se surprendrait presque à imaginer qu'il pourrait être le véritable père, étant donné son passé de jeune homme swinburnien amoureux de Beatrice. Dans ses lettres, la signature "Thayer Darcy" rappelle étrangement le mot "father". De ces échanges épistolaires se dégage une impression d'union familiale et d'origines communes :

‘Sometimes I think that the explanation of our deep resemblance is some common ancestor (S 148).’ ‘I've been trying to tell you how much this reincarnation of myself in you has meant in the last few years...curiously alike we are...curiously unlike (S 150).’ ‘[...] we're both alive; this war could easily have been the end of a brilliant family (S 201).’

Enfin, à l'heure de sa mort, Darcy semble apparaître à Amory et le convainc du comportement à avoir à l'égard d'Alec, c'est-à-dire le sacrifice ; il joue alors le rôle du père modèle et guide (S 224). Ce choix d'un père spirituel homme de religion nous rappelle évidemment le comportement de Fitzgerald lui-même avec Sigourney Fay261.

Le père d'Anthony Patch est lui, de toute évidence, dépassé par l'image puissante et sérieuse de son propre père à qui le prénom d'Adam semble conférer un statut originel et fondateur. C'est donc le grand-père qui constituera le cadre de référence imposé à Anthony et contre lequel il tentera de se révolter tout en voulant l'imiter. D'ailleurs, Dick Caramel l'apostrophe comme "old Adam's grandson" (BD 22). Quand on lui demande s'ils sont effectivement de la même famille, Anthony dénigre sans cesse ce grand-père grognon et pisse-froid qui illustre si bien son surnom de "Cross Patch" (BD 4,59,87).

Gatsby, lui, ira de père en père à la recherche de celui capable de représenter un modèle et un rival à la hauteur de ses aspirations. En quittant son lieu d'origine et en se forgeant un nom nouveau, il tente déjà de briser les liens qui le relient à Mr Gatz qu'il juge indigne de ses ambitions : "His parents were shiftless and unsuccessful farm people -his imagination had never accepted them as his parents at all." (GG 105). Il choisit d'abord Dan Cody comme père spirituel, mais celui-ci ne saurait lui donner que des références de pionnier ou des contre-exemples : il renonce à l'alcool à tout jamais devant l'effet pervers qu'il a eu sur Cody (GG 107). Cependant, ce dernier n'est, lui non plus, pas à la hauteur et finalement Gatsby se choisira un père divin, infaillible qui incarnera un modèle parfait : "He was a son of God [...] and he must be about His Father's business [...]" (GG 105). En partant à l'Est, en renonçant au métier de ses pères et en prétendant descendre des ducs de Buccleuch, Nick choisit également de renoncer à ses origines ; en outre, son admiration pour Gatsby correspond sans doute à la recherche d'un père héroïque et imitable.

Le père est bien souvent renié en faveur de l'argent, Mammon prend sa place et le héros se rebelle contre les excès de moralité paternelle en sombrant dans la décadence. Gatsby se choisit Wolfshiem comme guide, Dick Diver renonce à toutes ses habitudes de rectitude et de retenue, Anthony Patch passe ses journées à organiser des orgies et Amory Blaine se laisse aller à une vie de débauche étudiante. Gatsby, Amory Blaine et Monroe Stahr renient leurs origines pour une carrière plus glorieuse et plus luxueuse, quant à Dick Diver et Anthony Patch, ils ne parviennent pas à mener une vie à la hauteur des espérances de leur père et grand-père ; ils choisissent le plaisir plutôt que le pouvoir et la droiture morale mais ils y dissiperont leurs forces. Tout compte fait, ces protagonistes préfèrent la récréation à la création, qui était l'apanage de leurs pères. La nation tout entière veut s'amuser comme l'atteste la puissance de l'industrie cinématographique : "They were people of bravery and industry; they were risen to a position of prominence in a nation that for a decade had wanted only to be entertained." (T 213). Très souvent, les héros sont caractérisés, ainsi que leur entourage, par le verbe "dissipate" ou le substantif "dissipation" (S 77, BD 277, T 71,97,99,284). Ils conservent malgré tout, inconsciemment peut-être, un sens moral dicté par leurs pères et savent pertinemment qu'ils agissent à l'encontre des valeurs paternelles : Anthony est puni de sa décadence par son grand-père qui lui refuse l'héritage, Dick n'ose retourner aux Etats-Unis qu'une fois son père décédé et Amory a plusieurs visions démoniaques, preuves évidentes de sa mauvaise conscience. Enfin, tout inadapté qu'il soit, l'héritage paternel pèse également du poids des péchés des pères. Ceux-ci transmettent non seulement une Loi paralysante mais également un fardeau de péchés : "Le père, le Nom-du-père, soutient la structure du désir avec celle de la Loi -mais l'héritage du père, c'est celui que nous désigne Kierkegaard, c'est son péché."262. Le fils brûle toujours du poids des péchés du père. Ainsi, l'échec des héros de Fitzgerald serait également l'échec de leur père, de ces pères qui leur ont transmis un héritage inadapté et lourd de péchés.

Ces fils de l'Entre-deux-guerres ont reçu de leur père un héritage psychologique et moral qui est, en fait, totalement inadapté au monde où ils doivent évoluer. Les protagonistes de Fitzgerald sont prisonniers d'un espace entre deux mondes, deux époques et l'héritage de leurs pères en devient totalement inadéquat, voire dangereux ; comme Henry Adams, ils sont pris entre deux siècles totalement différents : "[...] floundering between worlds passed and worlds coming, which had a habit of crushing men who stayed too long at the points of contact."263. A propos des héros fitzgeraldiens, J.M.Allen soutient l'idée suivante : "[...] the sons ultimately learn that their fathers' legacies are inadequate equipment for success."264. Même Cody, qui a pu être considéré comme un succès en son temps, n'est plus un modèle adapté à l'époque où vit Gatsby. Ce mélange de Daniel Boone et de William Cody, alias Buffalo Bill, ce pionnier rustre, tueur de bisons et homme de cirque, ne constitue pas un exemple capable d'aider Gatsby. Ce n'est pas contre les éléments naturels du monde sauvage américain que Gatsby devra se défendre, mais contre ses congénères.

En fait, les protagonistes masculins de Fitzgerald se sentent trahis par leur père et leurs ancêtres car ils se trouvent investis d'une tâche impossible. D'ailleurs, dès son enfance Anthony Patch avait compris que les promesses des pères ne sont que fumée :

‘[Anthony's father] was continually promising Anthony hunting trips and fishing trips and excursions to Atlantic City, "oh, some time soon now"; but none of them ever materialized (BD 6).’

Tout compte fait, Anthony ne sait même pas être le digne héritier de la fortune de son grand-père. Gatsby, lui, est écrasé par le matérialisme et la cruauté sans pitié de l'Est, ainsi que par la simplicité rustique de l'Ouest ; quant à Dick, il s'écroule sous le poids d'une tâche impossible à mener à bien. Il se réveille brisé par cette découverte et comprend qu'il doit renoncer à ses valeurs ; corruption, sexe, violence, matérialisme effréné rongent la société et contaminent même ceux qui voulaient croire à leur héritage moral. L'ancien palais du Cardinal de Retz, où Dick se rend avec Rosemary, illustre cette opposition entre un passé digne et moral selon les valeurs de son père et un présent corrompu. Seule la façade ancienne a été préservée, à l'intérieur, règnent la débauche et la médisance : "[...] once inside the door there was nothing of the past [...]" (T 71). Les valeurs que Dick renie265 sont celles héritées de son père : "From his father Dick had learned the somewhat conscious good manners of the young Southener [...]" (T 163), "[...] again and again he referred judgements to what his father would probably have thought or done." (T 203). Son père était un homme d'honneur : "[...] two proud widows [...] had raised him to believe that nothing can be superior to 'good instincts', honor, courtesy, and courage." (T 204). J.M.Allen affirme:

‘Dick Diver is damned by his father's failure to arm him to meet the world, by the Church's failure to offer him an attractive alternative to materialism, and by his own inability to see that the sublimity of the City of God cannot be destroyed by any earthly institution266.’

Contrairement à Gatsby, ce n'est pas parce qu'il a honte de ses origines que Dick quitte le pays natal pour l'Europe mais plutôt parce qu'il ne sera jamais à la hauteur des valeurs morales que son père lui a inculquées et qu'il représentait de par son office religieux. Dick a été décrit par Fitzgerald comme "a spoiled priest"267, un pâle reflet de son père dans un monde où les valeurs de celui-ci n'ont plus cours, où il ne peut plus être un guide spirituel adapté. Des traces de cette influence religieuse subsistent cependant et réapparaissent de temps à autre. Quand il prépare sa "soirée de mauvais goût", Dick annonce la venue de Mrs Abrams ainsi : "'[...] as a final apostolic gesture I invited Mrs Abrams [...]'" (T 25-26). Rue des Saints Anges, il erre près des boutiques ecclésiastiques (T 91) ; à Innsbruck, il a l'allure d'un homme d'église : "buttoned by a little elastic tape at the neck" (T 201). Ayant quitté la clinique, lors de son passage dans les Alpes, il s'arrête dans les églises : "He sat in the churches as he sat in his father's church in Buffalo [...]" (T 195). Plus tard, il écoute Lady Caroline "comme un prêtre dans un confessionnal" (T 301). Enfin, avant de la quitter, il bénit sa plage avec ostentation (T 312). Il reste à tout jamais marqué par ses origines et les valeurs paternelles auxquelles il renonce à regret et avec culpabilité même si elles sont devenues inadéquates. Sentant cela, Nicole s'exclame : "'[...] better a sane crook than a mad Puritan.'" (T 291). A sa manière elle affirme également son attachement aux origines, mais les valeurs de Devereux Warren sont bien différentes de celles du père de Dick.

Cependant, même si ces personnages choisissent d'ignorer leurs origines et de s'en forger de nouvelles, la Loi du Père demeure et ces héros sont marqués par le Nom-du-père. Tous ces fils retourneront en fin de compte aux origines paternelles, montrant en cela qu'ils ne s'étaient jamais totalement affranchis de cette loi. Gatsby s'est donné un nom pour échapper au poids du Nom-du-père mais ce nouveau patronyme n'est pas le reflet de l'image divine qu'il se fait de son père de substitution car il a été forgé à partir de son véritable nom d'origine. T.Alderman a décortiqué ce nom d'emprunt et affirme qu'en argot américain de l'époque "a jay" signifiait soit une personne inexpérimentée, stupide, originaire d'une petite ville rurale, soit quelqu'un qui n'a pas d'éducation, soit quelqu'un qui ne réussit pas à se faire accepter par ceux plus élevés socialement, soit une victime facile à duper, soit quelqu'un de ridiculement habillé268. Quelles qu'elles soient, toutes ces significations rattachent solidement Gatsby à ses origines. De plus, A.R.Tamke269 argumente que "gat", en argot des années vingt et trente a le sens de revolver, ce qui lie immanquablement Gatsby à la pègre et non aux sphères divines auxquelles il aspire.

Monroe Stahr a été le plus gâté par ses pères puisqu'à la fois son nom et son prénom le promettent à un avenir resplendissant. Il est souvent présenté comme un héros napoléonien, "au-delà du bien et du mal" ; avec ses employés, il est "un peu comme l'Empereur et sa Vieille Garde" (LT 36-37). Il était courant à l'époque de choisir un nom de président américain comme prénom pour un enfant. Cependant, que penser de ce "h" qui gâche quelque peu l'effet du patronyme promettant ascension et succès ? Ce "h" semble constituer la tache, l'erreur qui indique que l'ascension au firmament de la gloire ne sera pas forcément si facile.

Dick Diver et Anthony Patch sont certainement les plus marqués par le fléau du Nom-du-père. Dick est prédestiné, à l'inverse de Monroe Stahr, à une chute totale, un plongeon reflet de son patronyme. Quant à Anthony, son véritable nom est double : Anthony Comstock Patch. C'est le puissant Adam Patch qui lui a conféré ce nom de Comstock mais Anthony l'abandonnera à Harvard, un premier essai pour se dissocier de ses origines. Cette composition de deux noms et leur nature à chacun suggèrent un individu au caractère composite, peu sûr de lui-même, entièrement fait de pièces rapportées comme dans un ouvrage de patchwork ; de plus le terme "stock" évoque immanquablement le monde du commerce et de l'argent, ironique commentaire sur son incapacité et sa paresse. Cette connotation commerciale est renforcée par l'allusion au filon d'or de Comstock Lode. Enfin, le vieux Patch a choisi ce nom pour ses références morales, on l'associera en effet tout naturellement au nom commun "comstockery", la pruderie, peu étonnant par conséquent qu'Anthony ait souhaité s'en débarrasser.

Dans sa biographie de Fitzgerald, Le Vot affirme : "Les héros fitzgeraldiens ne peuvent accéder à l'existence que dans le reniement de la loi paternelle."270. Malheureusement, ce reniement de la Loi paternelle ne peut se faire pleinement qu'après la mort du père. Dick est totalement anéanti par la mort de son père bien qu'elle le libère d'une référence morale trop lourde qu'il renie malgré son sentiment de culpabilité. Cette mort lui donne un prétexte pour quitter l'Europe et considérer sa faillite spirituelle d'une certaine distance. Gatsby précède son père dans la mort mais il avait instauré une telle distance entre eux qu'il l'avait pratiquement éliminé de sa vie. La mort de Dan Cody a été un tremplin et une leçon pour lui, bien qu'il y ait perdu son héritage. Amory Blaine et Anthony Patch sont beaucoup plus insensibles à la mort du père, qui représente une sorte de libération pour eux. Amory débute sur la scène littéraire avec un texte sarcastique composé au moment des funérailles paternelles ; d'ailleurs, cette mort ne lui inspire, mis à part ce texte, que des poses théâtrales de défunt dans lesquelles il s'imagine à l'heure de sa mort (S 96). Orphelin à onze ans, Anthony subit la Loi du Père par l'intermédiaire de son grand-père et souhaite sincèrement sa mort : "He had hoped to find his grand-father dead [...]" (BD 13). Seul l'accès à l'héritage lui permettra de passer de la position filiale à l'âge adulte et d'accéder à l'image platonicienne qu'il a de lui-même. Cette attente bien plus longue que prévue deviendra une lutte à mort, une épreuve d'endurance qui le brisera.

J.M.Allen considère que le désir de la mort du père est puissant non seulement chez les personnages de Fitzgerald mais aussi chez leur créateur, il remarque : "[...] the death of the father figures in each Fitzgerald novel."271. Il affirme que seuls Dick Diver et Jacques Chandelle de "Shadow Laurels", nouvelle de 1915, pleurent la mort du père et conclut qu'à l'image de ses héros, ce n'est qu'au décès de son père que Fitzgerald a pu dresser un portrait sympathique et adulte de celui-ci. Il soutient que ces deux héros constituent les deux pôles (1915-1934) d'une tentative de la part de l'auteur pour faire face à l'ambivalence de son propre père. Longtemps représenté comme un raté, dépendant de sa femme, soumis à sa belle famille, légèrement alcoolique, Mr Edward Fitzgerald apparaîtra en fin de compte sous un jour beaucoup plus positif. Fitzgerald reconnaîtra qu'il a été un guide du bon goût, des valeurs morales et des bonnes manières, mais aussi celui qui l'initia à la poésie, au romanesque et l'encouragea dans son choix d'une carrière littéraire que sa mère, elle, désavouait. Dans sa fiction, Fitzgerald a exploré et dramatisé les raisons de l'échec de son propre père. H.D.Piper272 s'est intéressé à cet aspect de son écriture et en conclut qu'en fin de course le père est toujours jugé par les valeurs transmises à son fils et là, Edward Fitzgerald et les pères des romans ne sauront donc être critiqués, même si la plupart de leurs valeurs n'avaient plus cours à l'époque où leur fils devenait homme.

La première conséquence de l'incapacité de ces héros à assumer leurs origines et à se libérer de la Loi du Père est qu'ils ne réussissent pas à être pères eux-mêmes, restant toujours dans une position filiale. Dans The Beautiful, Gloria se déclare enceinte, mais Anthony n'est pas très concerné (BD 204) et, par la suite, elle n'en reparlera plus. Dans les premiers manuscrits, il lui conseillait ouvertement d'avorter273. Monroe Stahr a été marié mais n'a pas eu d'enfant. Amory, le plus jeune de tous les héros de Fitzgerald, a essuyé plusieurs échecs amoureux et ne risque pas de considérer le problème de sa descendance. Gatsby ne saurait être père, ce serait déroger à l'idée platonicienne qu'il a de lui-même ; il n'arrive pas même à concevoir que Daisy ait eu une fille avec Tom : "I don't think he had ever really believed in its existence before." (GG 123). Dick est le seul à avoir eu deux enfants, mais ceux-ci restent toujours à l'arrière plan et finissent par disparaître de sa vie au moment de sa rupture avec Nicole : "After that he didn't ask for the children to be sent to America [...]" (T 313). Quand Myrtle dit de son mari avec mépris : "'I thought he knew something about breeding [...]'" (GG 41), non seulement son éducation est remise en cause, mais également, d'une certaine manière, sa capacité à procréer car le verbe "breed" semble aussi évoquer la descendance qu'ils n'ont pas eue.

A travers le conflit individuel des origines familiales, les héros fitzgeraldiens nous rappellent également le déchirement qu'ils éprouvent vis-à-vis de leurs origines nationales. Les vieilles valeurs de l'Amérique des pionniers sont maintenant caduques. L'idéal de l'homme américain274 ne correspond ni à Fitzgerald ni à ses héros. Leurs ambitions intellectuelles, leurs conflits psychologiques et leur conception platonicienne d'eux-mêmes ne sont pas à l'image d'une Amérique sauvage et combative. Ils ne chérissent plus les mêmes rêves et valeurs que leurs ancêtres et ont du mal à trouver leur place. Les pères avec qui ils sont en rupture sont aussi les pères de la nation. Ces derniers sont paradoxalement associés à certains des héros mais ce n'est que pour insister ironiquement sur le gouffre qui sépare ces véritables piliers de la nation, créateurs de l'état américain, de leurs descendants incapables de mener à bien quoi que ce soit.

Monroe Stahr, nous l'avons vu, a pour prénom le nom d'un président américain, mais contrairement à lui, il n'apaise pas les luttes dans son entreprise, il est même en conflit violent avec les syndicats ; ce n'est certainement pas "l'ère des bons sentiments" qui règne dans les studios, mais plutôt une certaine sauvagerie qui mène à la mort. Par ailleurs, Monroe Stahr est associé à deux autres présidents : Abraham Lincoln et Andrew Jackson. Le titre du roman semble déjà être une référence à Lincoln ; en effet, dans Abraham Lincoln, Lord Charnwood cite John Hay qui désigne Lincoln comme "the Tycoon"275. En outre, les deux personnages ont des origines modestes, une éducation d'autodidacte, de grandes capacités et une vision supérieure de l'avenir et de leur tâche. Tous deux assument leurs responsabilités pleinement mais avec peu de goût pour les devoirs annexes liés à leur position, aucun des deux ne souhaitant employer la force pour imposer ses idées. Tous deux s'avèrent préférer le côté personnel au dirigisme lointain des masses ; Monroe Stahr est très touché, par exemple, par les remarques de l'homme noir sur la plage et modifie son comportement professionnel en conséquence. Cependant, Monroe Stahr affirme qu'il n'aime pas Lincoln parce qu'il lui a été imposé : "He had been told Lincoln was a great man whom he should admire, and he hated him instead, because he was forced upon him." (LT 61). L'image héroïque du président est alors complètement démontée par l'intermédiaire du monde du cinéma et du jeu des acteurs :

‘But now seeing him [Lincoln] sitting there, his legs crossed, his kindly face fixed on a forty-cent dinner, including his dessert, his shawl wrapped around him as if to protect himself from the erratic air-cooling -now Prince Agge, who was in America at last, stared as a tourist at the mummy of Lenin in the Kremlin. This, then, was Lincoln. Stahr had walked on far ahead of him, turned waiting for him -but still Agge stared.
This, then, he thought, was what they all meant to be.
Lincoln suddenly raised a triangle of pie and jammed it in his mouth, and a little frightened, Prince Agge hurried to join Stahr (LT 61-62).’

Enfin, les deux hommes finissent brutalement avant d'avoir accompli pleinement leur mission terrestre. Dans The Beautiful, Lincoln est évoqué deux fois (BD 221,272). Tender fait également référence à Lincoln à travers Abe North qui lui est associé, en particulier à cause de son prénom, mais aussi par sa fin brutale et sa création artistique inachevée. Jackson est également présent à l'arrière plan de Tycoon. Lui aussi, fils d'immigrants, a des origines modestes communes avec Monroe Stahr. Au début du roman (LT 15), Wylie White souhaite emmener Cecilia et Schwartz visiter l'Hermitage d'Andrew Jackson mais trouve porte close. La jeunesse américaine des années vingt et trente s'est coupée des pères de la nation, elle a renié leurs valeurs et le retour à la maison paternelle est impossible, d'ailleurs, pour eux, ce n'est plus qu'une écorce vide avec pour tous locataires des oiseaux aux allures de corbeaux (LT 20). Mr Schwartz, qui va se suicider dans les instants qui suivent, ne sait peut-être même pas qui était Andrew Jackson. Tel un héros, ce dernier avait brillamment réussi pendant la Guerre de 1812, puis malgré ses origines modestes, il devint président et imposa une rupture avec le passé par son autorité et son habileté. Contrairement aux héros de Fitzgerald, il marqua sa période de sa grande influence. Même si Monroe Stahr a certaines qualités, il est invincible, autocratique, courageux et combatif, il ne saura mener sa création à bien et marquer son époque. Dans Tender, Dick est comparé à U.S.Grant (T 116) et il pense à lui lors de la visite des champs de bataille du nord de la France (T 56). Comme Grant, il débute brillamment mais finit par assister impuissant aux désastres résultant de ses actes, le passé fut glorieux mais la défaite est le lot final. Après de nombreuses victoires militaires et malgré son intégrité personnelle, Grant favorisa scandales et abus par sa répression du Sud et le renforcement du capitalisme industriel. Rejeté par son propre parti, il ne fut pas réélu, tel Dick, qui est aliéné par tout son entourage et finit lamentablement en "homme épuisé"276, témoin impuissant de sa déchéance, ne jouissant même pas de la fin héroïque qu'aurait pu lui conférer la mort. Tous deux doivent continuer à vivre et à assister à la maturation des fruits de leurs erreurs. Encore jeune, Dick est comparé au président : "[...] like Grant, looking in his general store in Galena [...]" (T 116). A la fin du roman, l'image du petit magasin revient, liant une fois de plus le héros au président déchu : "[...] he became entangled with a girl who worked in a grocery store [...]" (T 313).

Ainsi toutes ces références aux pères de la nation ne font que renforcer le schéma de rupture et d'échec esquissé à propos des relations filiales individuelles. Monroe Stahr subit l'affront et l'humiliation suprêmes, symbole du malaise des origines, au moment où, appelé au téléphone, il croit avoir l'honneur de parler au président des Etats-Unis, alors qu'il n'a au bout du fil qu'un orang-outang (LT 100). En outre, cette évocation des présidents américains est doublée d'allusions à de grands généraux. Gloria est profondément choquée du sort fait à la maison du General Lee livrée en pâture aux touristes curieux (BD 165-166). De plus, un des sous-chapitres du roman est intitulé "Discomfiture of the Generals" (BD 372). Dans Tender, lors d'une beuverie, un canular est organisé au cours duquel Abe North se fait passer pour le Général Pershing (T 77). Enfin, au restaurant "Voisins", Dick remarque que les généraux contemporains n'ont plus l'impassibilité du passé malgré leur première année stricte à West Point (T 51). Les temps ont changé, il n'y a plus de héros et la comparaison entre les héros d'hier et les protagonistes est d'autant plus parlante quant à la médiocrité de ces derniers.

Cette rupture des héros avec leurs origines individuelles, mais aussi nationales et leur échec à être les dignes descendants des pères de la république américaine reflètent certainement le sort de la nation américaine tout entière et son attitude vis-à-vis de ses origines. A l'image des héros de Fitzgerald, les Etats-Unis se sont construits suite à une rupture avec le père, avec la nation d'origine. Le pays s'est constitué en se forgeant un nom nouveau, renonçant par là à son statut filial de colonie britannique. A cette époque de leur histoire, les Etats-Unis étaient en pleine période de création et même d'auto-création : création d'une nouvelle nation avec un nom qui lui serait propre, création d'un système politique différent, création d'une constitution originale, puis désir de création d'une culture propre. A ce moment, la rupture avec les origines était dynamique et source de création, mais lors de L'Entre-deux-guerres, une période de mutations, de reniement des vieilles valeurs, d'évolution économique et sociale, la rupture devient plus difficile à assumer peut-être. Le rêve paraît enfoui dans "les sombres terres de la république" (GG 188). En une période d'indécision, de menaces, de traumatisme d'après-guerre, la nation déroutée est peut-être moins créatrice, plus indécise, plus coupée des pères fondateurs et à la recherche d'un guide spirituel capable de ressourcer ses capacités créatrices et de lui conférer une tâche possible. Ce sont non seulement les héros de Fitzgerald, mais aussi le pays dans son ensemble qui manifestent un profond malaise vis-à-vis des origines.

Notes
258.

- Joan M.Allen, op. cit., p. 107.

259.

- Henry Dan Piper, "F.Scott Fitzgerald and The Image of His Father", Critical Essays on F.Scott Fitzgerald's Tender Is the Night, op. cit., pp. 97-102.

260.

- Joan M.Allen, op. cit., pp. XI-XII.

261.

- Jeffrey Meyers, Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 16-18.

262.

- Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 35.

263.

- Henry Adams, The Education of Henry Adams (Boston, Riverside Editions, 1973), p. 83.

264.

- Joan M.Allen, op. cit., p. 16.

265.

- "'There's too much good manners,' [...]" déclare Dick à Baby Warren (T 177).

266.

- Joan M.Allen, op. cit., p. 126.

267.

- Jeffrey Meyers, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 237.

268.

- Taylor Alderman, "The Begetting of Gatsby", Modern Fiction Studies (Hiver 1973-1974), vol. 19, pp. 563-565.

269.

- Alexander R.Tamke, "The 'Gat' in Gatsby: Neglected Aspect of a Novel", Modern Fiction Studies (hiver 1968-1969), vol. 14, pp. 443-445.

270.

- André Le Vot, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 186.

271.

- Joan M.Allen, op. cit., p.68. Fitzgerald a exprimé en termes très émouvants ses sentiments sur la disparition d'un parent peu après le décès de sa mère à laquelle il semblait néanmoins peu attaché : "A most surprising thing in the death of a parent, is not how little it affects you, but how much. When your Father or Mother has been morbidly perched on the edge of life, when they are gone, even though you have long ceased to have any dependence on them, there is a sense of being deserted.", Jeffrey Meyers, op. cit., p. 276.

272.

- Henry Dan Piper, op.cit., pp. 97-102.

273.

- Dans sa biographie, James R.Mellow spécule sur le nombre exact d'avortements subis par Zelda, ce qui n'est pas du plus grand intérêt pour l'étude de l'oeuvre. En revanche, il cite le passage qui fut supprimé où Anthony s'adresse à Gloria qui se croit enceinte : "'Well, can't you -why can't you talk to some woman and find out what's best to be done. Most of them fix it some way...'", Invented Lives: F.Scott and Zelda Fitzgerald (London, Souvenir Press, 1985), pp. 147-148.

274.

- Georges M.Sarotte a montré la difficulté qu'a le jeune Américain à se conformer à l'image virile que l'on attend de lui : il lui faudrait être sportif, viril, résistant à la douleur et aux émotions, tel le pionnier des origines, Comme un frère, comme un amant, op. cit., passim.

275.

- Lord Godfrey Rathbone Benson Charnwood, Abraham Lincoln (New York, Cardinal, 1954), p. 256. Cet ouvrage est d'ailleurs cité dans Tycoon : "[...] he [Boxley] had been reading Lord Charnwood and he recognized that Stahr like Lincoln was a leader carrying on a long war on many fronts [...]" (LT 125).

276.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 366.