V Enfantillages

Les protagonistes de Fitzgerald nous apparaissent principalement dans une position filiale, infantilisante et paralysante ; c'est l'enfant qui compose l'essentiel du personnage des protagonistes masculins des romans. Un peu à l'image de cette patiente de Dick qui avait été élevée dans l'idée que l'enfance ne devait être qu'amusement (T 185), tous les protagonistes semblent préférer l'irresponsabilité et l'insouciance de l'enfance. En effet, alors que les nouvelles femmes sont fort peu maternelles et que les vrais enfants sont peu nombreux et sans consistance, l'adulte-enfant domine l'oeuvre de l'auteur.

Tous les personnages jouent tels des enfants, comme le souligne J.M.Allen304 : Tom Buchanan avec ses chevaux, Jordan au golf, Daisy avec Pammy sa poupée vivante, Gatsby avec sa maison semblable à un palais de rêve. Seuls les véritables enfants ne jouent jamais. Le salon rouge et blanc des Buchanan ressemble à un chapiteau de cirque gonflé par le vent (GG 14). Les fêtes de Gatsby rappellent à Tom une "ménagerie" (GG 115), sa voiture est un "circus wagon" (GG 127) et son jardin un véritable arbre de Noël (GG 45). D'ailleurs, le comportement des invités, surtout en fin de soirée à cause de l'abus d'alcool, est extrêmement infantile. Dans Tender, la vie près de la Méditerranée est un "Carnaval au bord de la mer", les invités sont également de vrais enfants : "As for a moment the faces turned up toward [the Divers] were like the faces of poor children at a Christmas tree." (T 33). Monroe Stahr est le petit génie, "a boy wonder" (LT 58), qui travaille à Hollywood, cette grande maison de fabrication de rêves, semblable à un jeu de construction géant avec tous ses décors fantastiques tels des maisons de poupées gigantesques, poupées pour lesquelles il faut raconter des histoires qui seront filmées par les employés de Monroe Stahr.

Les héroïnes de Fitzgerald ont souvent été qualifiées de femmes enfants pour leur puérilité, leur innocence souvent dangereuse, leur immaturité et leurs comportements insensés, mais aussi pour leur profonde dépendance vis-à-vis de leurs parents. Rosemary ne fait rien sans l'avis de sa mère et elle est constamment comparée à une enfant : "Rosemary, as dewy as a child from one of Mrs Burnett's vicious tracts [...]" (T 33). Dick l'apostrophe avec le terme "child" (T 65) et lui susurre à l'oreille : "'Such a lovely child,' [...]" (T 62). Il se moque d'elle parfois gentiment : "'You don't know what you want. You go and ask your mother what you want.'" (T 37), "'We are back at the Junior Prom.'" (T 211). Les sentiments de Rosemary pour Dick sont considérés comme une toquade d'adolescente : "a childish infatuation" (T 213). Il se demande si le fait que Nicole la qualifie d'"enfant" avec insistance est le signe de sa jalousie (T 100). Plus tard, il dénigrera sa jeunesse pour détourner les soupçons de son épouse : "'She 's an infant.'" (T 166). Il ajoutera ensuite à son sujet : "'[...] there's a persistent aroma of the nursery.'" (T 167). Dans leur enfance, Nicole et Rosemary ont toutes les deux vécu Rue des Saints-Pères (T 67), ironie parfaite sur la place du père dans chacune de leur vie. Nicole a eu trop de pères, même son mari a un rôle paternel à son égard, c'est une véritable enfant gâtée, d'ailleurs le monde entier travaille pour son petit confort de la Californie au Brésil (T 54). Elle devra briser tout cela pour renaître à la vie à la fin de Tender. Daisy, elle, n'a aucune profondeur, elle joue à la vie et à l'amour, mais il ne faut pas que cela dérange son petit univers. Les remarques et plaisanteries qu'elle fait à l'adresse de Nick sont souvent dépourvues d'intérêt et de sens (GG 20,21,24,92,111). En fait, dans Gatsby, Fitzgerald emploie toujours le terme de "girls" pour accompagner "men" et jamais celui de "women", faisant ainsi allusion à l'immaturité de ces femmes. Dans Tender, Rosemary, qui est souvent qualifiée d'"enfant", est néanmoins l'héroïne du roman aux côtés de Nicole, qui est, elle, placée dans une position enfantine de par sa maladie. Alors que cette dernière croit avoir triomphé de ses attaches familiales et atteint la maturité, elle renaît dans les bras de Tommy comme un bébé (T 293). La soeur de Nicole, bien qu'elle soit capable de diriger les affaires de famille et de voler à la rescousse de Dick à Rome, a le surnom évocateur de "Baby". Elle n'a d'ailleurs jamais franchi les limites de son monde égocentrique d'enfant. Dans Tycoon, Cecilia assume le rôle primordial de narratrice malgré son jeune âge. En revanche, elle ne cesse de mentionner son père comme une petite fille sous l'appellation "Father" ou "my father" et ceci de façon presque obsédante surtout au début du roman (LT 9,10,12,21,23,30,31,32,33,34,39). Finalement, elle annoncera qu'elle a décidé de le nommer "Mr Brady" comme tout le monde dans les studios (LT 58), mais elle ne suivra pas rigoureusement cette décision (LT 84,123,147). Quand Gloria prend conscience que son amour pour Anthony et leurs idéaux de bonheur et de richesse sont derrière eux, elle se retourne vers son enfance, rêve de redevenir une fillette et d'être protégée : "All she wanted was to be a little girl, to be efficiently taken care of by some yielding yet superior power, stupider and steadier than herself." (BD 394). Elle s'achète même une poupée (BD 371) et pleure en lisant des romans d'amour romantique. Telle une adolescente, elle se focalise sur sa beauté et ses flirts. Dans Paradise, la jeune fille à la mode, "the Popular Daughter", surnommée la "P.D.", est présentée comme une véritable héroïne. Le passage où Amory confesse son amour à Isabelle est intitulé "Babes in the Woods" et bien qu'Isabelle et Amory ne soient pas décrits comme innocents, ce sont, de toute évidence, des enfants, du moins des adolescents. Alors que Nicole parvient à un état indépendant de femme, Dick se sent attiré par l'immature Rosemary, quoiqu'il se révolte contre ce sentiment : "'When a child can disturb a middle-aged gent -things get difficult.'" (T 94). Quand à son tour elle atteindra l'âge adulte, elle quittera Dick qui se retrouvera seul et se rabattra sur une fille employée dans une épicerie américaine (T 313).

Seules les femmes parviennent à l'âge adulte au cours des romans ; les hommes auraient plutôt tendance à régresser bien que leur entourage n'en soit pas toujours conscient : "Often a man can play the helpless child in front of a woman, but he can almost never bring it off when he most feels like a helpless child." (T 81). Dans "Nicole Warren Diver and Alabama Beggs Knight: Women on the Threshold of Freedom", S.Beebe Fryer montre comment les deux héroïnes de Scott et de Zelda parviennent à conquérir leur indépendance malgré les difficultés que leur impose le monde masculin305. Dick, lui, se réfugie dans le monde de ses enfants, s'occupant subitement d'eux avec zèle pour compenser l'effondrement de ses ambitions et de son monde (T 254,265,280). Lui-même retombe dans le monde immature de l'enfance où il peut esquiver ses responsabilités d'adulte. Il régresse en s'immergeant complètement dans l'univers de Topsy et de Lanier et dans celui de ses souvenirs d'enfance (T 195,203-204). De la même façon, Nick fuit les responsabilités que peut lui imposer l'Est et retourne dans son MidWest natal. Gatsby, lui, évolue au-delà de tout matérialisme et de tout réalisme ; il a une naïveté, une puissance créatrice, un sens de la démesure et une foi en l'avenir qui sont caractéristiques de l'innocence et de la fraîcheur enfantines. Dans leur léthargie, Gloria et Anthony sombrent vers la sécurité factice d'une vision puérile de l'avenir :

‘That spring, that summer, they had speculated upon future happiness -how they were to travel from summer land to summer land, returning eventually to a gorgeous estate and possible idyllic children, then entering diplomacy or politics, to accomplish, for a while, beautiful and important things, until finally as a white-haired (beautifully, silkily, white-haired) couple they were to loll about in serene glory, worshipped by the bourgeoisie of the land... (BD 277).’

Anthony finira dans un état infantile de dépendance totale que laissait déjà supposer son comportement d'enfant effrayé recherchant la sécurité dans les bras pseudo-maternels de Gloria (BD 158-160). Ses bras composent un berceau, "a sort of three sided crib" (BD 158), pour un Anthony qu'un peu de vent dans les volets peut lancer dans une panique noire. Gloria est décrite comme "a ragtime kid, a flapper, a jazz-baby, and a baby vamp" (BD 29), elle a d'ailleurs a été nourrie au sein jusqu'à l'âge de trois ans (BD 79)306. En compagnie de son amie Geraldine, elle ne jure que par la jeunesse. Désemparée par la beuverie qui se déroule dans sa maison, elle écoute le bruit de la pluie qui lui rappelle son enfance et aimerait se réfugier dans le giron maternel :

‘So cool, so clear and clean -and her mother there at the center of the world, at the center of the rain, safe and dry and strong. She wanted her mother now, and her mother was dead, beyond sight and touch forever (BD 242).’

Dans Paradise, si Monsignor Darcy est si populaire c'est parce qu'il a un côté enfantin très séduisant (S 30). Ainsi, l'enfance, ou plus souvent l'adolescence, est érigée en position centrale et devient sinon le but, du moins le pis-aller, de protagonistes incapables d'affronter les complexités et le réalisme matérialiste de leur société.

Au-delà de l'immaturité des personnages, Fitzgerald a tissé un certain nombre d'éléments enfantins dans ses romans qui soulignent l'infantilisme général ambiant. Le monde des fées et des contes est évoqué par petites touches significatives. Gatsby tout d'or et d'argent vêtu est un vrai Prince Charmant parti à la conquête de sa belle : "High in a white palace the king's daughter, the golden girl..." (GG 91,126). D'ailleurs la vie qu'il prétend avoir eue en Europe est un véritable conte de fée (GG 71-73). Dans Tycoon, Monroe Stahr est un prince, "le dernier des princes" (LT 37), il est aussi l'hôte de Prince Agge. Le soir du bal, Kathleen sera pour lui une Cendrillon qui essaie de le quitter précipitamment, ainsi que le remarque Wylie White (LT 90). Dans le taxi qui les emmène à l'Hermitage, Schwartz raconte sa vie aux autres passagers comme si c'était un conte cruel : "'Once upon a time when I was in the big money, I had a daughter -a beautiful daughter.'" (LT 15). Face à la puissance de rêve de Gatsby, Nick comprend que pour lui le monde est fondé sur l'imaginaire : "For a while these reveries [...] were a satisfactory hint of the unreality of reality, a promise that the rock of the world was founded securely on a fairy's wing." (GG 106). Les Contes des mille et une nuits sont évoqués dans Gatsby (GG 73,85) et Paradise (S 34,88). La trace de la taille d'un petit pois laissée sur le cou d'Isabelle (S 87) rappelle le conte pour enfants de la princesse et du petit pois. Dick, lui, semble avoir eu la Fée Blackstick de Thackeray comme marraine à sa naissance (T 115). Enfin, dans ce monde puéril, les enfants de Dick sont l'attraction de la soirée quand ils chantent le traditionnel et enfantin "Au clair de la lune" pour les invités (T 27-28). Evidemment ce monde féerique est à la mesure des ambitions, mais aussi de l'imaginaire des héros qui refusent le réel et aspirent à un retour en arrière rassurant.

Néanmoins, les contes ont presque toujours ce côté très violent, voire pervers, que ces adultes-enfants semblent avoir oublié. Quand les vrais enfants prennent les choses en mains, ils ne font preuve ni de naïveté, ni d'innocence. Dans ses projets, Fitzgerald avait imaginé que trois enfants découvriraient la carcasse de l'avion écrasé de Monroe Stahr dans la montagne. Leurs réactions par rapport aux défunts et à leurs biens devaient laisser présager de leur évolution future (LT 180-185). Ainsi, Tycoon devait se terminer sur des enfants prenant le relais des adultes en gardant les qualités et les défauts de ces derniers. Pareillement, dans Gatsby, les enfants prennent la maison de Gatsby d'assaut à sa mort (GG 174,187) et les mots obscènes qu'ils inscrivent sur le perron indiquent qu'ils seront de dignes successeurs de la société violente qui a tué Gatsby. La nation américaine est entre leurs mains, de toute façon les adultes ont déclaré forfait et se comportent de façon puérile.

Cette valorisation de l'enfance et de l'âge ingrat de l'adolescence est de très mauvais augure car elle est un refus du statut d'adulte, de l'évolution vers les responsabilités et les engagements. Si l'argent est le premier agent de corruption du rêve, le désir de retour à l'enfance en est le second. Wilson, incapable de s'exprimer après la mort de Myrtle est l'exemple type de l'adulte-enfant poussé à l'extrême. Marionnette sans volonté, sans capacité d'expression, il est néanmoins capable de tuer, incarnant en cela tout le danger du retour au stade infantile. Cette régression et cette exaltation de l'immaturité que l'on retrouve dans tous les romans de Fitzgerald attestent d'un certain infantilisme de la société américaine des années vingt et trente. La faiblesse de l'homme américain et l'avènement des nouvelles femmes ont fait du pays une vaste nurserie comme le prouve l'affrontement entre Baby et le consul des Etats-Unis à Rome :

‘[...] the American Woman, aroused, stood over him; the clean-sweeping irrational temper that had broken the moral back of a race and made a nursery out of a continent, was too much for him (T 233).’

Si Tommy s'exclame "'Quelle enfanterie!'" (T 269) à propos de la soirée sur le yacht, cela s'appliquerait aussi bien à la nation tout entière :

‘[...]-a land whose wisest are but little wiser than its dullest; a land where the rulers have minds like little children and the law-givers believe in Santa Claus; where ugly women control strong men (BD 28).’
Notes
304.

- Joan M.Allen, op. cit., p. 111.

305.

- Sarah Beebe Fryer,"Nicole Warren and Alabama Beggs Knight: Women on the Threshold of Freedom", Modern Fiction Studies, vol. 31, pp. 318-325.

306.

- De la même faÿon Zelda avait été nourrie au sein par sa mère jusqu'à l'âge de quatre ans, Nancy Milford, Zelda Fitzgerald, op. cit., p. 7.