II Fissures, déchirures et blessures

L'univers fitzgeraldien se situe dans la parenthèse de l'Entre-deux-guerres, il est donc le résultat des profondes ruptures qui ont ravagé les états lors de la Grande Guerre. Ainsi la plupart des personnages évoluent dans un univers en décomposition : "the broken universe of the war's ending" (T 243), "the debris of Europe" (BD 75). La France porte d'ailleurs encore les cicatrices profondes du conflit avec les tranchées qui sillonnent le nord du pays (T 55-57). Parallèlement à cet affrontement mondial, est également évoqué le grand conflit américain au cours duquel le pays s'est déchiré de façon interne : la guerre de Sécession (BD 4,15)312.

Du haut de l'avion qui la ramène en Californie, Cecilia éprouve la sensation suivante : "[...] the sense of that sharp rip between coast and coast-" (LT 10). En fait, le paysage fitzgeraldien est profondément balafré. Dans Gatsby, la plupart des personnages viennent de l'Ouest, qui est devenu, d'après Nick, une lisière effilochée : "the ragged edge of the universe" (GG 9). Le domaine des Diver est sillonné de murets, de sentiers, d'escaliers ; il est percé d'un puits et bordé d'une falaise déchiquetée (T 24-25). A Monte Carlo, Rosemary gravit la colline qui mène à La Turbie, "the rugged hill" (T 21). En Suisse, le funiculaire surplombe une gorge et une forêt parcourue d'un sentier (T 148). Dans les Alpes suisses, les traîneaux percent leur chemin à travers les champs : "On either side the fields were beneficently tranquil; the space through which the calvacade moved was high and limitless." (T 176). Les arbres sont également parcourus de cicatrices (S 212). Les surfaces aquatiques, elles aussi, se fissurent. Les bateaux marquent les eaux de leur sillage (T 36,281, GG 45) et leur surface se couvre de rides ; les adjectifs "corrugated" et "scalloped" sont employés pour la décrire (GG 99,124,168-169). Ces mêmes termes qui qualifient les fissures et irrégularités de la surface aquatique seront repris pour évoquer la vie de certains personnages. Nick évoque le sillage laissé derrière le rêve du héros, "the wake of [Gatsby's] dream" (GG 8) et une femme déclare ne pas apprécier les Diver car elle préfère les gens au profil moins lisse : "'I prefer people whose lives have more corrugated surfaces,' [...]" (T 72).

Parfois la nature produit de nouvelles fissures qui sont subites et particulièrement brutales. Dans Tycoon, les studios sont secoués par un tremblement de terre, l'impression de déchirement est violente :

‘We didn't get the full shock like at Long Beach, where the upper stories of shops were spewed into the streets and small hotels drifted out to sea -but for a full minute our bowels were one with the bowels of the earth- (LT 32).’

Une certain nombre de canalisations d'eau est brisé et la tête de la déesse Shiva est entraînée par le courant, heurtant régulièrement "les autres débris de l'inondation" (LT 35). Déjà, au tout début du roman, le voyage en avion avait dû être interrompu en raison d'un violent orage qui finalement s'était écarté : "The storm had wandered away into Eastern Tennessee and broken against the mountains [...]" (LT 21). Pendant leur premier séjour en Suisse, Dick et Nicole assistent eux aussi à un gros orage qui déchire le ciel :

‘Then the storm came swiftly, first falling from the heavens, then doubly falling in torrents from the mountains and washing loud down the roads and stone ditches; with it came a dark, frightening sky and savage filaments of lightning and world-splitting thunder, while ragged, destroying clouds fled along past the hotel (T 154).’

Tout le vocabulaire de cette description évoque la déchirure. L'orage et ses éclairs qui perturbent le ciel de leurs zigzags sont également présents dans Paradise (S 113,148,205). A l'instar de l'éclair, bien souvent la lumière déchire les ténèbres. Dans Paradise, Eleanor demande à Amory de craquer une allumette pour percevoir son visage dans la nuit :

‘"Light a match," [...] "I want to see you."
Scratch! Flare! (S 212).’

Près d'eux, le ruisseau est percé de lumière : "[...] a black stream made a sharp line, broken by tiny glints in the swift water." (S 215). Lors des retrouvailles de Gatsby et de Daisy, le ciel est perturbé : "[...] the darkness had parted in the west, and there was a pink and golden billow of foamy clouds above the sea." (GG 101). Un peu de la même façon, la lune découpe son croissant de lumière sur le ciel sombre (GG 62,126) et les étoiles le perforent de leur scintillement : "the silver pepper of the stars" (GG 27). C'est encore la lumière de la lune qui marque la rupture et l'isolement entre les corps sombres de Kathleen et Stahr sur le trottoir devant chez la jeune femme (LT 81). De façon imagée, dans une discussion avec Anthony, Maury se moque des efforts de son ami : "'Trying what?' [...] 'Trying to pierce the darkness of political idealism [...]'" (BD 256).

Les constructions humaines comportent elles aussi leurs fissures. Stahr envisage un cas de conscience où un chef de travaux ferroviaires doit choisir entre plusieurs percées dans la montagne pour construire une voie (LT 28). Dans The Beautiful, Claremont Avenue est semblable à un gouffre, "a deep and uncharted abyss" (BD 441). Certaines maisons sont lézardées à cause du temps et des matériaux médiocres : "ill-patched shanties" (BD 317), "a dark ramshackle little house" (BD 347), "blistered wall-papers" (S 232), "a weather-beaten cardboard bungalow" (GG 9). Maury Noble perçoit les petits tracas se glissant dans son quotidien "comme des rats entrant dans une maison en ruines" (BD 259) et Nick évoque, lui, l'histoire de Castle Rackrent (GG 92). Les portes ne sont pas toujours étanches, elles laissent parfois passer la lumière et l'air : les studios de Brady à Monte Carlo sont protégés par une simple grille (T 21), dans la voiture de Stahr, le brouillard s'introduit par un interstice : "Fog fizzed in at a chink [...]" (LT 104). Kathleen remarque de manière métaphorique : "'The door is still open by a chink, if you could squeeze past.'" (LT 90). Les volets effectuent cette même filtration de la lumière et de l'obscurité à travers leurs fentes (T 40,292). Le son se glisse parfois dans des corridors inattendus, semblables à des fissures de l'espace :

‘"Can you hear me? I'm speaking naturally."
"Perfectly."
"Hello, Doctor Diver."
"What's this?"
"You realize the people in the center of the floor can't hear what I say, but you can?"
"A waiter told us about it," said Miss Warren. "Corner to corner-it's like wireless." (T 149-150).’

A Paris, lorsque Nicole est ébranlée par une crise de nerfs, ses paroles insensées se glissent à travers les serrures et les fentes jusqu'à Rosemary : "[...] a verbal inhumanity that penetrated the keyholes and the cracks in the doors [...]" (T 112).

De nombreux objets sont liés au thème de la fissure, ils la provoquent ou la subissent. Lors des innombrables fêtes chez Anthony et Gloria, les invités ne sont pas soigneux : "-people broke things [...]" (BD 296). De la même façon, après ses fêtes du week-end, Gatsby doit employer huit domestiques munis de multiples outils pour réparer "les ravages de la nuit précédente" (GG 45). Lors de sa visite aux studios où Brady travaille, Rosemary remarque les restes d'un décor : "The bizarre débris of some recent picture" (T 21). Wilson est spécialisé dans les épaves automobiles toutes cabossées et endommagées. A sa première visite au garage, Nick remarque "l'épave d'une Ford couverte de poussière" (GG 30) et quand il arrive sur la scène de l'accident avec Jordan et Tom, ce dernier s'exclame : "'Wreck! [...] That's good. Wilson'll have a little business at last.'" (GG 144). Il est par ailleurs intéressant de remarquer que la voiture de Tom, qui est loin d'être une épave, est cependant un "coupé" (GG 127), nom qui fait nécessairement penser à une coupure. Dans The Beautiful, Anthony voit passer deux vieux fiacres au cuir craquelé (BD 417). Un chapitre entier de ce roman est intitulé "The Broken Lute" (BD 261-309) et il contient également un sous-chapitre du même titre (BD 308-309). Tana, le domestique japonais des Patch, a une flûte dans ses affaires, mais elle est cassée (BD 194). Le parallélisme entre la flûte et le luth est évident de par les sonorités et l'adjectif commun "broken", mais aussi de par le champ lexical musical auquel les deux substantifs appartiennent. Plus tard, tandis que la vie des Patch, comparée au luth, demeure brisée, Tana aura réussi, lui, à réparer son instrument, cependant la musique qui en sortira restera très médiocre :

‘[...]-the melancholy wail of an erratically fingered flute. It is obvious that the musician is practising rather than performing, for from time to time the gnarled strain breaks off and, after an interval of indistinct mutterings, recommences (BD 261).’

Le thème de la cassure était associé dès le début aux vicissitudes amoureuses d'Anthony avec Gloria ; à un moment de sa cour assidue, un morceau de gutta-percha s'écrasa brisé sur le sol après un coup de téléphone infructueux (BD 107). Lors des retrouvailles de Daisy et Gatsby, la chute de la pendule récupérée à temps introduit immédiatement un sentiment de cassure chez tous les personnages présents : "I think we all believed for a moment that it had smashed in pieces on the floor." (GG 93).

Livres, lettres et photographies sont aussi souvent déchirés, craquelés ou froissés. Mr Gatz garde dans son portefeuille une photographie écornée et sale de la maison somptueuse de son fils (GG 179). Dans son bain, la veille de son mariage, Daisy serre dans sa main la lettre de Gatsby jusqu'à ce qu'elle tombe en pièces et soit réduite en bouillie (GG 83). Gloria fait subir un sort quelque peu similaire à la lettre qui lui annonce qu'elle est trop âgée pour un rôle de vedette de cinéma : "[...] the letter crinkled tightly in her hand [...]" (BD 403). Alors que son propre vieillissement la terrifie, elle ne croit pas à la conservation des objets :

‘"[...] if they weren't kept up they'd go to pieces."
"What if they did!" [...]
"Don't you want to preserve old things?"
"But you can't, Anthony [...]
........................................................................................................................
Washington Irving's dead and his books are rotting in our estimation year by year- [...]." (BD 166).’

A l'armée, Anthony éprouve d'énormes difficultés dans sa correspondance avec son épouse ; après deux essais infructueux, il abandonne : "Again he crumpled the page and tossed it angrily through a tear in the tent wall [...]" (BD 343). Les studios de Stahr et leurs merveilleux décors sont semblables à des livres usagés : "[...] they looked like the torn picture books of childhood, like fragments of stories dancing in an open fire." (LT 35). Dans sa jeunesse, Dick brûla une centaine de livres de cours pour se chauffer (T 114) et Gatsby, adolescent, écrivit un programme de bonne conduite dans un exemplaire de Hopalong Cassidy que son père produit devant Nick : "a ragged old copy of a book" (GG 179).

La nourriture aussi est sujette aux coupures. Chez Gatsby des centaines d'agrumes sont coupés en deux et pressés lors des fêtes des week-ends (GG 45). Les sentiers de son domaine se trouvent alors jonchés d'écorces de fruits et de fleurs écrasées (GG 117). Après leur repas dans un "drug-store", Stahr et Kathleen laissent derrière eux la nature morte de leur assiette vide : "-a sliver of potato, a sliced pickle and an olive stone." (LT 102).

Différents outils sont utilisés pour produire coupures et cassures. Sur sa plage, Dick manie inlassablement un râteau qui marque le sable de sa trace (T 4) ; près de la clinique du professeur Dohmler, des hommes râtissent de la paille (T 119) et, dans son jardin, Nicole observe deux employés munis de pelles et râteaux (T 274). Ciseaux et tondeuses sont également manipulés. Dans Paradise, Kerry raconte comment une des filles qu'il espérait charmer découpa une partie de sa lettre avant de la faire circuler auprès de toute son école (S 51). A propos de Rosemary dans son film Daddy's Girl, il est dit : "[...] there she was -embodying all the immaturity of the race, cutting a new cardboard paper doll to pass before its empty harlot's mind." (T 68). Nicole et Dick avaient l'habitude d'aller se faire couper les cheveux ensemble, "From Dick's side Nicole could hear the snip of the shears [...]" (T 304). De plus, comme nous l'avons déjà remarqué, la plupart des héroïnes fitzgeraldiennes ont sacrifié leur longue chevelure pour des coupes à la garçonne313. A minuit, Stahr entend un homme tondre sa pelouse (LT 131) ; quant à Gatsby, il entretient parfaitement sa propriété et envoie même quelqu'un pour s'occuper de la pelouse de Nick (GG 90). Pour Gloria, un petit bungalow jouxtant un logement rempli de bébés dont le père est occupé à passer la tondeuse résume tout ce qu'elle déteste (BD 171). De nombreux autres objets tranchants sont mentionnés et augurent de coupures et de fentes : canne brandie comme une épée (T 94,263), scie (T 4,31,43,78), presse-agrumes (GG 45), couteaux (T 263), hache (T 263).

Les tissus se déchirent et les métaux se brisent. Lorsqu'il erre au bord du Lac Supérieur, Gatsby est un jeune homme pauvre trahi par ses vêtements, il est décrit vêtu d'un tricot usagé, "a torn green jersey" (GG 104). Plus tard, une de ses invitées, Lucille, explique à Jordan et Nick qu'elle a déchiré sa robe au cours de la fête précédente (GG 49). Dans son histoire du Chevalier O'Keefe, Anthony imagine que la jeune Thérèse provoque la chute du héros parce qu'elle a soulevé sa jupe sous ses yeux sans le savoir, "[...] the little piece of ribbon which held up the stocking on her pretty left leg had worn through and broken." (BD 91). Lors de la dispute avec son mari à la gare, Gloria se retrouve avec les manches de sa robe arrachées (BD 201). A la maison au bord de la mer, Stahr serre Kathleen si fort contre lui qu'un point de sa robe cède sous la pression (LT 105). Enfin, plus tragiquement, quand Michaelis et le conducteur témoin trouvent Myrtle blessée, ils déchirent son corsage pour constater l'état de ses blessures : "[...] they had torn open her shirtwaist [...]" (GG 144).

Les automobiles subissent le même sort violent que les vêtements. A la fin de la première soirée de Gatsby, une voiture est accidentée. Il s'agit à nouveau d'un coupé, le même véhicule que Tom à propos duquel nous avons déjà mentionné l'analogie avec l'idée de coupure. En outre, ce coupé renversé dans le fossé a une roue arrachée: "[The coupé was] violently shorn of one wheel" (GG 60). Les témoins doivent indiquer "la roue amputée" au conducteur qui n'a rien compris (GG 61). Le coupé est maintenant réduit à l'état "d'épave" (GG 61). De la même façon, à Santa Barbara, Tom a endommagé son automobile : "[...] Tom [...] ripped a front wheel off his car." (GG 83). Le verbe "rip" insiste sur l'idée d'arrachement et de déchirure. Pour sa part, Gloria a percuté une bouche d'incendie, "[she] ripped the transmission violently from the car." (BD 177) ; elle expliquera plus tard à l'agent immobilier : "'We broke down,' [...]" (BD 178). Les ailes de ces automobiles semblent également particulièrement vulnérables. Après l'accident de Myrtle, la magnifique voiture de Gatsby a besoin de réparations : "[...] the front right fender needed repair." (GG 167). Après celui de Dick Humbird, l'état du véhicule n'est pas brillant non plus : "[...] a wind [...] stirred a broken fender on the mass of bent metal [...]" (S 85). Quelquefois les conséquences des cassures mécaniques sont moins graves, dans The Beautiful par exemple, un chauffeur de taxi déclare : "'My meter's broken [...]" (BD 219). Parfois elles seraient catastrophiques mais demeurent dans l'imagination sans jamais se concrétiser ; à propos du câble du téléphérique suisse, un passager britannique observe avec catastrophisme : "'I can see it would be a terrible thing for Switzerland if the cable broke.'" (T 146).

L'impression générale donnée par toutes ces situations qui mettent en scène des déchirures ou des cassures est renforcée par l'emploi répété du verbe "break" dans des sens variés. Son utilisation sous la forme de verbe à la voix active avec ou sans particule, ou sous celle de participe passé, est particulièrement importante à travers toute le fiction de l'auteur. Tout est sujet à cassure : les groupes (T 28,33), les conversations (T 32), les connections téléphoniques (GG 173), les regards (T 136), le rythme des mouvements (GG 164), les ténèbres perturbées par un groupe d'étudiants (S 45), les corps des amants qui étaient unis (T 292) et, en argot, même les comptes en banque (GG 140). Le verbe "break" est employé en de multiples occasions suivi de particules variées : "up", "off", "out" "in" et "into". Ainsi se dégage un sentiment perturbant de brisure généralisée et omniprésente.

Les objets et les lieux ne sont pas les seuls éléments atteints, les personnages aussi sont sujets à la cassure. Anthony emploie un courtier pour gérer ses actions (BD 225), le terme anglais pour le désigner, "broker", est tout aussi évocateur de brisure que l'état des finances du héros. D'ailleurs le patronyme de Patch semble faire référence à un morceau de tissu chargé de couvrir une déchirure ou à un lambeau textile arraché à une pièce principale en décomposition. Aux studios de "Films Par Excellence", c'est Percy B.Debris (BD 396) qui dirige les essais cinématographiques pour les candidats au grand écran. Le soir de sa vision diabolique, Amory est en compagnie d'une certaine Axia (S 104-108) dont le prénom ne peut que faire penser à l'outil, "the axe". Quand, malgré lui, Anthony se présente pour son démarchage, il se visualise comme "un briseur de foyers" (BD 385). Pris dans la tourmente des agitations syndicales, Stahr a remarqué qu'un de ses écrivains accuse constamment ses collègues de "fink", c'est-à-dire de briseur de grève (LT 143).

Les comportements humains requièrent parfois une prudence extrême ; à l'hôtel du Cardinal de Retz, les invitées sont très précautionneuses : "[...] they functioned on this set as cautiously, as precisely, as does a human hand picking up jagged broken glass." (T 71). Les ruptures, qui sont innombrables dans la fiction de Fitzgerald, sont douloureuses comme des déchirures physiques. Franz, qui souhaite mettre fin à son association professionnelle avec Dick, ressent la difficulté de la séparation : "No friendship worth the name was ever destroyed in an hour without some painful flesh being torn-" (T 240). Les êtres sont fragiles dans leur apparence et leur psychisme, ils sont la cible perpétuelle de la fente et de la fêlure. Rêvant à un voyage en Italie, Anthony imagine des "mendiants en haillons" (BD 443). Il redoute l'instant où le jour va se rompre : "He dreaded the moment when the backbone of the day should be broken [...]" (BD 53). Une femme de la réception parisienne exprime sa lassitude vis-à-vis des aphorismes de Dick comme par exemple : "'Oldest inhabitant gnawned by rodents.'" (T 72). Cette phrase indique l'angoisse d'un personnage qui craint constamment la craquelure mais qui reste fasciné par elle. Il se souvient de femmes aux lèvres particulières comme celles de Baby Warren : "[...] with flower-like mouths grooved for bits." (T 149). Il observe d'ailleurs avec fascination la bouche de Nicole : "the pure parting of [Nicole's] lips" (T 135). Cette image de la fissure évoque naturellement le corps féminin et sa castration, un corps marqué tout particulièrement d'une fente biologique. Cette allusion est renforcée en deux occasions. Lors du premier baiser de Dick et Nicole, il est dit de la jeune fille : "[...] she curved in further and further toward him [...]" (T 153-154). Dans Tycoon, l'entourage de Kathleen faisait pression sur elle pour qu'elle sauvegarde sa relation avec "L'Homme", "[...] she should cleave to him longer now, indefinitely, to the end." (LT 132). Dans ces deux cas, les verbes "cleave" et "curve" établissent des analogies évidentes avec la morphologie féminine non seulement castrée, mais encore fissurée, disposée à dévorer et à engloutir. Dans cet état d'esprit, il est amusant de remarquer que Muriel, la femme fatale amie de Gloria, lui lance : "'[...] I've got to tear.'"(BD 412). Le verbe, mis en relief par les italiques, serait-il une référence à sa morphologie ou à son comportement dévorateur d'hommes ? Le même verbe est d'ailleurs utilisé pour Rosemary qui, l'expérience venant, sera elle aussi une mante religieuse : "Rosemary tore into the room." (T 109).

Mmes Chard-Hutchinson et Raguet-Bouvart déclarent à propos de Gatsby et de Tender : "[...] le corps serait bien une structure instable et fragile, sensible à la moindre agression, et contenant déjà les germes de sa destruction.". Elles développent les thèmes de la mutilation, de la décomposition et du morcellement du corps dans ces romans314. Geneviève et Michel Fabre insistent également sur le motif de la fragmentation dans Tender 315. Nous pouvons en effet remarquer que chez Fitzgerald les corps sont sans cesse soumis à rude épreuve et sont régulièrement sujets aux lézardes et aux cassures aussi bien externes qu'internes.

Parfois ces fissures sont à peine apparentes, elles se décèlent dans une vision fugitive, ou un craquement inopportun. A Princeton, Amory se fait une douloureuse entorse du genou en jouant au football (S 46), blessure qui présage d'autres accidents plus violents. Dans Tender, il est remarqué que le visage de Mrs Speers sera bientôt parcouru de couperose, "broken veins" (T 1). Les yeux d'Anthony sont rougis : "[...] with their crisscross of lines like shreds of dried blood [...]" (BD 444). Stahr, lui, vieillit de l'intérieur si bien que son visage ne porte aucune marque trahissant son âge : "[...] there were no casual furrows of worry and vexation [...]" (LT 87). Gloria compare le mot "pinochle" à un craquement d'articulations des doigts (BD 175). La plupart du temps, ces agressions du corps sont flagrantes : cicatrices (T 196,292), coups de soleil (T 13) et blessures (T 110,236) sont multiples. A cinquante-sept ans, le grand-père Patch est atteint d'une sclérose, ce qui déclenche sa crise de puritanisme (BD 4). Le professeur Dohmler est comparé, lui, à "un cul-de-jatte dressé sur des béquilles" (T 139). Pendant un temps, à l'époque de la guerre, Dick a des rêves sordides : "Presently there were fire engines, symbols of disaster, and a ghastly uprising of the mutilated in a dressing station." (T 179). Dans Gatsby, Myrtle est retrouvée mutilée et déchirée : "[...] her left breast was swinging loose like a flap, [...]. The mouth was wide open and ripped a little at the corners [...]" (GG 144). Ce verbe "rip", déjà utilisé à propos des automobiles, est ensuite repris par Nick qui dira : "'It ripped her open -'" (GG 151). Zavras fait lui la proposition suivante à Stahr : "'If you want anybody's throat cut anytime day or night [...] my number is in the book.'" (LT 76). Les héros subissent presque tous de sévères passages à tabac316 qui les laissent marqués de traces de coups qui lézardent leur corps, comme le tremblement de terre dans Tycoon a pu craquer la surface de la terre et en laisser apparaître les entrailles (LT 32). Dans The Beautiful, le héros est battu violemment : "[...] the Samaritan shot out like a battering-ram and sent Anthony crashing down against the stone steps of the apartment-house" (BD 440-441). Il se retrouve les lèvres "coupées et ensanglantées" (BD 441). Amory a, lui aussi, de douloureuses cicatrices, l'oeil contusionné, la mâchoire brisée et les épaules dans un état encore pire ; il est tout contusionné des coups de pied qu'il a reçus, il explique : "'You fall down after a while and everybody sort of slashes in at you before you hit the ground -then they kick you.'" (S 189). En conflit avec un chauffeur de taxi, Anthony riposte et l'envoie au sol: "[he] floored him definitely with a crack in the temple." (BD 226). Dans Tender, après l'esclandre avec le chauffeur de taxi et le séjour en prison, c'est un Dick perclus et brisé que Baby confie au médecin :

‘In his room in the Quirinal the doctor washed off the rest of the blood and the oily sweat, set his nose, his fractured ribs and fingers, disinfected the smaller wounds and put a hopeful dressing on the eye (T 236). ’

Myrtle, avant son accident funeste, a eu elle aussi le nez fracturé (GG 43). Quant à la femme de chambre de Santa Barbara partie en escapade avec Tom, ce fut son bras qui subit une fracture lors de l'accident automobile (GG 84). Dans Tycoon, le suicide raté de Pete Zavras s'est également soldé par un bras cassé (LT 39). Après l'accident qui a coûté la vie à Dick Humbird, Sloane a, lui, l'épaule blessée (S 84). Illustrant la dureté de la vie militaire, l'histoire du soldat Baptiste, qui craignait les chevaux et fut contraint néanmoins de travailler avec eux, se termine tragiquement : "[...] a great black mare crushed his skull in with her hoofs [...]" (BD 339).

Quand ce ne sont pas les os qui se brisent, c'est la peau qui se craquelle. L'actrice vedette d'un des films de Stahr a le décolleté couvert d'eczéma (LT 64). La patiente de la chambre vingt est, elle, en proie à un eczéma d'origine nerveuse qui desquame son corps tout entier, elle est "l'artiste anonyme couverte d'escarres" (T 240) : "For two months she had lain under it, as imprisoned as in the Iron Maiden." (T 183). Ses bandages la transforment en momie et ses larmes peuvent tout juste se faufiler comme de la lave jaillie d'un volcan : "As she arose the tears fled lava-like into her bandages." (T 185). Le fils du second mari de Mary North a, lui aussi, une étrange maladie de peau, "[...] some Asiatic thing they can't diagnose." (T 257). A Dick qui s'enquiert de la santé de l'enfant, Mary répond : "'Better, yes, but he still has the eruptions frequently.'" (T 259). Lors de la discussion à la gare, Maury conclut :

‘"We produce a Christ who can raise up the leper-and presently the breed of the leper is the salt of the earth. If anyone can find any lesson in that, let him stand forth." (BD 255).’

L'univers fitzgeraldien est envahi d'êtres fissurés, d'individus en lambeaux dont les brisures physiques sont toujours une image de fêlures internes. Même la force physique apparente semble receler des plaies internes qui sont le chemin vers la fragmentation et la décomposition. Les deux "nouveaux Césars", Tom Buchanan et Tommy Barban, malgré leur puissance physique, sont marqués par des initiales communes qui annoncent la maladie et la mort.

Ainsi, Mmes Chard-Hutchinson et Raguet-Bouvart affirment dans leur article :

‘L'intégrité est cependant l'objet d'une quête illusoire qui suffit à expliquer la fascination pour le corps intact ou supposé encore intact [...] et le besoin d'en cerner le mystère par la dissection317.’

Le motif de la dissection revient en effet très régulièrement dans la fiction de Fitzgerald, semblant indiquer un désir de compréhension des ressorts internes de l'être par une introspection mécanique318. Ce qui n'est pas disséqué reste inconnu et effrayant: "[Dick's] heart beat loud in contact with the unprobed, undissected, unanalyzed, unaccounted for." (T 202). Ce motif est un cas supplémentaire de brisure de l'intégrité physique. Il oscille entre des images fantaisistes et surréalistes et des évocations plus scientifiques. A Cannes, Abe North s'est mis en tête de scier en deux un serveur de restaurant pour voir ce qu'il contient (T 4,31)319. Cette idée lui revient alors périodiquement comme une obsession et ceci particulièrement quand il est ivre (T 43,78). Mrs Speers reconnaît qu'elle finit toujours par contrôler toutes les amours de sa fille : "'Rosemary's had crushes but sooner or later she always turned the man over to me-' Mrs Speers laughed, '-for dissection.'" (T 162). De la jeune vedette, il est remarqué : "Cross-sectioned, Rosemary would have displayed an enormous heart, liver and soul, all crammed close together under the lovely shell." (T 164). L'image du coeur apparaît dès le début du roman : "[...] the color of her cheeks was real, breaking close to the surface from the strong young pump of her heart." (T 2). En revanche, Stahr refuse, lui, de se dévoiler, il déclare : "'[...] but I wear my heart where God put it -on the inside.'" (LT 25). Confronté au cas du jeune Francisco, Dick essaye d'analyser son histoire comme lors d'une véritable dissection :

‘Dick tried to dissect it into pieces small enough to store away -realizing that the totality of a life may be different in quality from its segments, and also that life during the forties seemed capable of being observed only in segments (T 243).’

Geneviève et Michel Fabre ont repéré deux univers : "En face du monde disloqué des malades, celui des médecins occupés à rassembler des fragments épars, mais aussi appliqués à les disséquer [...]"320. De nombreuses opérations sont évoquées : la crise d'appendicite de Baby (T 55) et celle d'Amory (S 15,234), les nuits de veille de Mrs Speers pendant que son mari opérait (T 164) ou l'intervention sur la tête de Tommy Barban par un chirurgien polonais (T 196). Cecilia sait que, suite à un dépit amoureux, Ned Sollinger, le neveu d'une employée des studios, commit un acte peu délicat : "[...] he dissected out the least publicized section of a lady corpse and sent it to the girl." (LT 118). Des dissections à but scientifique plus que curatif sont également décrites. Après une conférence, un intellectuel roumain raconte à Dick l'histoire d'un chercheur : "[he] worked two years on the brain of an armadillo, with the idea that he would sooner or later know more about the brain of an armadillo than any one." (T 115). Au laboratoire de Zurich, Dick est décrit en plein travail : "[...] delicately poking at the cervical of a brain [...]" (T 116). Le cerveau apparaît alors comme un élément hautement convoité. Eleanor déclare à Amory : "[...] 'and I suppose you're about to say that my green eyes are burning into your brain.'" (S 206). Discutant avec Brimmer, Stahr reconnaît :

‘"I never thought [...] that I had more brains than a writer has. But I always thought that his brains belonged to me-because I knew how to use them." (LT 147).’

Face à cette multiplication d'exemples de blessures, de fractures et de dissections, la beauté féminine semble offrir, à travers des personnages comme Daisy ou Rosemary, une assurance d'intégrité et de complétude. Dans un monde essentiellement fragmenté, elles paraissent garantir une unité qui fait front à tout ce qui effraie le héros fitzgeraldien, elles fonctionnent selon un schéma fort bien expliqué par E.Bronfen :

‘The idea of beauty's perfection is so compelling because it disproves the idea of disintegration, fragmentation and insufficiency, even though it actually only serves as substitution for the facticity of human existence one fears yet must accept. Paradoxically, in Barbara Johnson's words, beauty is nothing other than 'the very image of death, castration and repression which it is designed to block out and to occult'321.’

"Préserver la coquille" (LT 128) est une tâche difficile car l'individu est vulnérable. Même "le dernier nabab" a une forte tendance à la schizophrénie (LT 148). Les cauchemars de Dick, qu'il résume par l'expression ironique "'Non-combatant's shell-shock'" (T 179), attestent de la fragilité de l'enveloppe humaine qui risque toujours le choc et la fêlure. Un rien peut provoquer cette dernière, en effet, Franz affirme à Dick, qui lui assure qu'il n'a pas vraiment connu la guerre : "'That doesn't matter -we have some shell-shocks who merely heard an air raid from a distance. We have a few who merely read newspapers.'" (T 117). Semblable à l'objet, l'homme est sujet à la cassure, il peut devenir alors "une assiette fêlée" à manipuler avec soin (CU 45). Doutant de son utilité au moment de sa "banqueroute émotionnelle", Fitzgerald écrira :

‘So, since I could no longer fulfil the obligations that life had set for me or that I had set for myself, why not slay the empty shell who had been posturing at it for four years? (CU 53).’

Au début de sa relation avec Nicole, Dick se dit attristé par son sort :

‘"'[...] Franz, I'm not as hard-boiled as you are yet; when I see a beautiful shell like that I can't help feeling a regret about what's inside it. [...]'" (T 118).’

Les blessures physiques ou psychologiques ne s'effacent jamais complètement :

‘One writes of scars healed, a loose parallel to the pathology of the skin, but there is no such thing in the life of an individual. There are open wounds, shrunk sometimes to the size of a pin-prick but wounds still. The marks of suffering are more comparable to the loss of a finger, or the sight of an eye. We may not miss them, either, for one minute in a year, but if we should there is nothing to be done about it (T 168).’

Les nerfs craquent comme la peau ou les os et marquent le psychisme de leur fracture322. A propos du travail de psychiatre, Dick remarque : "The weakness of this profession is its attraction for the man a little crippled and broken." (T 136-137). Dans le même esprit, plus loin il est dit : "Doctor Diver's profession of sorting the broken shells of another kind of egg had given him a dread of breakage." (T 177). Il est évident que Nicole a été ébranlée psychologiquement par l'inceste et qu'elle offre deux facettes : "[...] making a cleavage between Nicole sick and Nicole well." (T 168). En tant que schizophrène, c'est une "personnalité divisée" (T 191). Il semble, en outre, que tout son entourage soit également sujet à des brisures nerveuses. Les anglophones de Paris sont tous assez fragiles : "They were very quiet and lethargic at certain hours and then they exploded into sudden quarrels and breakdowns and seductions." (T 71). Confronté à sa faute, Warren s'effondre lui aussi : "Warren had broken down [...]" (T 127). Abe North, lui, se liquéfie progressivement dans l'alcool qui ne sait lui apporter le soulagement qu'il recherche ; sa discussion avec Nicole met son déchirement en évidence :

‘"I’m a woman and my business is to hold things together."
"My business is to tear them apart."
"When you get drunk you don’t tear anything apart except yourself," [...] (T 81).’

Dans Paradise, Beatrice a elle aussi une dépression nerveuse, "a nervous breakdown" (S 15) ; Amory, pour sa part, tente de soulager les bleus de son âme, "the bruised spots of his spirit" (S 182), en s’enivrant. Quant à Anthony, l’instant de sa bascule dans la folie est nettement marqué par un craquement, "a snapping sound" (BD 446), qui indique clairement la soudaine explosion au coeur de son psychisme. L’univers d’Hollywood n’est pas tendre et les dépressions y sont nombreuses. Mike Van Dyke, un des employés de Stahr, avoue : "'I’m afraid of a nervous breakdown.'" (LT 44). D’autres, comme Zavras qui a tenté de se suicider ou Roderiguez qui déclare "'I’m through.'", sont profondément perturbés (LT 39,45-46). Stahr se prévaut, lui, de rester sain au milieu de la folie ambiante : "'It’s nice being the only sound nut in a hatful of cracked ones.'" (LT 27). Le substantif "nut" rappelle évidemment tout ce qui a été dit précédemment sur la coquille, "the shell", qui risque toujours de se casser ; il fait également penser au terme argotique désignant les fous et résume ainsi ce qui a été évoqué à propos de la fragilité du psychisme humain.

Bien souvent la voix trahit une fragmentation interne ou semble fissurer les personnages alentour de par sa puissance. A la gare, Abe North, déjà fragile, se sent ébranlé par les voix des passagers qui crient : "[...] prospective passengers [...] were calling : 'Jew-uls-Hoo-oo!' in dark piercing voices." (T 80). A propos de Gloria, qui n'est ni très cultivée, ni capable de bien s'exprimer, il est remarqué : "[...] she had talked always in broken clauses-" (BD 392). Au téléphone, Dot réussit à attirer Anthony en insinuant grâce à sa voix qu'elle est proche de la fin : "Then quickly in a wild broken voice he heard: 'Good-by--oh, good-by!'" (BD 347). Elle le recevra ensuite chez elle complètement effondrée : "[...] she murmured brokenly." (BD 348). Après sa nuit de vision diabolique, Amory s'entend dire par son ami Tom "d'une voix fêlée" : "'Had a hell of a dream about you last night,' [...]" (S 112). Lors de leur dernière nuit à Princeton avant l'armée, Tom et Amory sont plutôt mélancoliques, "A last burst of singing flooded up from Blair Arch -broken voices for some long parting." (S 143). Quand Franz et Dick essayent de voir comment remédier à la situation désastreuse où ils se trouvent à cause des dérives de ce dernier, l'allusion à la fêlure et à l'impossible réparation est évidente : "To explain, to patch -these were not natural functions at their age- better to continue with the cracked echo of an old truth in the ears." (T 254).

Le motif de la brisure est presque toujours doublé de celui de la souffrance. Parlant de son combat douloureux, la patiente de la chambre vingt reprend le terme de l'écho, déjà utilisé à propos de Dick et Franz précédemment : "'You pick a set-up, or else win a Pyrrhic victory, or you're wrecked and ruined -you're just a ghostly echo from a broken wall.'" (T 184). Dans ce passage, les adjectifs "wrecked", "ruined" et "broken" mettent en relief l'image de la cassure. Dans la fiction de Fitzgerald nombreux sont les espoirs brisés. La foule du dimanche soir concentre dans les lieux de distraction de New York toutes sortes de travailleurs et de femmes au foyer déçues de leur destin : "[they] float helpless and uncontent in a colorless sea of drudgery and broken hopes." (BD 69-70). Enflammé par son amour naissant pour Gloria, Anthony est empli d'espoir, "[...] a hope that was cracked and dissipated a dozen times a day [...]" (BD 119) ; ses aspirations ne feront que s'effondrer un peu plus par la suite. Les coeurs se brisent comme les os et les métaux. En conflit avec Anthony, Dot est profondément blessée, "The fire blazing in her dark and injured heart seemed to glow around her like a flame." (BD 342). Exalté par l'évocation romantique de la vie de Gatsby, Nick l'imagine essayant d'apaiser sa douleur, "the gnawings of his broken heart" (GG 73). Les êtres se brisent parfois à l'usure, comme Mrs Gilbert réduite au silence à la longue par son mari :

‘Fifteen years of yes's had beaten Mrs Gilbert. Fifteen further years of that incessant unaffirmative affirmative, accompanied by the perpetual flicking of ash-mushrooms from thirty-two thousand cigars, had broken her (BD 41).’

Des craquelures semblent s'installer partout, particulièrement dans les relations entre hommes et femmes. Ces deux groupes sont en effet, nous l'avons longuement commenté précédemment, séparés par un véritable gouffre : "the Alpine crevasse between the sexes" (T 144). A propos de Rosalind et des hommes, Cecelia remarque dans un bel exemple de cassure et de coupure : "'She abuses them and cuts them and breaks dates with them [...]'" (S 157). Ce n'est pas mieux que Rosemary qui les confie à sa mère pour être disséqués (T 162). La plupart du temps ce ne sont d'ailleurs que des toquades, ou "crushes" en anglais (S 19-20, T 162), amours passagères à la dénomination évocatrice d'un écrasement douloureux et mutilant. Malgré des espoirs de fusion, les amants demeurent éternellement séparés et divisés, leur rêve d'unité brisé323.

La vie suscite également des fêlures constantes. La visite inattendue du grand-père Patch devient pour Anthony un gouffre insurmontable : "[...] the chasm which his grandfather's visit had opened before him [...]" (BD 286). Attaqué violemment par le vieillissement, Adam Patch, lui-même, est affaibli et divisé : "It had split his intense normality into credulity and suspicion." (BD 14). Dick est lui perturbé par son mode de vie : "[...] he felt a discrepancy between the growing luxury in which the Divers lived, and the need for display which apparently went along with it." (T 165). Après ses considérations vaguement philosophiques de la nuit, Maury Noble ressent l'absurdité de ses prétentions intellectuelles : "In the strangeness of the brightening day it seemed presumptuous that with this feeble, broken instrument of his mind he had ever tried to think." (BD 260).

Dans l'univers fitzgeraldien, les héros ne peuvent souvent qu'aspirer à des fragments de lieux, de temps, de sentiments et de paroles. A bord du navire le ramenant en Europe, Dick rencontre les McKisco avec lesquels, malgré ses soucis, il fait preuve d'un peu de bonne humeur : "[...] he showed [...] fragments of gaiety [...]" (T 206-207). Installée chez son coiffeur, Nicole voit arriver Tommy et pressent un esclandre dont elle perçoit vaguement les prémices : "She heard fragments of its beginning." (T 305). Nick a des souvenirs fragmentés de sa première soirée chez les Buchanan, "Among the broken fragments of the last five minutes at table I remember the candles being lit again [...]" (GG 22). Plus tard, sa mémoire est toujours aussi défaillante et il doit renoncer au souvenir : "I was reminded of something - an elusive rhythm, a fragment of lost words, [...] what I had almost remembered was uncommunicable forever." (GG 118). Lors du meurtre de la gare, Nicole et Rosemary sont profondément dépendantes de Dick dont elles attendent en vain un commentaire qui atténuerait le choc de l'événement :

‘This wish was not entirely conscious, especially on the part of Rosemary, who was accustomed to having shell fragments of such events shriek past her head (T 85).’

Empreint d'un rêve beaucoup trop colossal, Gatsby ne peut jamais qu'essayer vainement de retenir des fragments de ce à quoi il aspire. Nick le voit pour la première fois dans l'obscurité de la nuit : "[...] come out to determine what share was his of our local heavens." (GG 27). Plus tard, après l'insuccès de sa quête, il tend les bras désespérément :

‘He stretched out his hand desperately as if to snatch only a wisp of air, to save a fragment of the spot that she had made lovely for him (GG 159).’

Il pourrait conclure avec Dick : "'All my beautiful lovely safe world blew itself up here with a great gust of high explosive love,' [...]" (T 57).

Semblables à celle "à peine perceptible" du début de la nouvelle "The Fall of the House of Usher"324, toutes ces fissures précédemment répertoriées iront en s'aggravant et en se multipliant. Elles se transformeront finalement en fentes bien plus sérieuses, allant au-delà d'une simple brisure matérielle ou physique, de la même manière que dans la nouvelle :

‘While I gazed, this fissure rapidly widened - there came a fierce breath of the whirlwind - the entire orb of the satellite burst at once upon my sight - my brain reeled as I saw the mighty walls rushing asunder - there was a long tumultuous shouting sound like the voice of a thousand waters - and the deep and dank tarn at my feet closed suddenly and silently over the fragments of the HOUSE OF USHER325.’

Elles seront en effet le signe d'une profonde fracture humaine interne. Cet univers fitzgeraldien où l'intégrité et la complétude ne paraissent pas pouvoir être préservées semble signaler, au plus profond du héros, une déficience dont il va progressivement prendre conscience, une fêlure plus universelle encore et plus fondatrice que toutes celles évoquées jusqu'alors, une véritable béance de l'être.

Notes
312.

- Supra voir les allusions aux personnages historiques de la guerre de Sécession et autres conflits, Deuxième Partie, Chapitre I, pp. 206-209.

313.

- Supra Première Partie, Chapitre II, pp. 60-61.

314.

- Martine Chard-Hutchinson et Christine Raguet-Bouvart, "L'évolution de la problématique de la corporéité dans The Great Gatsby et Tender is the Night", op. cit., pp. 86, 88.

315.

- Geneviève et Michel Fabre, Tender Is the Night de F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 130.

316.

- Supra Première Partie, Chapitre II, p. 118.

317.

- Martine Chard-Hutchinson et Christine Raguet-Bouvart, op cit., p. 86.

318.

- Ce motif de la dissection rappelle la manière peu plaisante avec laquelle Fitzgerald infligeait ses continuelles introspections et observations à son entourage en vue de ses travaux d'écriture, ainsi que le prouve une lettre de Sara Murphy à l'auteur : "You can't expect anyone to like or stand a Continual feeling of analysis & sub-analysis, & criticism -on the whole unfriendly- such as we have felt for quite a while.", Jeffrey Meyers, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 114.

319.

- Cette anecdote s'inspire des nombreuses fantaisies absurdes auxquelles se sont livrés Fitzgerald et son entourage lors de l'été 1926, ibid., p 162. Entre autres, le couple Fitzgerald surgit un jour chez John Monk Saunders muni d'une paire de grands ciseaux afin de régler tous ses problèmes romantiques par la castration, ibid., p.169.

320.

- Geneviève et Michel Fabre, op. cit., p. 131.

321.

- Elisabeth Bronfen, Over her Dead Body. Death, femininity and the aesthetic (Manchester, Manchester University Press, 1992), p. 62.

322.

- Après sa première journée en compagnie des Fitzgerald en octobre 1922, Dos Passos remarqua subitement l'étrangeté de Zelda lors d'un tour de grande roue, ce qui n'est pas sans rappeler le déséquilibre de Nicole dans Tender, en particulier sa crise à la foire d'Agiri (T 187) : "I had come up against that basic fissure in her mental processes that was to have such consequences. Though she was so very lovely, I had come upon something that frightened and repelled me, even physically.", Jeffrey Meyers, op. cit., p. 101.

323.

- Supra Première Partie, Chapitre II, pp. 131-132.

324.

- Edgar Allan Poe, "The Fall of the House of Usher", op. cit., p. 412.

325.

- Ibid., p. 425.