Outre la fêlure explorée dans The Crack-Up, Fitzgerald semble continuellement manifester une division interne dans son travail d'écriture. Déchiré entre deux options, il hésitait entre écrire médiocrement pour vivre ou écrire uniquement de la littérature de qualité344. Hemingway lui recommandait le deuxième choix345, mais conscient de ses responsabilités familiales, Fitzgerald optait malgré lui souvent pour le premier. Cette "schizophrénie" de l'écrivain, comme la nomme Dos Passos346, se traduit encore lorsque Fitzgerald exprime son désir d'écrire incognito347, ou s'envoie une carte postale à lui-même comme s'il voulait être un autre348. Cette obsession du double hante son écriture, ses personnages sont placés en miroir les uns par rapport aux autres, mais au-delà de leur double à l'intérieur du récit, ils sont souvent également le reflet de personnes vivantes. Abe North, nous l'avons observé, est le double de Dick, mais comme a pu le remarquer et le critiquer Hemingway349, Dick est lui-même construit sur une combinaison de deux autres doubles contradictoires, Gerald Murphy et Fitzgerald, tandis que Nicole serait à la fois un double de Sara Murphy, mais aussi de Zelda. Il y a donc une sorte de mise en abyme du double dans la construction des personnages fitzgeraldiens. C'est dans une de ses nouvelles, "One Trip Abroad"350, que l'auteur développe le plus ce motif. Le jeune couple Nelson et Nicole Kelly en croise plusieurs fois un autre au cours de ses voyages. Le prénom de l'héroïne, ainsi que l'évocation d'un voyage à Biskra et d'un séjour en maison de repos, ne sont bien sûr pas sans évoquer Nicole Diver. Alors que leur vie se dégrade et qu'ils cessent d'être heureux ensemble, ils découvrent avec horreur que l'autre couple, également en pleine déchéance et en maison de repos en Suisse comme eux, était leur double, Nicole s'écrit paniquée : "'They're us! They're us! Don't you see?'"351.
Bien sûr l'écriture ne fait pas cure, mais elle saisit la béance et la division du sujet dans les mailles du filet de ses mots. Elle retient toutes les divisions et fêlures quelles qu'elles soient. Parfois même le récit paraît s'organiser temporellement comme une cure, partant du présent, plongeant dans le passé pour comprendre, puis revenant vers le présent détenteur d'un savoir permettant de récupérer la jouissance perdue352, ce qui est le cas de Gatsby et de Tender.
Il apparaît clairement que l'écriture est immanquablement liée à une perte. Partant du récit du jeu de "fort-da" observé par Freud, E.Bronfen résume la situation en quelques lignes :
‘Commentators of this narrative posit that the origin of language and subjectivity is based on loss, on the figurative "murder" of the body, the soma, the thing, the real; representation is grounded on absence of the object of reference353.’Elle cite aussi à l'appui de ses dires M.de Certeau qui soutient qu'à l'aube de l'écriture se trouve une perte, que l'écriture répète ce manque à l'aide de chacun de ses graphèmes et qu'elle définit une absence qui est à la fois son origine et son but354. L'écriture de Fitzgerald correspond de toute évidence à cette tentative de combler une béance, de dire un manque et d'essayer d'y remédier d'une certaine façon, tout au moins en le définissant. L'écriture dit la fracture et se construit à partir d'elle. Fitzgerald pose la question de la création romanesque en terme de fracture et d'unité à retrouver. Face à l'angoisse de la page blanche, l'auteur tente de pallier le vide par la trace noire de ses lettres. Si la béance n'est jamais comblée, elle est néanmoins recouverte d'une mince pellicule d'encre :
‘Des phrases mutilées, des lettres noires survivantesL'abîme est défini et, bien qu'il soit incapable de le supprimer, l'écrivain fait l'expérience de ce manque qui marque tout individu. Incapable de retrouver la continuité première356, l'auteur tente, grâce aux systèmes de signifiants, de s'organiser autour de la faille afin de vivre avec, à défaut de l'effacer. L'écriture est alors semblable à un masque jeté sur le manque fondamental irrémédiable, elle offre un accommodement avec le problème de la Chose. La création romanesque de Fitzgerald s'inscrit donc dans une tentative de répétition de la coupure initiale, mais aussi d'effort pour en triompher.
- Dos Passos a très bien décrit ce dilemme de l'écrivain déchiré entre "écrire de la 'bonne' littérature, ce qui satisfera sa conscience, et écrire de la littérature 'facile', ce qui sera bon pour son compte en banque... Une grande partie de la vie de Fitzgerald a été un enfer à cause de cette schizophrénie, qui finit en paralysie de la volonté et de toutes les fonctions du corps et de l'esprit.", in Roger Grenier, Trois heures du matin. Scott Fitzgerald, op. cit., p. 59.
- Matthew J.Bruccoli, Fitzgerald and Hemingway: A Dangerous Friendship (London, André Deutch, 1995), p. 101.
- Voir Roger Grenier, op. cit., p. 59.
- Fitzgerald écrivit à Gingrich : "I'm awfully tired of being Scott Fitzgerald anyhow, as there doesn't seem to be so much money in it, and I'd like to find out if people read me just because I am Scott Fitzgerald or, what is more likely, don't read me for the same reason.", The letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 619.
- La carte contenait le texte suivant : "Dear Scott -How are you? Have been meaning to come in and see you. I have [been] living at the Garden of Allah. Yours. Scott Fitzgerald.", Jeffrey Meyers, op. cit., p. 290.
- Matthew J.Bruccoli, op. cit., pp. 166-168.
- Francis Scott Fitzgerald, "One Trip Abroad", The Short Stories of F.Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 577-597.
- Ibid., p. 597.
- Nestor Braunstein, op. cit., pp. 233-234.
- Elisabeth Bronfen, op. cit., p. 31.
- Ibid., p. 74.
- Jules Supervielle, "Iguazu", Débarcadères (Paris, Poésie/Gallimard, 1966), p. 74.
- Georges Bataille, L'Erotisme, op. cit., p. 19.