"Qu'il y ait quelque chose qui fonde l'être, c'est assurément le corps." soutient Lacan366. Dans son exploration de l'être humain par l'écriture, Fitzgerald a réservé une large place à ce corps qui est à la base de tout. Résolument opposé aux principes puritains et victoriens qui visaient à dissimuler et à dompter le corps, il affirmait lors d'une interview : "I'm sick of the sexless animals writers have been giving us"367. Il sera donc l'écrivain d'une génération qui découvre son corps et l'exhibe sans retenue, comme l'atteste son portrait de la garçonne. Ce corps libéré se déploie dans toute sa splendeur à travers son oeuvre et y affirme sa suprématie. Cependant, il apparaît rapidement que derrière cette façade éternellement jeune, belle et bronzée se dissimule une certaine fragmentation. Le corps se trouve en proie à des agressions multiples qui attestent de la déchirante dichotomie entre corps et esprit.
Quelle parade sera alors adoptée pour adoucir ce conflit à défaut de le supprimer ? Il semble qu'à l'instar de leur créateur, les personnages fitzgeraldiens se rattachent désespérément aux mots afin de calmer les angoisses du corps résultant de la rupture originelle. Ils se révèlent alors tous obsédés par l'accumulation et la constitution de listes de tous ordres. Par conséquent, il nous appartiendra d'examiner la façon dont fonctionne cette stratégie obsessionnelle afin de saisir comment le corps utilise les mots pour se protéger.
Finalement, au regard de l'oeuvre de Fitzgerald se pose la question de comprendre comment l'écriture s'avère être la seule voie de salut et comment la lettre peut marquer la chair et en faire un corps symbolisé dans les échanges avec l'Autre368. Cette analyse permettra de confirmer qu'écrire s'apparente à jeter un voile sur la béance de la Chose, à explorer les limites de la fêlure et à en colmater la brèche tant bien que mal. En effet, le tracé de l'écriture, comme celui du corps, est hanté par la conscience de la perte fondamentale. L'écriture permet l'exploration des contours du trou de l'inconscient, qui lui même meut l'individu à son insu. L'écrivain serait alors celui qui nous propose un palimpseste où ses mots sont esquissés sur le canevas énigmatique et imperceptible de l'inconscient. Il tenterait de la sorte d'exprimer au plus juste la souffrance de l'être divisé. Ainsi, écrire signifierait remuer les tréfonds de l'être, ce qui supposerait un ravinement du corps, comme l'atteste le Fitzgerald usé qui succombe en pleine phase créatrice en 1940369. Dégagé du corps physique, l'écrivain pourra donner le jour à un corpus littéraire et par cette acte d'écriture se poser lui-même définitivement comme être à part entière.
- Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, op. cit., p. 100.
- Jeffrey Meyers, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 59.
- Nestor Braunstein, La Jouissance. Un concept lacanien, op. cit., p. 37.
- En octobre 1940, deux mois avant sa mort, l'enthousiasme de Fitzgerald est à son comble ; il écrit à Zelda : "[...] it may be the last novel I'll ever write, but it must be done now because, after 50, one is different." ; puis, huit jours plus tard : "My room is covered with charts like it used to be for Tender, telling the different movements of the characters and their histories." ; ou encore, le 23 octobre : "I am deep in the novel, living in it, and it makes me happy.", The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 145-146.