II La suprématie du corps

A travers son portrait de la garçonne370, Fitzgerald nous offre de toute évidence un panégyrique d'un corps libéré aussi bien du carcan des vêtements que de celui des moeurs. En outre, le fait qu'il soit à l'origine de l'expression "L'Age du Jazz"371, qui se réfère à un type de musique favorisant largement l'improvisation et permettant des danses d'une grande liberté corporelle en comparaison avec les traditions plus codifiées des siècles précédents, renforce l'idée que son écriture exalte une certaine puissance du corps. La création romanesque de Fitzgerald laisse une place prépondérante aux divertissements et élude souvent les réalités du monde économique. Ainsi, le sport, la détente, l'art et la fête, espaces de prédilection du corps, sont privilégiés dans son écriture. Le corps est montré en mouvement sous des vêtements qui souvent le dissimulent à peine : tenues d'équitation moulantes (GG 13,108), costumes de bain (GG 46,167, T 3-4,20), robes courtes et diaphanes (GG 14,46,49), maillots de football (S 45-46), costumes de cinéma (LT 64, T 21-22). Avec l'apparition de la mode des stations balnéaires et des activités de plein air, le corps est souvent décrit dénudé et bronzé (GG 49,56, T 4,18,266). Du fond de sa détresse Nicole espère se rétablir quand, avec Dick, elle aura trouvé un lieu de vie idéal : "We'll live near a warm beach where we can be brown and young together." (T 160). A Paris, Rosemary et Nicole paradent dans les rues, fières de leur bronzage méditerranéen :

‘It was fun spending money in the sunlight of the foreign city, with healthy bodies under them that sent streams of color up their faces; with arms and hands, legs and ankles that they stretched out confidently, reaching or stepping with the confidence of women lovely to men (T 97).’

Enfin, nous l'avons déjà mentionné372, les salles de bains sont des lieux privilégiés dans les romans de Fitzgerald, les personnages y sont donc décrits dans la nudité propre à ces lieux ; même si l'auteur reste souvent dans la suggestion, du moins évoque-t-il alors une certaine valorisation du corps et du bien-être physique.

Cette prépondérance du corps dans l'écriture de Fitzgerald a été étudiée en détail par Mmes Chard-Hutchinson et Raguet-Bouvart dans leur article "L'évolution de la problématique de la corporéité dans The Great Gatsby et Tender is the Night". Selon elles, il y aurait une présence obsessionnelle du corps dans Tender et une pseudo-absence dans Gatsby 373. Elles affirment :

‘[...] tu ou revendiqué, nié ou exhibé, sublimé ou dégradé, le corps remplit les fonctions paradoxales de structuration du récit et de déstructuration du message.
Le processus de caractérisation passe immanquablement par la description du corps [...]374.’

Elles distinguent le corps masqué par les fards et les vêtements dans Gatsby du corps sans artifice de Tender 375. Nous pouvons ajouter que dans Gatsby les vêtements et le maquillage ne sont que de minces voiles qui ne sauraient dissimuler le corps et contribuent plus à la mise en valeur des formes, il s'agit donc bien d'une pseudo-dissimulation. A l'image de ce mince voile du vêtement, la peau mise à nue n'est, elle aussi, qu'une enveloppe qui dissimule faiblement la fragilité de l'être et ses tourments internes.

Même si cela est fait de façon plus pudique que chez ses contemporains Hemingway et Miller, Fitzgerald suggère aussi l'enlacement des corps. Dans Gatsby, malgré la pseudo-absence de corporéité évoquée précédemment, le narrateur déclare : "-eventually he took Daisy one still October night, took her because he had no real right to touch her hand." (GG 155). Dans Tender, la scène d'amour entre Nicole et Tommy est plus longuement exploitée et plus directe, bien qu'effectivement, comme dans Tycoon 376, les points de suspension tiennent la place centrale de l'acte lui-même:

‘[...] they suddenly moved together and met standing up; then they were sitting on the bed and he kissed her hardy knees. Struggling a little still, like a decapitated animal she forgot about Dick and her new white eyes, forgot about Tommy himself and sank deeper and deeper into the minutes and the moment.
...When he got up to open a shutter and find out what caused the increasing clamor below their windows, his figure was darker and stronger than Dick's with high lights along the rope-twists of muscle. Momentarily he had forgotten her too -almost in the second of his flesh breaking from hers she had a foretaste that things were going to be different than she had expected (T 292).’

Plus loin, Dick déclarera crûment à Tommy qui joue les protecteurs de Nicole : "'I never did go in for making love to dry loins,' [...]" (T 308), Fitzgerald regretta d'ailleurs cette réplique qu'il jugeait impudique377.

Le motif du singe, qui incarne la luxure, sous-tend l'évocation de l'union charnelle. Il apparaît dans Gatsby quand Daisy, ivre, tente vainement de renoncer à son mariage avec Tom, c'est-à-dire à l'attrait de l'argent et de la puissance virile, "[she was] as drunk as a monkey" (GG 82). Ce motif revient également deux fois dans Tender et toujours à propos de personnages féminins. A la gare, Dick retrouve Nicole, Rosemary et Mary North :

‘Dick Diver came and brought with him a fine glowing surface on which the three women sprang like monkeys with cries of relief, perching on his shoulders, on the beautiful crown of his hat or the gold head of his cane (T 82).’

Plus tard, Nicole remarquera : "'I used to have a nice active little Polynesian ape and juggle him around for hours till people began to make the most dismal rough jokes-'" (T 275). Il n'est pas anodin que cette réflexion liant femme et luxure soit faite dans la page qui suit l'épisode où Nicole a surpris la conversation de deux jardiniers évoquant leurs fredaines (T 274). Dans Tycoon, c'est précisément quand Stahr et Kathleen sont dans la maison inachevée où ils consommeront leur amour que le héros se retrouve au téléphone avec un orang-outang au bout du fil (LT 100).

Dans la création romanesque de Fitzgerald, les personnages caractérisés par leur puissance corporelle sont de toute évidence ceux qui résistent le mieux aux tourments de la vie. Leur force physique est d'ailleurs la plupart du temps sous-tendue par un certain pouvoir matériel, en particulier celui de l'argent. Par exemple, le riche Devereux Warren se remet subitement d'une maladie qui l'avait conduit à l'article de la mort et quitte la clinique tout ragaillardi (T 248).

Ce sont Tom Buchanan et Tommy Barban qui sont les représentants les plus caractéristiques de la puissance physique. Ils semblent d'ailleurs n'être perçus et présentés que de ce point de vue. Pour brosser un portrait de l'époux de Daisy, Nick commence par les détails suivants : "Her husband, among various physical accomplishments, had been one of the most powerful ends that ever played football at New Haven-" (GG 12). Lors de leur première rencontre à East Egg, Tom est décrit dans toute sa force corporelle, tel un chien de garde barrant l'entrée de sa demeure : "Tom Buchanan in riding clothes was standing legs apart on the front porch." (GG 13). Impressionné par son physique, Nick remarque :

‘Not even the effeminate swank of his riding clothes could hide the enormous power of that body -he seemed to fill those glistening boots until he strained the top lacing, and you could see a great pack of muscles shifting when his shoulder moved under his thin coat. It was a body capable of enormous leverage -a cruel body (GG 13).’

Il s'empare de Nick brutalement et le déplace comme un pion : "Turning me around by one arm, he moved a broad flat hand along the front vista [...]", "He turned me around again, politely and abruptly." (GG 13-14). Son entrée dans la maison est suivie d'un courant d'air violent en accord avec son physique : "Then there was a boom as Tom Buchanan shut the rear windows [...]" (GG 14). Ainsi que nous l'avons remarqué précédemment378, il manipule et bouscule ses compagnes avec toute la force violente que lui procure son corps.

Tommy est bâti sur le même modèle, comme l'atteste le premier portrait fait de lui avant même que le lecteur n'apprenne son nom : "He was tall and his body was hard but overspare save for the bunched force gathered in his shoulders and upper arms." (T 16). Apparemment cette puissance physique plaît aux personnages féminins et rappelle d'ailleurs l'attirance de l'auteur pour les sportifs de Princeton et tout particulièrement les footballeurs379. Au début du roman, Tommy précise qu'il a combattu en Afrique lors de la guerre du Rif (T 34) ; Nicole se laisse séduire par cet homme physiquement plus viril que Dick et dont la beauté sculpturale évoque des races exotiques et majestueuses :

‘His handsome face was so dark as to have lost the pleasantness of deep tan, without attaining the blue beauty of negroes -it was just worn leather. The foreignness of his depigmentation by unknown suns, his nourishment by strange soils, his tongue awkward with the curl of many dialects, his reactions attuned to odd alarms -these things fascinated and rested Nicole- (T 266).’

Devenue sa maîtresse, elle ne peut s'empêcher de comparer son corps à celui de Dick: "[...] his figure was darker and stronger than Dick's with high lights along the rope-twists of muscle." (T 292). Après leur étreinte sur la plage, elle apprécie vivement cette force physique pure qui remplace les questionnements et interprétations de Dick :

‘Still attuned to Dick, she waited for interpretation or qualification; but none was forthcoming. Reassured sleepily and happily that none would be, she sank low in the seat and drowsed [...] (T 296).’

De la même façon, malgré sa résistance première, Daisy succombe à la virilité de Tom doublée de sa force financière : "There was a wholesome bulkiness about his person and his position, and Daisy was flattered." (GG 157). Au moment où elle désire qu'une force extérieure moule son existence, Tom apparaît : "That force took shape in the middle of spring with the arrival of Tom Buchanan." (GG 157). Le collier de perles à trois cent cinquante mille dollars qu'il lui offre (GG 82) assoit définitivement sa position et lie immanquablement son physique vigoureux à son compte en banque replet. A la fin du roman, Nick le voit entrer dans une bijouterie et imagine qu'il va sans doute, une fois encore, consolider ses forces par l'achat d'un nouveau collier, si ce n'est de boutons de manchettes cannibales à la Wolfshiem (GG 186). On devine cette même attirance presque charnelle pour la force de l'argent quand Beatrice conseille à son fils : "'You must go into finance, Amory.'" (S 97). Enfin, cette matérialité puissante liée à la terre et à la force du corps apparaît dans Gatsby quand, après l'accident, les Buchanan sont aperçus calmement devant leur repas de poulet et de bière, apparemment indifférents aux événements de la soirée (GG 152).

Cependant la puissance corporelle ne demeure pas l'apanage de ces "nouveaux Césars", certains personnages féminins en sont également pétris. Myrtle, par exemple, est un personnage essentiellement corporel ; il n'est donc pas surprenant qu'elle soit attirée par Tom. Leur première rencontre est, avant tout, la rencontre de deux corps qui ne laissent aucune place à la parole :

‘"[...] I couln't keep my eyes off him, but every time he looked at me I had to pretend to be looking at the advertisement over his head. When we came into the station he was next to me, and his white shirt-front pressed against my arm, [...]." (GG 42).’

Comme Tom qui faisait barrière de son corps devant sa maison (GG 13), Myrtle semble obstruer la porte du garage : "[...] the thickish figure of a woman blocked out the light from the office door." (GG 31). Sa conversation sans intérêt se perd dans l'oubli alors que son corps impressionne de sa vitalité : "[...] there was an immediately perceptible vitality about her as if her nerves were continually smouldering." (GG 31). Son accident est présenté de façon presque animale, comme la fin brutale d'un corps sensuel et vigoureux et non comme celle d'un être humain (GG 144).

Nicole a, elle aussi, une certaine force corporelle, mais c'est une sorte de puissance qui couve comme un volcan, une puissance sculpturale qui se manifeste dans l'immobilité :

‘-her face could have been described in terms of conventional prettiness, but the effect was that it had been made first on the heroic scale with strong structure and marking, as if the features and vividness of brow and coloring, everything we associate with temperament and character had been molded with a Rodinesque intension, and then chiseled away in the direction of prettiness to the point where a single slip would have irreparably diminished its force and quality (T 15).’

Au début de leur relation, Dick remarque son visage statuesque avec admiration :

‘Her face, ivory gold against the blurred sunset that strove through the rain, had a promise Dick had never seen before: the high cheek-bones, the faintly wan quality, cool rather than feverish, was reminiscent of the frame of a promising colt- (T 140).’

Cette image de la statue incarnant une certaine puissance physique se retrouve aussi dans Gatsby, Daisy et Jordan étant décrites comme deux "idoles d'argent" (GG 121). Myrtle semble, elle aussi, être apparentée à une statue lorsque McKee imagine le portrait qu'il pourrait faire d'elle : "'I'd like to bring out the modelling of the features. And I'd try to get hold of all the back hair.'" (GG 37). N'oublions pas, en outre, que Jordan est une championne de golf et incarne donc nécessairement une certaine habileté physique.

Au début de Tycoon, Brady et Monroe Stahr sont tous deux comparés à des rouleaux compresseurs (LT 21). Il apparaîtra néanmoins rapidement que Stahr n'est pas un rouleau compresseur très résistant. En effet, il sera finalement écrasé par son entourage. Son corps suggère déjà cette fragilité que recèlent les héros fitzgeraldiens, qui semblent tous appartenir à l'élément gazeux plutôt qu'à la terre comme les "nouveaux Césars". Recevant la bague massive de Stahr, Cecilia remarque :

‘I had been thinking how oddly its bulk contrasted with his fingers, which were delicate and slender like the rest of his body, and like his slender face with the arched eyebrows and the dark curly hair (LT 23).’

Plus loin, elle mentionne qu'il est malade et qu'il s'est évanoui plusieurs fois (LT 82). Il avoue lui-même à Kathleen qu'il ne nage plus car ses jambes sont devenues trop maigres (LT 95-96). Quant aux médecins, ils sont très pessimistes sur son état de santé (LT 108,128).

Cette vulnérabilité physique trahit une angoisse obsédante de l'auteur, peut-être même parfois un certain dégoût pour le corporel. Enfant, aux prises avec une pudeur excessive, Fitzgerald refusait de montrer ses pieds nus ; il notera dans son "Ledger" trois allusions à cette phobie de jeunesse :

‘He went to Atlantic City -where some Freudian complex refused to let him display his feet, so he refused to swim, concealing the real reason. They thought he feared water.
There was a boy named Arnold who went barefooted in his yard and peeled plums. Scott's Freudian shame about his feet kept him from joining in.
He took off John Wylie's shoes. He began to hear "dirty" words. He had a curious dream of perversion380.’

Plus tard, lors d'une interview pour le Smart Set, il affirmera que cette répulsion disparut d'elle-même à l'adolescence, bien que plusieurs proches affirment qu'elle le poursuivit dans sa vie adulte381. Cette image du pied maléfique sera d'ailleurs utilisée pour caractériser le diable dans Paradise (S 107-108). Cette aversion maladive pour une partie du corps évoluera en une profonde incertitude du point de vue sexuel382. En outre, tout au long de sa vie, Fitzgerald sera hanté par le spectre de la tuberculose, la maladie des écrivains romantiques383. Obsédé par les désordres du corps, il prendra, en 1935, une éruption cutanée pour un symptôme de syphilis qu'il s'imaginait avoir contractée lors de ses rapports avec Lottie, une prostituée d'Asheville384.

Tous les héros fitzgeraldiens ont une apparence physique en total contraste avec celle des "nouveaux Césars" ; plus artistiques et intellectuels que sportifs, ils trahissent déjà dans leur corps la fragilité de leur mental. Tout comme Fitzgerald385, Amory ne réussit pas dans l'équipe de football de Princeton et ne reçoit pour tout trophée qu'une entorse du genou (S 46). Dans The Beautiful, le jeune Anthony est, lui aussi, plutôt frêle : "-a slim dark boy of medium height with a shy sensitive mouth." (BD 7). Il finit d'ailleurs dans une chaise roulante (BD 447). Dans Tycoon, Cecilia imagine qu'à la vue de Stahr, Brimmer a la pensée suivante : "'Is this all? This frail half-sick person holding up the whole thing.'" (LT 149). Dick a du charme mais, comme le suggèrent les comparaisons avec Tommy, ce n'est pas particulièrement un athlète. Du moins, ses capacités se sont émoussées avec l'âge car, lorsqu'il était étudiant, il était plutôt sportif: "[...] he thanked his body that had done the flying rings at New Haven, and now swam in the winter Danube." (T 114). Sur la plage, son corps peu viril attire l'attention grâce à ses costumes de bain excentriques. Rosemary le repère dès son arrivée : "a fine man in a jockey cap and red-striped tights" (T 4). La fois suivante, il parade sur le sable dans une tenue qui attire les regards : "[...] clad in transparent black lace drawers. Close inspection revealed that actually they were lined with flesh-colored cloth." (T 20). Cet accoutrement arrache à McKisco l'exclamation suivante : "'Well, if that isn't a pansy's trick!'" (T 20). Par ailleurs, son portrait physique est essentiellement composé de détails à propos de son visage, rien n'est dit du reste de son corps. Un peu comme pour la description pudique d'une beauté féminine, l'auteur mentionne son teint, sa chevelure, ses bras et ses mains, ses yeux, son nez et sa voix, aucune allusion n'est faite à sa virilité (T 18). Un peu de la même façon, Abe North, le double de Dick, est présenté à la manière d'une jolie femme comme "the tall blonde man" (T 14). Du point de vue corporel, le personnage de Gatsby est, lui, à peine ébauché. Certes, il est décrit comme ayant du charme et une certaine classe (GG 54,112), une silhouette fine et souple (GG 27), un visage bronzé et agréable, une coupe de cheveux impeccable (GG 56), mais son portrait physique demeure flou et énigmatique, comme le remarqua Fitzgerald lui-même386. Lors de leur première rencontre, Nick donne juste les indications suivantes : "[...] I was looking at an elegant young rough-neck, a year or two over thirty [...]" (GG 54). Il demeure pour le lecteur tout au plus une silhouette dans la nuit (GG 27,62). Physiquement, en fin de compte, c'est son mouvement de bras tendus vers la lumière verte (GG 27,188) qui marque le plus le lecteur ainsi que son sourire exceptionnel :

‘It was one of those rare smiles with a quality of eternal reassurance in it, that you may come across four or five times in life. It faced -or seemed to face the whole eternal world for an instant, and then concentrated on you with an irresistible prejudice in your favour (GG 54). ’

Monroe Stahr a ce même sourire magique :

‘Stahr smiled at Mr George Boxley. It was a kindly fatherly smile Star had developed inversely when he was a young man pushed into high places. Originally it had been a smile of respect toward his elders, then as his own decisions grew rapidly to displace theirs, a smile so that they should not feel it -finally emerging as what it was: a smile of kindness - sometimes a little hurried and tired, but always there - toward anyone who had not angered him within an hour. Or anyone he did not intend to insult, aggressive and outright (LT 41).’

Il n'y a rien de corporellement puissant chez ces deux héros somme toute, mais il se dégage d'eux une élégance qui charme, tout comme chez Dick. Nick résume Gatsby à la perfection dans son expression "an unbroken series of successful gestures" (GG 8) ; plus que corps il est mouvement, plus que force il est charme et naïveté à l'image de Dick et de Stahr.

Si le corps affirme son importance par l'intermédiaire de certains personnages et dénonce la fragilité de tous les héros de Fitzgerald, le langage apparaît, lui, comme définitivement suspect. A ce propos, Le Vot démontre dans sa thèse que derrière le code social utilisant le langage se cache un autre code :

‘L'aventure amoureuse, chez Fitzgerald, trouve en ce code son langage privilégié. La parole est suspecte ou inadéquate. Inutile au moment où, tous les obstacles surmontés les amoureux sont réunis dans une communication ineffable, elle n'est alors que musique d'accompagnement ou silence387.’

Cette méfiance à l'égard du langage est frappante dans le cas de la famille Warren. Le père est incapable de verbaliser sa faute malgré son désir de faire soigner Nicole. A Dohmler, qui lui conseille : "'Suppose you start at the beginning and tell me everything.'", il répond : "'There isn't any beginning [...]'" (T 124). Nicole est murée dans le même silence. Jusqu'à sa guérison en fin de roman, elle ne supporte pas le mot "père" (T 288) et se méfie du langage en général : "[...] she knew few words and believed in none, and in the world she was rather silent, contributing just her share of urbane humor with a precision that approached meagreness." (T 24-25). A la clinique, on lui a d'ailleurs interdit d'écrire à son père (T 120) à qui les médecins ont également recommandé une suspension complète de communication pour cinq ans au minimum (T 129). Prisonnière de son impossibilité de parler, Nicole exprime ses pensées et ses angoisses dans un monologue désordonné (T 158-159), un véritable flux de conscience, ou lors de ses crises nerveuses à la Villa Diana (T 35), à l'hôtel parisien (T 112), ou à la foire d'Agiri (T 188-193). Manifestement, le langage n'est pas son domaine, elle l'attribue entièrement à la gent masculine :

‘Talk is men. When I talk I say to myself that I am probably Dick. Already I have even been my son, remembering how wise and slow he is. Sometimes I am Doctor Dohmler and one time I may even be an aspect of you, Tommy Barban (T 161).’

Son traumatisme semble l'avoir bloquée dans son utilisation du langage, elle a laissé cet exercice aux hommes, comme elle a dû abandonner sa virginité à Devereux Warren.

Malgré toutes ses tentatives littéraires, Amory n'est, lui non plus, pas très doué pour le langage. Incapable d'énoncer clairement ses idées et sentiments à Clara Page, qui représente son idéal féminin, mais dont le patronyme est aussi l'incarnation du littéraire, il s'avoue stupéfait de sa clairvoyance : "'Center of target twice, Clara. How do you do it? You never let me say a word.'" (S 133). Elle répliquera d'une boutade qui indique sa méfiance vis-à-vis du langage : "'Of course not -I can never judge a man while he's talking.'" (S 133).

Gatsby est lui aussi peu loquace et malhabile avec les mots. Lors de sa première rencontre avec Nick, il ne sait même pas se présenter correctement (GG 54). En outre, il passe par l'intermédiaire de Jordan pour demander à Nick d'organiser sa rencontre avec Daisy (GG 73) et semble à peine oser aborder le sujet, même lorsque tout est réglé. Quand il retrouve Nick après son entrevue avec Jordan, il lance quelques idées sans suite pour calmer sa nervosité, puis répond à la bonne nouvelle de façon apparemment complètement désinvolte : "'Oh, that's all right,' he said carelessly." (GG 88). Ensuite, il bredouille alors qu'il tente de faire une proposition professionnelle maladroite à Nick : "He fumbled with a series of beginnings." (GG 89). Ses retrouvailles avec Daisy couronnent son incapacité à communiquer. De l'extérieur de la pièce, Nick n'entend rien de compréhensible : "[...] I heard a choking murmur and part of a laugh [...]" (GG 93). Une fois de plus, Gatsby ne trouve pas ses mots : "'We've met before,' muttered Gatsby." (GG 93). Mais, plus encore que Daisy, Tom semble complètement bloquer les capacités langagières du héros. Lors de leur première rencontre (GG 80), il s'évapore avant même qu'ils n'aient échangé quelque parole que ce fût. Quand Tom surgit chez Gatsby avec ses compagnons d'équitation (GG 108-111), la conversation est difficile et les malentendus multiples. Lors de la visite chez les Buchanan, Gatsby est littéralement pétrifié, il avoue à Nick : "'I can't say anything in his house, old sport.'" (GG 126).

Le langage écrit ne semble pas plus valorisé. Comme nous l'avons déjà remarqué388, les lettres que s'adressent les personnages sont souvent détruites, se heurtant ainsi à la force physique. Alors que la lettre de Gatsby à Daisy se décompose dans l'eau de la baignoire, le collier offert par Tom résiste à la crise de l'héroïne et orne finalement son cou une demi-heure plus tard (GG 83), annonçant qu'elle a cédé à la force corporelle et financière de son futur époux. Tentant de s'opposer à son entourage, Daisy s'exclame : "'Tell'em all Daisy's change' her mine. Say: 'Daisy's change' her mine!'" (GG 83). Son erreur due à l'alcool et à l'émotion sur le mot "mine", qui devrait être "mind", indique déjà que son esprit se soumet à la force de la possession matérielle et non à celle de l'esprit. Les mots sont alors dissous dans l'eau, emportant avec eux la résolution de Daisy d'attendre son amant et de résister à la puissance du corps. La lettre adressée à Gatsby alors qu'il est à Oxford annonce donc la reddition de Daisy au pouvoir du corps et de l'argent.

Les lettres d'Anthony n'ont pas beaucoup plus de succès ; il les détruit lui-même avant de les envoyer à Gloria (BD 343), incapable d'exprimer ses vrais sentiments. Quant à la lettre de Mr Black à Gloria à propos de son hypothétique carrière cinématographique, elle devient d'abord pour la jeune femme déçue une abomination, "a white leprous spot" (BD 403), puis son contenu désolant n'est même pas transcrit en entier dans le roman avant sa destruction rageuse. Dick reçoit lui des lettres de son père qui sont, d'année en année, de plus en plus difficiles à déchiffrer (T 89).

L'oeuvre romanesque de Fitzgerald présente de nombreux exemples d'échecs d'écriture. Des projets littéraires ou scientifiques s'échafaudent, mais ne se réalisent jamais. Les cinq romans fourmillent d'oeuvres inachevées ; les seules menées à bien s'avèrent être de vulgaires succès commerciaux. Ces projets avortés consacrent "un triomphe de la léthargie" (BD 215). Comme l'"Ami Pierrot" de la chanson des enfants Diver (T 27), de nombreux personnages fitzgeraldiens pleurent sur leurs difficultés d'écriture et sur leurs projets inachevés. Richard Caramel et Mr McKisco sont les seuls à publier et à jouir de leurs succès littéraires, mais à quel prix ! Manifestement leur production est minable quoique lucrative.

La vocation de Caramel fut précoce : "From his undergraduate days as editor of The Harvard Crimson Richard Caramel had desired to write." (BD 74). Malgré des débuts journalistiques difficiles (BD 75), il entreprend son premier roman, "The Demon Lover", titre que Fitzgerald avait d'ailleurs envisagé pour The Beautiful 389. Après quelques hésitations, ce roman connaît un franc succès (BD 141). Tout émoustillé par sa réussite, Caramel disserte sur sa technique : "'I'm certainly writing faster and don't seem to be thinking as much as I used to.'" (BD 188). Déjà Anthony craint qu'il ne se laisse aller à la facilité :

‘"Don't let the victor belong to the spoils."
"You mean write trash?" (BD 188).’

Caramel analyse pompeusement ses sensations d'auteur :

‘"I get a thing I call sentence-fever that must be like buck-fever -it's a sort of intense literary self-consciousness that comes when I try to force myself. But the really awful days aren't when I think I can't write. They're when I wonder whether writing is worth while at all -I mean whether I'm not a sort of glorified buffoon." (BD 188).’

Finalement, en deux ans Caramel est un jeune auteur à succès, bien que toutes ses oeuvres ne soient pas de qualité : "[...] none attained the personality of 'The Demon Lover,' and there were several that Anthony considered downright cheap." (BD 222). Cette médiocrité gêne peu Caramel qui prétend vouloir ainsi élargir le nombre de ses lecteurs à la manière de Twain et de Shakespeare (BD 222). A la fin du roman, il est tombé très bas littérairement mais sa superbe est sans pareille malgré les sourires méprisants qu'il suscite chez les jeunes critiques brillants (BD 422). Du fond de sa déchéance, Anthony n'a pas, lui, perdu ses capacités de discernement et est horrifié de l'orgueil mal placé de son ami qui, dans sa bibliothèque, a déposé audacieusement huit de ses oeuvres, dont sept particulièrement mauvaises, entre Twain et Dreiser (BD 422). Vaniteux à l'extrême, Caramel se vante d'être "Le Thackeray de l'Amérique" (BD 423) et critique vertement, clin d'oeil de Fitzgerald, ce fameux "This Side of Paradise" que tout le monde lit (BD 421). La rencontre entre les deux anciens amis se termine sur un portrait de Caramel : "[he was] laboring over his trash far into those cheerless hours when the fire dies down [...]" (BD 423).

Dans Tender, lors de la première arrivée de Rosemary sur la plage des Diver, McKisco est rapidement présenté par sa femme comme écrivain : "'[...] my husband wrote the first criticism of Ulysses that ever appeared in America.'". Puis elle renchérit: "'My husband is finishing his first novel, you see.'" (T 8). Incapable de tenir sa langue, elle s'apprête même à révéler toute l'intrigue de ce roman en gestation au grand énervement de McKisco qui craint que quelqu'un ne lui vole ses idées (T 9). Juste avant le duel, la description de sa chambre caractérise le désordre d'où peut surgir l'écriture :

‘The table was covered with papers which he assembled with some difficulty into a long letter; the writing on the last pages was very large and illegible. In the delicate light of electric lamps fading, he scrawled his name at the bottom, crammed it into an envelope and handed it to Abe. "For my wife." (T 44).’

Parmi ses plus profonds regrets se trouve son roman interrompu avant d'être achevé :

‘"I never have finished my novel. That's what makes me so sore. [...] I'm principally a literary man. [...] I've made lots of mistakes in my life -many of them. But I've been one of the most prominent -in some ways-" (T 44).’

Cette épreuve terminée, on retrouvera McKisco tout guilleret à bord du navire qui ramène Dick en Europe après les funérailles de son père. Il est alors considéré par les journaux comme "[la] plus précieuse cargaison" du bateau (T 205). Tout comme Caramel, McKisco est à la mode (T 205). Ses livres ne sont que des pastiches des oeuvres des meilleurs auteurs de son temps (T 205), mais apparemment cela plaît. Un peu plus modeste que Caramel, il se contente de goûter son succès avec plaisir :

‘He was no fool about his capacities -he realized that he possessed more vitality than many men of superior talent, and he was resolved to enjoy the success he had earned. "I don't think I've got any real genius. But if I keep trying I may write a good book." (T 206).’

Caramel et McKisco sont des écrivains médiocres, mais, du moins, ont-ils publié quelques écrits ; les autres personnages n'atteignent même pas ce résultat. S'imaginant être "un génie littéraire" (S 49), Amory essaie constamment de produire des poèmes, mais le résultat est douteux et sa participation aux magazines et clubs littéraires universitaires ne s'avère pas vraiment fructueuse non plus (S 48,103). Exalté par l'alcool et la vitesse automobile après une soirée animée, il se sent l'âme d'un poète : "He had the ghost of two stanzas of a poem forming in his mind ...." (S 83). Le poème en prose défile alors vaguement dans son esprit mais restera toujours à l'état embryonnaire car subitement une femme arrête la voiture pour leur annoncer l'accident de Dick Humbird, son inspiration est alors coupée net. Plus tard, pendant un cours de littérature, il écrit à grand peine un stupide poème sur les Victoriens (S 141-142). Devant ses échecs poétiques, son ami Tom lui conseille d'essayer le roman, mais Amory semble peu motivé :

‘"Trouble I get distracted when I start to write stories -get afraid I'm doing it instead of living- get thinking maybe life is waiting for me in the Japanese gardens at the Ritz or at Atlantic City or on the lower East Side."
"Anyway," he continued, "I haven't the vital urge." (S 197).’

Son désir et son inspiration ne sont pas très intenses. En fin de roman, il conclura négativement sur ce que ses aventures amoureuses ont suscité comme création littéraire chez lui :

‘Isabelle, Clara, Rosalind, Eleanor, were all removed by their very beauty, around which men had swarmed, from the possibility of contributing anything but a sick heart and a page of puzzled words to write (S 238).’

Il n'a même pas été capable de conserver son poste de publicitaire où il aurait pu faire un travail d'écriture plus modeste, certes, mais du moins tangible et rémunérateur (S 171,188). Eleanor, qui, elle aussi, s'essayait à la poésie sous l'inspiration amoureuse, n'a pu produire que quelques vers parsemés d'innombrables points de suspension (S 202-203). Amory juge cette production insatisfaisante, il est vrai qu'elle atteste en effet de l'incapacité de la jeune fille à verbaliser ses pensées de façon élégante et originale. Répondant à un de ses poèmes, il adoptera néanmoins ce même style tout en points de suspension (S 218-220).

Anthony est lui l'écrivain raté par excellence, il se croit capable d'écrire mais ne produit absolument rien. Il envisage "la création théorique d'essais sur les papes de la Renaissance" (BD 13), promet "une histoire du Moyen-Age" à son grand-père, tout en pensant subitement à "une histoire des papes de la Renaissance rédigée d'un point de vue nouveau" (BD 15) et il lance à Gloria qu'il lui écrira une pièce (BD 137). Malgré quelques travaux préparatoires, les résultats sont maigres : "[...] not one line of actual writing existed at present, or seemed likely ever to exist. He did nothing-" (BD 16). Son désir d'écriture et son ardeur à la tâche sont particulièrement limités, il préfère se distraire avec ses amis :

‘Anthony was glad he wasn't going to work on his book. The notion of sitting down and conjuring up, not only words in which to clothe thoughts but thoughts worthy of being clothed-the whole thing was absurdly beyond his desires (BD 17-18).’

Il est évident que dans ces conditions il ne sera jamais écrivain, les italiques de "he" et "his" impliquent toute l'ironie qu'inspire sa soi-disant vocation littéraire. Il est incapable d'être celui qui non seulement utilise les mots qui font sens, mais aussi celui, derrière eux, qui leur impose une signification. Malgré les livres retirés à la bibliothèque grâce à Caramel, il ne réussit pas à commencer à rédiger :

‘That these books were still piled on his desk in the original order of carriage, that they were daily increasing his liabilities by twelve cents, was no mitigation of their testimony. They were cloth and morocco witnesses to the fact of his defection (BD 54).’

Il prépare tout juste une introduction : "a Chestertonian essay on the twelfth century by way of introduction to his proposed book" (BD 189). Gloria finit par saisir que toutes ces prétentions littéraires ne sont qu'illusion et affirme franchement ses doutes quant au travail effectif de son époux :

‘"Work!" she scoffed. "Oh, you sad bird! You bluffer! Work -that means a great arranging of the desk and the lights, a great sharpening of pencils, and 'Gloria, don't sing!' and 'Please keep that damn Tana away from me,' and 'Let me read you my opening sentence,' and 'I won't be through for a long time, Gloria, so don't stay up for me,' and a tremendous consumption of tea or coffee. And that's all. In just about an hour I hear the old pencil stop scratching and look over. You've got out a book and you're 'looking up' something. Then you're reading. Then yawns -then bed and a great tossing about because you're all full of caffeine and can't sleep. Two weeks later the whole performance over again." (BD 211-212).’

Quand la situation financière du couple devient franchement catastrophique, il tente de rédiger six nouvelles sous le pseudonyme de "Gilles de Sade". Elles sont si mauvaises qu'elles lui valent trente et une lettres de refus : "[...] thirty-one rejection slips, headstones for the packages that he would find lying like dead bodies at his door." (BD 303). Ses efforts littéraires s'avèrent très infructueux : "They were six [stories] altogether, six wretched and pitiable efforts to 'write down' by a man who had never before made a consistent effort to write at all." (BD 302-303). Il fait ensuite une dernière tentative, "Anthony resumed his abortive attempts at fiction." (BD 304), et reconnaît finalement que ce n'est pas sa voie. Il n'est même pas capable d'écrire des lettres à son épouse quand il est à l'armée (BD 343). Fitzgerald dira impitoyablement de lui : "[Anthony Patch] is one of those many with the tastes and weaknesses of an artist but with no actual creative inspiration."390. Il avait d'ailleurs prévu comme titre possible pour le roman : The Diary of a Literary Failure 391.

Gatsby, pour sa part, ne fait aucune tentative littéraire, même ses soi-disant études à Oxford s'avèrent n'avoir été qu'un stage de cinq mois offert aux officiers après l'armistice (GG 73,78,135). Quant à sa bibliothèque, elle renferme une multitude d'ouvrages jamais lus dont les pages n'ont même pas été coupées (GG 51-52). Ce ne sont que de petits blocs décoratifs qui rappellent la plaisanterie écrite par Fitzgerald à Zelda : "I wish you read books (you know those things that look like blocks but come apart on one side)"392. Cette bibliothèque nie la force de l'écriture car elle est uniquement décorative, quoique les livres soient néanmoins de véritables ouvrages, au grand étonnement d'Owl-eyes (GG 51-52).

Monroe Stahr n'a pas d'ambitions littéraires personnelles, mais il souhaite utiliser au mieux ses écrivains pour favoriser sa création cinématographique. Malgré les difficultés, ces derniers ont toute confiance en lui : "As a 'free lance' writer Wylie White had failed from lack of caring, but here was Stahr to care, for all of them." (LT 54-55). Les difficultés des écrivains à Hollywood qui se devinent dans Tycoon font évidemment écho aux frustrations ressenties par Fitzgerald quand il y fut employé lui-même393. A propos d'écrivains sur le point d'abandonner Hollywood, Stahr reconnaît les faiblesses de l'industrie cinématographique :

‘"These are good writers [...] and we don't have good writers out here."
"Why, you can hire anyone!" exclaimed his visitor in surprise.
"Oh, we hire them, but when they get out here, they're not good writers -so we have to work with the material we have." (LT 71-72).’

Même Cecilia qui prétend aimer les écrivains déclare : "Writers aren't people exactly. Or, if they're any good, they're a whole lot of people trying so hard to be one person." (LT 19). De concert, Stahr et Brimmer finissent dans leur conversation par tirer à boulets rouges sur cette profession : "When my mind came back into the room, they had destroyed the poor writers -Brimmer had gone so far as to admit they were 'unstable'." (LT 142).

Dick avait lui des dispositions et des ambitions d'écriture scientifique, mais tout comme son ami Abe North, qui ne compose plus de musique, son ardeur va progressivement s'émousser. Abe North a succombé à l'hégémonie du corps ; aux dépens de la création, il est désormais "mauvais musicien" mais "bon nageur" (T 8). Dick abandonne, lui, son traité médical pour se concentrer sur le corps de Nicole en tant que femme et patiente, puis sur le sien propre afin de retrouver un plaisir physique qui lui fait défaut. Au début du roman, il annonce déjà : "'I may even abandon what you call my 'scientific treatise.'" (T 61). Dans le Livre II, son collègue Franz remet en cause ses petites publications de vulgarisation, mais l'excuse car il est américain (T 136-137). Cela signifierait-il qu'en matière d'écriture l'Amérique pourrait absorber plus facilement une certaine superficialité ? Franz ne s'explique pas sur ce sujet, mais il met Dick en garde :

‘"Soon you will be writing little books called 'Deep Thoughts for the Layman,' so simplified that they are positively guaranteed not to cause thinking." (T 137).’

Encore motivé, Dick imagine un titre ronflant pour son traité, "This title would look monumental in German." et, en effet, la traduction placée en note est impressionnante, voire presque ridicule (T 145). Il a par ailleurs avoué à Nicole son besoin impératif d'écrire : "[...] it's a confession of weakness for a scientist not to write." (T 160). Cependant, perturbé par son mode de vie luxueux, il étale ses documents sur son bureau de la Villa Diana, prévoit un développement plus fouillé de son premier petit livre, A Psychology for Psychiatrists, mais ne réussit pas à lancer son écriture (T 164-165). Les doutes s'intensifient et le traité s'enlise. A la fin du roman, alors que sa déchéance signifie l'oubli complet de ses ambitions d'écriture, c'est Nicole qui, sans doute sur un sentiment de culpabilité, lui suggère d'utiliser sa propre histoire pour son livre :

‘"Why not add the new classification to your book?"
"I have thought of it- 'Furthermore and beyond the psychoses and the neuroses-'" (T 299).’

Tender s'achève sur un Dick qui, semble-t-il, s'illusionne encore sur ses capacités, mais qui n'a toujours rien produit et pour qui l'écriture demeure un éternel mélange de documents en cours de rédaction : "[...] he [...] always had a big stack of papers on his desk that were known to be an important treatise on some medical subject, almost in process of completion." (T 312). Ce traité demeurera certainement toujours un désir inassouvi.

Somme toute, de nombreux personnages fitzgeraldiens, et particulièrement les héros, préfigurent la faillite du pouvoir créateur tant redouté par Fitzgerald pour lui-même394. Plongeant dans la facilité ou l'inactivité, aucun ne mène à bien un projet d'écriture de qualité. Souvent le désir d'écrire est là, ainsi qu'une sensation de communication avec des instances supérieures, qui pourraient incarner l'inspiration, mais rien ne se concrétise jamais. L'écrivain frustré ressent une éternelle sensation de découverte et de perte, "a rhythm of finding and losing, finding and losing" (T 166), et les tourments physiques semblent alors dominer le désir d'écrire. Le corps affirme sa suprématie à travers sa fragilité. En fait, il demeure irrémédiablement marqué par la lettre qui incarne le désir inconscient395, cette lettre qui fixe et annule la jouissance tout à la fois396. Au début de The Beautiful, Anthony est plein d'espoir :

‘His soul thrilled to remote harmonies; he heard the strum of far guitars and waters lapping on a warm Mediterranean shore - for he was young now as he would never be again, and more triumphant than death (BD 126).’

Cependant cette impression de communion avec l'univers ne produira rien de constructif, comme dans le cas de Nick qui, lui aussi, ressent une certaine émulation et l'imminence d'une révélation, mais ne sait pas la verbaliser :

‘Through all he said, even through his appalling sentimentality, I was reminded of something - an elusive rhythm, a fragment of lost words, that I had heard somewhere a long time ago. For a moment a phrase tried to take shape in my mouth and my lips parted like a dumb man's, as though there was more struggling upon them than a wisp of startled air. But they made no sound, and what I had almost remembered was uncommunicable forever (GG 118).’

Dans les confrontations de personnages se devine aisément l'importance du corps. Gatsby, avec sa lettre détrempée et son argent d'origine douteuse, ne fait pas le poids face à un Tom musculaire muni d'un collier de perles concret et d'une fortune héritée et bien palpable. Ce que Gatsby qualifie de "juste personnel" (GG 158), c'est la force du corps et, apparemment, elle est supérieure à celle du discours. D'ailleurs, lors de leur première rencontre à New York, Gatsby disparaît physiquement, littéralement annulé par la présence de Tom : "I turned toward Mr Gatsby, but he was no longer there." (GG 80). De la même manière, la culture et les connaissances scientifiques de Dick s'effondrent face à la puissance de Tommy le guerrier. Confrontés à des femmes essentiellement corporelles et sans ambitions spirituelles, les héros voient leurs capacités et espoirs de création s'effondrer. Les personnages corporels réussissent à faire place nette sur leur passage, balayant ceux qui s'attachent aux mots et brisant leurs espoirs de création. Cependant l'équilibre est instable et jamais définitif car le corps porte lui aussi ses blessures, même si elles ne sont pas toujours visibles à l'oeil nu. Derrière un corps superbe, comme celui de Nicole par exemple, se cache une blessure psychologique éminemment destructrice. La beauté corporelle dissimule souvent le dysfonctionnement mental. Parfois les corps ne sont plus que des marionnettes entre les mains des médecins, comme le suggère l'évocation de la ville de Zurich, patrie du jouet (T 117). Même le corps du puissant Tommy est vulnérable397. La fragmentation menace le corps ; sa suprématie n'était peut-être qu'une illusion. D'ailleurs l'auteur ne mènera jamais à bien son projet de roman ayant pour héros un personnage puissant physiquement : Philippe "Count of Darkness"398. Manifestement marqué par la lettre, le corps ne fait que traduire la puissance destructrice du manque.

Notes
370.

- Supra voir le portrait de la garÿonne brossé par Fitzgerald, Première Partie, Chapitre II, pp. 57-95.

371.

- Arthur Mizener, The Far Side of Paradise (New York, Avon Books, 1974), p. 133.

372.

- Supra Deuxième Partie, Chapitre I, pp. 228-229.

373.

- Martine Chard-Hutchinson et Christine Raguet-Bouvart, "L'évolution de la problématique de la corporéité dans The Great Gatsby et Tender is the Night", op. cit., p. 84.

374.

- Ibid..

375.

- Ibid., pp. 84-85.

376.

- Cf. la scène d'amour dans Tycoon (LT 105), voir supra Première Partie, Chapitre II, p. 76.

377.

- Dans une lettre du 13 août 1936 à Bennett Cerf, Fitzgerald dit regretter ce passage : "There is not more than one complete sentence that I want to eliminate, one that has offended many people and that I admit is out of Dick's character: 'I never did go in for making love to dry loins.' It is a strong line but definitely offensive.", Geneviève et Michel Fabre, Tender Is the Night de F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 164.

378.

- Supra voir la violence de Tom, Première Partie, Chapitre I, p. 37

379.

- Georges M. Sarotte, Comme un frère, comme un amant, op. cit., p. 229. "Fitzgerald also imagined himself a great football player and strongly identified with the heroes of the Princeton team. In a draft of his first novel, Fitzgerald said that seeing the Princeton end Sam White block a Harvard field goal and run ninety-five yards for a winning touchdown decided him for Princeton in 1911. This glorious image was reinforced four years later, while Fitzgerald was an undergraduate, when he saw the romantic Buzz Law kicking from behind his goal line with a bloody bandage round his head.", Jeffrey Meyers, op. cit., p. 21.

380.

- Jeffrey Meyers, ibid., pp. 12-13.

381.

- Ibid., p. 13.

382.

- Supra Première Partie, Chapitre II, p. 98, note 56.

383.

- En novembre 1915, il préféra baptiser "tuberculose" la crise de paludisme qui l'obligea à quitter momentanément Princeton. Son père ayant succombé à cette maladie, il la redoutait et prenait les précautions les plus absurdes pour protéger son entourage de la contagion, persuadé qu'il était de l'avoir contractée. Il s'avérera, d'ailleurs, qu'effectivement ses poumons étaient fragilisés, mais ce sera finalement une crise cardiaque qui causera sa mort, Jeffrey Meyers, op. cit., pp. 31, 53, 251, 254, 261, 286, 305, 332-333.

384.

- Ibid., p. 258.

385.

- "Conditionally admitted to the Class of 1917, he immediately wired his mother for football pads and shoes. Weighing only 138 pounds, he tried out for the freshman team and cut from the squad on the first day.", ibid., p. 21. Il exprimera sa déception dans The Crack-Up (CU 40). Enfant, déjà, il s'était vu interdire le patinage en raison de ses chevilles trop fragiles, Matthew J.Bruccoli, Some Sort of Epic Grandeur: The Life of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 28.

386.

- Dans ses lettres, Fitzgerald a reconnu le flou qui existe quant au personnage de Gatsby. Le 20 décembre 1924, il écrit à Maxwell Perkins : "Strange to say, my notion of Gatsby's vagueness was OK. What you and Louise and Mr Charles Scribner found wanting was that: I myself didn't know what Gatsby looked like or was engaged in and you felt it.". Plus tard, il reprend ce thème : "Anyhow after careful searching of the files (of a man's mind here) for the Fuller Magee case and after having had Zelda draw pictures until her fingers ache I know Gatsby better than I know my own child.". A John Peale Bishop, il confiera, le 9 août 1925 : "Also you are right about Gatsby being blurred and patchy. I never at any one time saw him clear myself -for he started as one man I knew and then changed into myself- the amalgam was never complete in my mind.", The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 191-192, 378. Edith Wharton dénonÿa cet aspect de Gatsby comme l'unique défaut du roman : "My present quarrel with you is only this: that to make Gatsby really Great, you ought to have given us his early career [...] instead of a short résumé of it. That would have situated him, & made his final tragedy a tragedy instead of a 'fait divers' for the morning papers.", lettre du 8 juin 1925 in Bernard Poli et André Le Vot, The Great Gatsby de F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 211.

387.

- André Le Vot, L'Univers imaginaire de Francis Scott Fitzgerald, op. cit., p. 181.

388.

- Supra Deuxième Partie, Chapitre II, pp. 256-257.

389.

- Henry Dan Piper, F.Scott Fitzgerald: A Critical Portrait, op. cit., p. 82.

390.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 163.

391.

- Henry Dan Piper, op. cit..

392.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 133.

393.

- Pour les difficultés de Fitzgerald en tant qu'écrivain à Hollywood, voir Aaron Latham, Crazy Sundays: F.Scott Fitzgerald in Hollywood (New York, Pocket Books, 1975), passim.

394.

- En 1939, à New York, sur l'insistance de Sheilah Graham, Fitzgerald rencontra le Docteur Hoffmann : "Beyond the physical problem, Dr Hoffmann said Scott believed himself finished as a writer. 'I don't have it any more. It's gone, vanished,' he told the psychiatrist.", Robert Westbrook, Intimate Lies: F.Scott Fitzgerald and Sheilah Graham. Her Son's Story (New York, Harper Collins, 1995), pp. 311-312.

395.

- "Un seul et même texte, ou mieux une seule et même lettre, tout à la fois constitue et représente le désir inconscient [...]", Serge Leclaire, Psychanalyser (Paris, Editions du Seuil, 1968), p. 57.

396.

- "[...] le trait de la lettre se dessine 'originairement' comme une barre qui fixe et annule la jouissance [...]", ibid., p. 122.

397.

- Supra Deuxième Partie, Chapitre II, p. 265.

398.

- A propos de Philippe, André Le Vot remarque que Fitzgerald ne parvient pas à faire vivre un héros qui réussit dans la vie et marque de son influence le cours de l'histoire, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 385. Matthew J.Bruccoli précise, lui, que le personnage de Philippe était basé discrètement sur Hemingway. Il s'agissait d'un héros d'une grande résistance physique qui serait suivi depuis sa jeunesse jusqu'à un âge avancé et se comporterait toujours en véritable héros moyenâgeux, op. cit., p. 455.