III La manie des listes

Dans son ouvrage Trois heures du matin. Scott Fitzgerald, R.Grenier a intitulé un chapitre "Les listes"399. Il y rappelle la manie de l'auteur pour les listes et cite quelques exemples originaux : listes de maladies, de mots d'argot nouveaux, de femmes qui lui avaient plu, de voyages agréables ou non, "'de commandants de cavalerie, de joueurs de football, de villes, d'airs populaires, de cruches, d'époques heureuses, de dadas, des maisons qu['il] avait habitées, et de toutes [ses] paires de souliers'". Cette manie se retrouve dans son écriture romanesque et caractérise également certains de ses personnages. Elle est si récurrente et frénétique qu'elle constitue peut-être une parade au malaise du corps. En outre, elle est liée à une obsession de l'accumulation et de la collection qui était aussi caractéristique d'un auteur assez conservateur malgré sa vie de nomade400.

Chez Fitzgerald, les étudiants et les jeunes gens semblent affectionner particulièrement les listes. Gatsby avait, dans sa jeunesse, dressé sur un vieux livre une liste de bonnes résolutions et de comportements à observer et à éviter (GG 180). Dans son texte, Fitzgerald reproduit exactement ce fameux "EMPLOI DU TEMPS" du 12 septembre 1906, respectant une disposition en colonnes et des horaires en chiffres. Dans Paradise, il nous donne en un schéma comportant deux colonnes de cinq rubriques les différences entre "The Slicker" et "The Big Man" (S 40). Cette double liste semble sortir directement du cahier d'un Amory encore indécis sur la catégorie à choisir. Plus tard, découragé, le héros essaiera de résumer son parcours en une liste de six points entrecoupés de quelques remarques de l'auteur (S 95). Tom, l'ami d'Amory, a lui rédigé un poème qui, mis à part les six derniers vers, n'est qu'une longue liste d'écrivains américains, chaque prénom suivi du nom constituant un vers (S 198-199). En fait, Paradise pourrait être perçu comme une longue liste d'auteurs et d'oeuvres. En effet, selon Dorothy Ballweg Good, dans un article intitulé "'A Romance and a Reading List': The Literary References in This Side of Paradise"401, le roman cite soixante-quatre titres et quatre-vingt dix-huit auteurs. Ceci n'est pas sans rappeler les listes de lecture établies par l'auteur pour l'éducation de Sheilah Graham, travail évoqué par cette dernière dans l'ouvrage College of One 402.

Les jeunes gens ne sont pas les seuls à établir des listes. Stahr passe en revue les films qui sont en projet et, après réflexion, il en élimine quatre qui étaient tangents : "borderline pictures" (LT 114). Ensuite, il en replace un qui avait été abandonné : "And he put back on his list, a difficult picture that he had tossed to the wolves, to Brady and Marcus and the rest, to get his way on something else." (LT 114). Pour résoudre leurs problèmes de logement, mais plutôt, en réalité, leurs incertitudes sur la vie, Anthony et Gloria aimeraient que leurs amis leur fournissent une liste de locations possibles (BD 171). Face à la naïveté de Gloria, Caramel s'écrie avec ironie : "'Unfortunately, I've mislaid my list of little gray houses with swamp maples around them -but I'll try to find it.'" (BD 172). Lors de son premier jour à Wall Street, Anthony a droit à un exposé sur les perspectives de carrière. Deux cas se distinguent, les plus chanceux sont bien sûr ceux qui intéressent le héros :

‘"How about the man who gets it there at thirty?" inquired Anthony politely.
"Why, he gets up here, you see." He pointed to a list of assistant vice-presidents upon the folder (BD 228-229). ’

Dans Tender, Dick a choisi un titre pour son traité qui équivaut à une véritable liste, et ceci d'autant plus quand il est traduit en allemand (T 145). Dans Gatsby, malgré son inquiétude à propos du héros, et peut-être pour la tromper, Nick essaie de travailler le lendemain de l'accident : "I tried to list the quotations on an interminable amount of stock, then I fell asleep in my swivel-chair." (GG 161). Ce travail de liste l'a peut-être un peu ennuyé, mais il lui a aussi apporté le repos.

Les activités des personnages de Fitzgerald sont souvent rythmées par des listes. Nicole semble les utiliser particulièrement souvent ; elle est décrite pour la première fois dans le roman en train de faire une liste à partir d'un livre posé sur le sable (T 4). Elle adore faire des courses et cette frénésie d'achats est décrite en plusieurs occasions ; elle est d'ailleurs souvent en compagnie de Rosemary qu'elle semble initier à ce genre d'activité. La jeune fille commence par l'observer de loin en train de sortir d'une boutique les bras chargés de coussins (T 13). Plus tard, Nicole repart à la charge: "Nicole bought from a great list that ran two pages, and bought the things in the windows besides." (T 54), suit alors l'énumération sans fin de ses nouvelles acquisitions. Plus loin, fatiguée de la dissipation d'Abe, elle sort et retrouve Rosemary pour une deuxième série de courses dont les divers éléments sont à nouveau énumérés en détails (T 97). Bien que Dick ne soit pas lui un adepte des courses, la rue offre à ses yeux une liste variée de magasins et de produits :

‘"1000 chemises" [...] "Papeterie," "Pâtisserie," "Solde," "Réclame" -and Constance Talmadge in "Déjeuner de Soleil," and farther away there were more sombre announcements: "Vêtements Ecclésiastiques," "Déclarations de Décès" and "Pompes Funèbres." (T 91).’

Ce catalogue d'établissements résume "La vie et la mort." (T 91), petite phrase laconique de l'auteur qui clôt l'énumération dans une certaine dérision. Nicole fait aussi des listes de voyage très élaborées : elle a imaginé "the 'light trip list'" et "the 'heavy trip list'" (T 256). En illustration de cette technique de voyageurs aguerris, l'auteur cite tout le matériel déchargé du train pour le séjour des Diver à Boyen. Cette abondance de bagages est sans doute une évocation des nombreux voyages des Fitzgerald :

‘[...] four wardrobe trunks, a shoe trunk, three hat trunks, and two hat boxes, a chest of servants' trunks, a portable filing-cabinet, a medecine case, a spirit lamp container, a picnic set, four tennis rackets in presses and cases, a phonograph, a typewriter. Distributed among the spaces reserved for family and entourage were two dozen supplementary grips, satchels and packages, each one numbered, down to the tag on the cane case (T 255-256).’

Myrtle est elle aussi une adepte des listes. Lors de la petite soirée à New York, elle s'exclame :

‘"I'm going to make a list of all the things I've got to get. A massage and a wave, and a collar for the dog, and one of those cute little ash-trays where you touch a spring, and a wreath with a black silk bow for mother's grave that'll last all summer. I got to write down a list so I won't forget all the things I got to do." (GG 42-43).’

Elle s'accroche frénétiquement à ces éléments disparates comme s'ils consacraient sa nouvelle position sociale et incarnaient tout ce qu'elle veut représenter.

Mis à part les objets, les romans de Fitzgerald regorgent de listes de personnes établies par l'intermédiaire des personnages ou simplement par l'auteur lui-même dans ses descriptions. Dans The Beautiful, les rues du dimanche soir sont bondées de monde, individus anonymes énumérés selon leur profession : "[...] book-keepers, ticket-sellers, office managers, salesmen, and, most of all, clerks -clerks of the express, of the mail, of the grocery, of the brokerage, of the bank." (BD 69). Maury Noble a, lui, établi deux listes de personnes qu'il a confiées à sa téléphoniste : "She had a list of half a dozen people to whom he was never at home, and of the same number to whom he was always at home." (BD 44). Dans Tycoon, lorsque Stahr rejoint son domicile à la nuit tombée, il trouve dans sa bibliothèque une liste de noms de personnes l'ayant appelé en son absence (LT 114). Ces noms propres sont placés une fois encore en une colonne parfaite qui tranche avec le reste du texte et qui se termine par "etc", suggérant une liste plus longue en réalité. Dans Tender, submergé par le poids de son ascendance, Franz énumère pour Dick la liste de ses aïeux qui semblent veiller sur lui, mais aussi l'observer sans indulgence, du fond de leur sépulcre ou du haut de leur statue commémorative (T 131). Dans Paradise, Amory erre dans les rues à la recherche d'une adresse, son cerveau embrumé mêlant le nom de ses anciennes amours, les numéros de rue qui défilent et les calculs relatifs à sa situation financière (S 235).

Dans sa biographie, J.Meyers remarque :

‘Fitzgerald's Ledger and Notebooks reveal that he was a habitual maker of lists, and the catalogue of the names of people who came to Gatsby's West Egg mansion in the summer of 1922, which opens Chapter IV and is one of the wittiest sections of the novel, is the greatest list he ever made403. ’

Cette longue liste dressée par Nick (GG 67-68) est un chef-d'oeuvre d'ironie et de jeux de mots sur les noms propres des invités de Gatsby. Le même procédé est repris dans Tender, mais de façon plus modeste (T 16). Cette fois Dick et ses amis étudient dans le New York Herald la liste des clients de l'"Hotel Palace" à Vevey. Les patronymes sont de nouveau très savoureux et suscitent rires et commérages. Cette activité semble leur être familière puisque Nicole fait la remarque suivante : "'We found some fine ones in the news of Americans last week,' [...]" ; elle se remémore alors les noms les plus amusants qu'ils avaient repérés (T 16-17). Lors de ces jeux sur la nomination, Fitzgerald jongle avec le Nom-du-père. Nicole est particulièrement intéressée par ces jeux car ces listes nominatives évoquent la loi de filiation et de parenté, et c'est précisément en ce point que réside son problème principal. De toute évidence, l'auteur s'attache là à la question du système symbolique.

Les noces donnent lieu également à l'arrivée de nombreux invités. Dans Gatsby, cent personnes réparties dans quatre wagons spéciaux arrivèrent avec Tom pour son mariage (GG 82), mais cette fois les noms ne sont pas détaillés. Pour le mariage de Gloria et Anthony, le sous-chapitre "The Ushers" présente les amis du marié ; apparaissent : "The First Young Man", "The Second Young Man", "The Third Young Man", "The Fourth Young Man", "The Fifth Young Man" et "The Sixth Young Man" (BD 151-154). Sont également cités : Maury, Dick, Otis et Cable. Tous les prénoms et appellations sont placés les uns au-dessous des autres car le sous-chapitre est rédigé sous forme dramatique, les noms des locuteurs précédant leurs paroles. L'introduction explique qu'il y a six jeunes hommes dans la bibliothèque d'Adam Patch (BD 151). Par déduction, il semblerait qu'en fait Dick soit "The First Young Man", Otis "The Second Young Man", Maury "The Third Young Man" et Cable "The Sixth Young Man". En effet, dès que le prénom de chacun apparaît, progressivement les appellations anonymes correspondantes disparaissent et le passage se termine avec l'utilisation des quatre prénoms mentionnés et des deux appellations anonymes restantes : "The Fourth Young Man" et "The Sixth Young Man". Deux hommes restent donc sans nom, de plus, les quatre autres ne sont désignés que par leur prénom. Ainsi, au moment du mariage de Gloria et d'Anthony, jour transitoire où la jeune femme va changer de nom, les témoins semblent, eux, avoir perdu ce qui les rattache à leurs origines. Une fois encore, Fitzgerald semble poser le problème du système symbolique.

Les romans de Fitzgerald contiennent également de nombreuses listes d'amis et de relations amoureuses. Paradise pourrait être perçu comme la liste des aventures amoureuses successives d'Amory. Dans The Beautiful, Gloria accumule les flirts : "[...] and everywhere she went, boys, boys, boys." (BD 79). Anthony lui dira d'ailleurs: "'What a career! I suppose I ought to be furious because you've kissed so many men.'" (BD 181). Cependant, à la veille de ses noces, la jeune femme consulte son journal intime avec mélancolie et décide de mettre fin à sa frivolité : "[...] the eyes of many men seemed to look out at her from their half-obliterated names." (BD 144). Défilent alors noms et souvenirs, puis l'auteur conclut :

‘What a list!
...And, after all, an obsolete list (BD 145).’

Tournant les pages, elle revoit la suite de dates et d'événements du mois d'avril (BD 145-146), puis atteint la date du 24 où elle affirmait avoir décidé d'épouser Anthony. Elle avait alors énuméré en quatre points numérotés entre parenthèses et inscrits les uns au-dessous des autres les quatre sortes d'époux qui existent selon elle (BD 146-147). Elle termine sur la dernière date du 8 juin et passe alors en revue avec nostalgie les 8 juin 1912, 1910 et 1907 (BD 147-148) avant d'inscrire "FINIS" en lettres capitales imposantes à la fin du journal et de le ranger définitivement (BD 148).

Dans Tycoon, très fidèle au souvenir de sa femme, Stahr déclare : "'Pictures are my girl.'" (LT 86) ; il accumule donc les productions cinématographiques et non les conquêtes féminines. Dick lui aussi est un mari fidèle, du moins jusqu'à sa déchéance, il comptabilise plutôt de nombreux amis et êtres fragiles attirés par sa personnalité :

‘Rosemary was one of a dozen people he had "worked over" in the past years: these had included a French circus clown, Abe and Mary North, a pair of dancers, a writer, a painter, a comedienne from the Grand Guignol, a half-crazy pederast from the Russian Ballet, a promising tenor they had staked to a year in Milan (T 86-87).’

Adorant recevoir, il prévoit sans cesse des listes d'invités. Au début du roman, il avertit Nicole avec son porte-voix qu'il a invité Mrs Abrams, "les deux jeunes gens", mais aussi quelques autres personnes (T 25). A Rome, Rosemary avouera avec aplomb à Dick qu'elle a eu six cent quarante amants, mais ne les passera pas tous en revue comme Gloria (T 211). Avec les inconnues qu'il repère au hasard de ses déplacements404, Dick se constitue une liste fantasmatique de femmes à conquérir. Il devient une sorte de Don Juan potentiel avec son catalogue des "Mille e tre"405. Pour avoir l'impression de conquérir "la Femme" et de résoudre alors ses problèmes matrimoniaux, il lui faudrait toutes les posséder. Cependant, à l'inverse de Don Juan, son fantasme ne prendra forme qu'une seule fois, avec Rosemary. Ce besoin de tout avoir de façon exhaustive indique un désir de loi et d'ordre taxinomique qui ferait barrage au désordre et au chaos où sont plongés les personnages. Cette obsession serait une manière de s'illusionner sur les possibilités de contrecarrer Thanatos.

Ainsi, de nombreux personnages semblent se raccrocher continuellement et désespérément à des listes de personnes, de lieux ou d'objets selon la manie bien particulière de l'auteur, qui introduit de la sorte de multiples énumérations dans son écriture romanesque. Ce comportement obsessionnel est d'ailleurs franchement exposé par Amory auprès de Darcy :

‘"Why do I make lists?" Amory asked him one night. "Lists of all sorts of things?"
"Because you're a mediaevalist," Monsignor answered. "We both are. It's the passion for classifying and finding a type." (S 100).’

Il est intéressant de rappeler qu'Anthony aussi est attiré par le médiéval, du moins au début du roman (BD 15) et, qu'en tant que médecin, Dick aime disséquer et classifier pour mieux comprendre (T 116,246). Cependant, cette manie des listes a certainement une signification plus profonde qu'il reste à élucider.

Cette obsession des listes va souvent de pair, comme le suggérait le cas de Nicole et sa frénésie d'achats, avec un besoin d'acquisition et d'accumulation. Argent, objets et personnes accumulés deviennent alors un rempart contre une certaine angoisse. L'accumulation est de première importance comme le laisse supposer une certaine tradition de Princeton. Lors des représentations de "Ha-Ha Hortense!", une demi-douzaine de vagabonds est invitée et joue le rôle d'étudiants de Yale afin de s'assurer un avenir brillant, "[...] amassing fortunes or votes or coupons or whatever they choose to amass." (S 58-59). Il leur suffit de sortir à une certaine réplique selon les superstitions en vigueur à Yale. Dans Tender, l'installation des Diver à la plage atteste de l'incontrôlable manie des courses de Nicole :

‘[...] four large parasols that made a canopy of shade, a portable bath house for dressing, a pneumatic rubber horse, new things that Rosemary had never seen, from the first burst of luxury manufacturing after the War, and probably in the hands of the first purchasers (T 17).’

A la fin du roman, tout un nouveau matériel supplémentaire surgira encore sur la plage (T 278). Apparemment, le monde économique et commercial est aux pieds d'une Nicole qui achète maladivement tout ce qu'elle trouve sur son passage. Fitzgerald dresse alors la longue liste de toute l'activité économique nécessaire pour satisfaire les besoins de la jeune femme (T 54). Dans The Beautiful, sont énumérés quelques uns des nombreux cadeaux de mariage reçus par le jeune couple Patch (BD 142-143). Fitzgerald décrit une classe sociale riche qui accumule argent et objets avec vigueur. Le grand-père Patch regorge d'argent, il garde jalousement les soixante quinze millions de dollars qu'il a amassés (BD 4). Tom Buchanan, dont la famille est "énormément riche", dépense une partie de sa fortune pour son écurie (GG 12). Gatsby consacre son argent à la création d'un lieu éblouissant, une vraie corne d'abondance censée attirer Daisy. Il prétend avoir dans sa jeunesse collectionné des pierres précieuses, notamment des rubis (GG 71-72). Il a aussi gardé toutes les coupures de journaux concernant Daisy pendant leurs années de séparation (GG 100). Gatsby, Nick et Caramel entassent inutilement sur leurs rayons des quantités de livres qu'ils ne liront jamais (GG 51-52,10, BD 422). Gatsby n'ouvrira même pas les siens ; quant à Nick qui lançait au début du roman "There was so much to read [...] I bought a dozen volumes [...]. And I had the high intention of reading many other books besides." (GG 10), il repartira dans l'Ouest sans avoir concrétisé ses bonnes intentions. La bibliothèque d'Anthony remplit un pan de mur complet, mais son activité littéraire est, nous l'avons vu, plus que réduite. En revanche, depuis son enfance il a une passion pour sa collection de timbres. Très tôt, elle était déjà assez complète : "[...] enormous, as nearly exhaustive as a boy's could be-" (BD 7). Elle constituait un bon apprentissage pour un futur héritier censé accumuler argent et biens. Elle le suivra partout (BD 7,281), symbole de son plaisir d'accumulation, jusqu'à sa crise de nerfs finale où, dans sa folie, il la dispersera en une pluie multicolore (BD 446-447). McKee collectionne lui les photographies qu'il a prises de sa femme depuis leur mariage, cent vingt-sept à ce jour précise-t-elle à Nick (GG 36).

L'auteur joue lui-même sur les énumérations afin de suggérer une frénésie d'accumulation : énumérations d'écoles (S 29), de clubs universitaires (S 47-48), de soldats morts et enterrés dans le nord de la France (T 58), de boissons dénommées "the humbler poisons of France" (T 94), du contenu fantastique d'un serveur qui aurait été scié en deux (T 31), de matériel militaire (T 57) ou de riches familles de Chicago (T 126).

Il devient maintenant évident que cette stratégie obsessionnelle vise à obstruer une béance grâce à une accumulation d'objets ou de personnes : Dick élargit inlassablement le cercle de ses amis, Nicole achète frénétiquement et Gatsby accumule les richesses jusqu'à l'absurde. Leur tendance irrépressible à la taxinomie proclame un besoin de tout dire. S'appuyer sur les signifiants de ces innombrables listes observées précédemment permet alors de vivre et de "ne pas céder sur son désir"406. Seuls les signifiants peuvent constituer les réponses du réel. Le fantasme sera alors l'habillage du manque qu'éprouve le corps. Gloria déclare avec clairvoyance : "'There's no beauty without poignancy and there's no poignancy without the feeling that it's going, men, names, books, houses -bound for dust- mortal-'" (BD 167). L'accumulation rassure, mais elle conduit malgré tout à la mort. Dick se sent d'ailleurs englouti tel un "gigolo" (T 201) par cette profusion que lui procure son mariage avec une fille Warren : "[...] he was constantly inundated by a trickling of goods and money." (T 170). Dans The Beautiful, Anthony a accumulé une garde-robe impressionnante : "He became an exquisite dandy, amassed a rather pathetic collection of silk pajamas, brocaded dressing-gowns, and neckties too flamboyant to wear [...]" (BD 8). Cette manie est décuplée dans le cas de Gatsby et rappelle la boutique de Tender "1000 chemises" (T 91) :

‘He took out a pile of shirts and began throwing them, one by one, before us, shirts of sheer linen and thick silk and fine flannel, which lost their folds as they fell and covered the table in many coloured disarray. While we admired he brought more and the soft rich heap mounted higher - shirts with stripes and scrolls and plaids in coral and apple-green and lavender and faint orange, with monograms of indian blue (GG 99).’

Cette accumulation de chemises constitue un signifiant chargé de masquer la béance ressentie par Gatsby, de même que la lumière verte ou l'image qu'il a de son amour pour Daisy. La jouissance peut être rattachée au signifiant hors du sens et Gatsby s'illusionnera sur le voile qu'il a cru jeter sur sa fêlure originelle tant que Daisy restera un signifiant, une lumière verte, échappant ainsi à tout ce qui est "personnel" (GG 158). Mais lorque Daisy s'avère être faite de chair et de sang, lorsqu'elle cesse d'être uniquement un signifiant, l'illusion s'écroule. Déjà lors de leurs retrouvailles, la lumière verte avait perdu son rôle de signifiant, "His count of enchanted objects had diminished by one." (GG 100) ; le tour de Daisy n'allait donc pas tarder. Très vite, les richesses qu'il a accumulées ne seront plus que des biens mal acquis qui émeuvent une Daisy que ne touchent que le corporel et le concret (GG 99). Les signifiants viennent avec l'angoisse, ils ont partie liée avec elle. Le fantasme ne fonctionnera qu'avec des points de butée qui le fixent et le retiennent au sol, il nécessite une "fixion" permettant la fiction. Cependant, lorsque ces points d'attache s'élargissent et se transforment en une correspondance parfaite avec la réalité, le fantasme est détruit.

Toutes ces listes établies par les personnages ou ces énumérations faites par l'auteur seraient donc une façon d'ordonner le monde, de se l'approprier et d'éclipser l'angoisse de la chair. Elles seraient un moyen d'obstruer la béance de la Chose. Si l'écriture suppose un manque qui est transformé positivement par le texte, l'auteur tente donc, à l'instar de ses personnages, de voiler une douleur du corps en ayant recours à l'écriture. Il répète alors ce manque avec les graphèmes de l'écriture et tente inconsciemment de "démasquer le réel"407. C'est dans cet instant orgastique recherché par Gatsby (GG 188) que l'écrivain pourra rencontrer cette lettre "constitutive de l'ordre inconscient"408. Ces listes indiquent la multiplicité et la discontinuité auxquelles se heurte l'être ; elles traduisent "tout autre chose que l'Un de la fusion universelle", comme la liste de femmes qu'évoque Lacan pour expliquer qu'"il n'y a pas La femme"409. Le corps, qui semblait affirmer sa suprématie au premier abord, est en fait pleinement assujetti à la lettre car c'est elle qui le marque de telle sorte qu'il devienne érogène en fixant la syncope d'une différence. Elle est ce stigmate de plaisir qui permet l'affleurement de la jouissance410.

Notes
399.

- Roger Grenier, Trois heures du matin. Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 179-180. Sheilah Graham remarque également : "Plans and lists were the spine of his life.", viennent ensuite de nombreux exemples, College of One (Harmondsworth, Penguin, 1969), pp. 63-67. Dans The Crack-Up, Fitzgerald décrit lui-même sa frénésie de listes lors de son effondrement (CU 41).

400.

- Dans un article, Zelda a décrit avec humour tous les objets inutiles que le couple Fitzgerald transportait lors de ses voyages, Zelda Fitzgerald, "Auction Model 1934", The Collected Writings (London, éd. par Matthew J.Bruccoli, Little Brown and Co, 1992), pp. 433-438.

401.

- In Andrew Hook, "Cases for Reconsideration: Fitzgerald's This Side of Paradise and The Beautiful and Damned", Scott Fitzgerald: The Promises of Life, op. cit., p. 27.

402.

- Sheilah Graham, op. cit., passim.

403.

- Jeffrey Meyers, op. cit., pp. 126-127. Matthew J.Bruccoli a également fait le même type de remarque, op. cit., p. 258.

404.

- Supra Deuxième Partie, Chapitre II, p. 289.

405.

- Wolfgang Amadeus Mozart, Don Giovanni (Livret de Da Ponte, 1787), Acte I, scène 2.

406.

- Voir Nestor Braunstein, op. cit., p. 311.

407.

- Tout comme le psychanalyste, mais de manière plus intuitive et inconsciente, l'écrivain tente de "démasquer le réel". En effet, "[...] le fait de 'démasquer le réel', c'est-à-dire de réaliser par l'interprétation la mise en évidence du manque dans l'ordre littéral, constitue le modèle de la chose interdite [...]", Serge Leclaire, Démasquer le réel (Paris, Editions du Seuil, 1971, Collection Points, 1983), p. 26.

408.

- Serge Leclaire, Psychanalyser, op. cit., p. 130. Leclaire remarque : "A qui interrogerait naïvement pour savoir où et comment peut se rencontrer, sans risque d'erreur, la lettre dans sa mi-prise, je répondrais volontiers que c'est précisément dans l'expérience orgastique, tant il me paraît vrai qu'elle, et qu'elle seule, fait apparaître, sans autre médiation, le fait littéral, Démasquer le réel, op. cit., p. 68.

409.

- Jacques Lacan, op. cit., pp. 15, 68.

410.

- Cf. Serge Leclaire, Psychanalyser, op. cit., pp. 68, 74, 94.