Chapitre deux. Déséquilibres

I Introduction

Fitzgerald, la vocation de l'échec 467, tel est le titre d'un des nombreux ouvrages consacrés à l'auteur. Nous avons en effet remarqué jusqu'à présent que sa création romanesque est fondée sur une crise sociale et individuelle et que ses héros se trouvent toujours condamnés à l'échec quel que soit leur dynamisme premier. Vacillant constamment entre un orgueil démesuré et un manque d'assurance profond468, Fitzgerald est nécessairement l'écrivain du déséquilibre, un peu à l'image de son héros de nouvelles, Pat Hobby469, qui incarne l'artiste raté. Cependant, l'oeuvre de Fitzgerald émerge comme bien plus qu'une simple littérature de l'échec puisqu'elle sait évoquer ce qui fonde et agite l'être humain en dehors de toute époque ou situation particulière; elle dit son éternelle division et son aspiration désespérée à la fusion dans l'Un. Bien que l'auteur ait affirmé : "I talk with the authority of failure-"470, son oeuvre va indéniablement au-delà d'une simple évocation et analyse de l'échec. Elle affirme la force d'une création jaillie du déséquilibre, elle s'interroge inlassablement sur les zones d'ombre que l'auteur pressent au sein du psychisme de l'individu et sur ce qui suscite l'écriture.

Derrière le monde apparemment étincelant, magique et insouciant de l'Entre-deux-guerres, Fitzgerald nous dévoile tout un univers en déséquilibre permanent, aux teintes crues et maussades. Au coeur de ce désordre, certains personnages tentent de maintenir le cap et de ne pas se laisser désarçonner, mais le combat est féroce et ils ne sont jamais victorieux car, malgré les parades, le déséquilibre frappe même les plus tenaces. Néanmoins, au cours de ce combat désespéré, se dessine l'espoir des héros fitzgeraldiens de mener à bien une quête propre à chacun, mais qui a des échos universels. Parallèlement à celle des personnages, se devine alors une autre quête, qui elle seule sera menée à terme, la quête de l'auteur, la quête de l'écriture. Finalement, ce déséquilibre qui augurait de l'échec et semblait enfermer l'oeuvre romanesque de Fitzgerald dans une caractérisation pessimiste et désespérée, apparaîtra comme le fondement principal de sa création littéraire car il dit l'essence même de l'être. L'auteur affirme alors un véritable plaisir du déséquilibre qu'il nous conviendra de déchiffrer car il est à la base de son mouvement créatif.

Notes
467.

- Jean Bessière, Fitzgerald, la vocation de l'échec (Paris, Larousse, 1972).

468.

- Etudiant le vampirisme des héroïnes de Fitzgerald, James W.Tuttleton fait allusion au violent sentiment d'insécurité de l'auteur : "[...] the daemonic image of woman arose out of Fitzgerald's deep feelings of insecurity as a person, out of the destabilization of ego bounderies as he headed for his breakdown, out of his ambivalence over female sexuality in a newly liberated age, and out of a profound anxiety over his own manliness -castration fears, frankly, as Zelda questioned his virility and accused him of homosexuality. At the root of this fragile sense of self is of course the looming figure of Mollie McQuillan Fitzgerald, the powerful mother to whom ultimately these engulfing images refer.", "Vitality and Vampirism in Tender Is the Night", op. cit., p. 245.

469.

- Francis Scott Fitzgerald, The Pat Hobby Stories (Harmondsworth, Penguin, 1967).

470.

- Matthew J.Bruccoli, Fitzgerald and Hemingway: A Dangerous Friendship, op. cit., p. 165.