Profondément influencé par sa lecture de Spengler471, Fitzgerald dépeint un univers en déséquilibre du point de vue social472. Ses romans situés dans l'Entre-deux-guerres présentent de toute évidence une période de transition marquant à la fois le déclin d'un monde traditionnel ébranlé par la guerre et l'avènement d'une ère nouvelle qui s'annonce apocalytique473, ce qui s'avérera exact bien que l'auteur n'ait pu le vérifier car il n'aura pas le temps de voir se développer la deuxième guerre mondiale. Dans son poème aux Victoriens, Amory contraste l'ordre du passé et le déséquilibre de son époque (S 142). A Amory qui s'apprête à embarquer comme soldat pour l'Europe, Monsignor Darcy adresse une lettre évoquant également ces bouleversements : "This is the end of one thing: for better or worse you will never again be quite the Amory Blaine that I knew, never again will we meet as we have met [...]" (S 147). Il critique l'époque où il vit, "[...] this bitter age -all the world tumbled about our ears [...]" (S 147), et ne trouve de parallèle assez violent que dans Eschyle et l'Antiquité. Quant à Nick, au début de Gatsby, un coup de téléphone inopportun lui donne immédiatement envie d'appeler la police pour rétablir l'ordre (GG 22). Plus tard, Daisy le chargera de monter la garde : "'In case there's a fire or a flood,' [...] 'or any act of God.'" (GG 112). Lorsque Myrtle se sent observée d'un peu trop près par Tom au cours de leur première rencontre, elle aussi pense alerter la police (GG 42).
Les différentes races et classes sociales sont engagées dans un remaniement de l'ordre établi qui se traduit déjà par un certain déséquilibre social remettant en question les positions traditionnelles bien ancrées. Alors que Tom Buchanan s'excite violemment à propos de sa lecture de The Rise of the Colored Empires, annonçant avec angoisse à son entourage que leur civilisation tombe en ruines et que les Blancs risquent de perdre le pouvoir, le processus est en réalité déjà bien engagé ; l'avenir est sombre pour ces égoïstes privilégiés : "'Things [will go] from bad to worse,' [...]" (GG 20). En effet, en arrivant à New York, Nick et Gatsby croisent la limousine conduite par un chauffeur blanc de trois Noirs à la mode dont le narrateur remarque le regard empreint d'arrogance (GG 75). La puissance grandissante des syndicats évidente dans Tycoon, l'ascension sociale de Gatsby, fils de petites gens du Middle West, de Dick, fils de pasteur de Buffalo (T 204) et de Monroe Stahr, jeune Juif du Bronx (LT 23), sont autant de signes que le tissu social est en transformation et que l'univers décrit par l'auteur passe par une phase transitoire de déséquilibre. Conscient des bouleversements en cours, Amory déclare à la fin du roman : "'I'm in love with change and I've killed my conscience-'" (S 251). Sa génération tout entière est en proie au déséquilibre social, aux ruptures brutales et aux changements radicaux :
‘Here was a new generation, shouting the old cries, learning the old creeds, through a revery of long days and nights; destined finally to go out into that dirty gray turmoil to follow love and pride; a new generation dedicated more than the last to the fear of poverty and the worship of success; grown up to find all Gods dead, all wars fought, all faiths in man shaken... (S 255).’Ce déséquilibre culminera d'abord avec le Krach de Wall Street en 1929, puis avec la deuxième guerre mondiale. Les deux événements correspondront d'ailleurs respectivement à la première dépression de Zelda d'une part et à la maladie puis au décès de Fitzgerald lui-même d'autre part. Si le Krach n'est pas évoqué clairement dans les romans de Fitzgerald, la bourse et ses fluctuations continuelles apparaissent néanmoins en toile de fond de temps à autre et suggèrent le déséquilibre qui l'agite continuellement. Beatrice souhaiterait que son fils se lance dans la finance (S 97), Anthony tente lui de s'y engager sans succès (BD 228-229). Nick gère des obligations (GG 16) et suit attentivement le cours changeant de la bourse (GG 161). Il remarque également que quand Ferret, un des habitués des fêtes de Gatsby, erre dans les jardins après avoir joué son argent, cela signifie qu'il devra se renflouer rapidement : "Associated Traction would have to fluctuate profitably next day." (GG 68). Gatsby prétend avoir perdu sa fortune de famille lors de la panique de la guerre (GG 97), certainement lors d'un effondrement de la bourse. Par ailleurs, ses activités illicites semblent plus ou moins connectées avec la vente d'actions (GG 173)474. Enfin, l'expression célèbre de l'auteur, "emotional bankruptcy", qui s'applique à lui-même et à nombre de ses personnages, utilise le vocabulaire de la finance pour décrire le danger des fluctuations émotionnelles.
Ce déséquilibre social engendre l'univers violent observé précédemmment475 où les instincts prennent le pas sur les comportements civilisés. Le désordre y règne en maître :
‘Life was a damned muddle...a football game with every one off-side and the referee gotten rid of -every one claiming the referee would have been on his side... (S 240).’Tommy Barban incarne ce chaos face à un Dick qui symbolise, du moins au début, une tentative d'équilibre. Cependant, le choix de Nicole est en faveur du déséquilibre puisqu'elle intègre l'anarchie de son amant et se place, comme lors de sa maladie, à l'unisson du monde désordonné environnant :
‘Moment by moment all that Dick had taught her fell away and she was ever nearer to what she had been in the beginning, prototype of that obscure yielding up of swords that was going on in the world about her. Tangled with love in the moonlight she welcomed the anarchy of her lover (T 295).’Ce monde chaotique en mutation célèbre l'apogée de l'immaturité476, de l'adolescence incertaine, période charnière d'instabilité entre l'enfant et l'adulte. Dans cet univers fitzgeraldien de garçonnes futiles qui ne se préoccupent que de leur plaisir, le film "Daddy's Girl" est devenu un mythe national car il est la consécration de l'immaturité.
L'amalgame des identités est aussi un autre aspect de la confusion et du déséquilibre ambiants. A New York, Nick lit un journal au titre déroutant, "Simon called Peter" (GG 35), qui introduit ce thème des identités mouvantes. Les fêtes de Gatsby seront alors la plus grande célébration du désordre des identités. Dans sa liste d'invités, Nick évoque les quatre compagnes changeantes de Benny McClenahan :
‘They were never quite the same ones in physical person, but they were so identical one with another that it inevitably seemed they had been there before. I have forgotten their names -Jaqueline, I think, or else Consuela, or Gloria or Judy or June, and their last names were either the melodious names of flowers and months or the sterner ones of great American capitalists whose cousins, if pressed, they would confess themselves to be (GG 69).’Il mentionne également Miss Claudia Hip et ses partenaires énigmatiques : "[...] a man reputed to be her chauffeur, and a prince of something, whom we called Duke, and whose name, if I knew it, I have forgotten." (GG 69). Les invitées se saluent avec enthousiasme sans se présenter (GG 46) ou se flattent de ne pas être reconnues (GG 49), le flou est général. Au coeur de cette confusion de l'univers fitzgeraldien, des personnages comme Gatsby, Dick et Monroe Stahr semblent donner une illusion d'ordre et de stabilité.
Ce déséquilibre général est intensifié par l'agitation extrême qui caractérise tous les personnages. Ce désordre typique de l'Entre-deux-guerres frappa particulièrement Fitzgerald à son retour d'Europe :
‘But the restlessness of New York in 1927 approached hysteria. The parties were bigger [...] The pace was faster [...] the shows were broader, the buildings were higher, the morals were looser, and the liquor was cheaper; but all these benefits did not really minister to much delight477.’Les personnages fitzgeraldiens semblent pris dans un tourbillon violent rappelant les péripéties d'Alice, qui est d'ailleurs mentionnée dans Tycoon : "[...] the plane was going down, down, down, like Alice in the rabbit hole." (LT 13-14). L'allusion à ce roman revient dans Tender quand Dick commente les champs de bataille du nord de la France et conclut : "This kind of battle was invented by Lewis Carroll and Jules Verne and whoever wrote Undine [...]" (T 56). Dick évoque là une littérature du fantastique qui bafouait les lois de la raison et de la science de l'époque.
Constamment agités, jamais au repos, les personnages sont tous qualifiés, nous l'avons remarqué478, par l'adjectif "restless". Jamais en équilibre, les femmes semblent toujours osciller telles des fleurs sur leur tige, comme la star de cinéma des fêtes de Gatsby (GG 20-21), les femmes-fleurs de la soirée parisienne (T 72) ou Daisy et ses interlocuteurs (GG 15,20-21). Les verbes "bend" et "lean" qualifient ce constant déséquilibre qui les anime479. Avant de connaître le nom de Jordan, Nick la surnomme "the balancing girl" (GG 14-15). Recherchant un certain équilibre, elle semble néanmoins avoir quelques difficultés : "-the object she was balancing had obviously tottered a little and given her something of a fright." (GG 15). Ce même terme de "balancing" sera repris plus loin à propos de Gatsby : "He was balancing himself on the dashboard of his car [...]" (GG 70). L'équilibre est recherché mais jamais vraiment atteint car l'agitation interne est trop intense, Nick conclut à propos du héros : "He was never quite still [...]" (GG 70). Chez "Voisins", Dick s'amusera à épier l'agitation incontrôlable des clients américains (T 50-51). La nature et les objets ont aussi cette propension à l'agitation. La pelouse des Buchanan "saute" et "court" jusqu'à la maison (GG 12) ; à l'intérieur, seul l'immense canapé est parfaitement immobile (GG 14). La demeure de Gatsby, elle, est prise par certains pour un bateau voguant le long du rivage de Long Island (GG 104). Lors de ses fêtes, rien n'est statique, ni les jardins, ni même le bar : "The bar is in full swing, and floating rounds of cocktails permeate the garden [...]" (GG 46). L'univers de Stahr aussi est en perpétuelle vibration, "Nothing stands still." (LT 112) ; les studios travaillent sans relâche : "There is never a time when a studio is absolutely quiet." (LT 30).
Le tourbillon de voyages dans lequel se lancent les personnages est un autre exemple de leur incapacité à demeurer immobiles et en équilibre. Descendants de pèlerins plus pieux et plus éclairés, ils s'agitent désespérément à la recherche de la terre promise qui leur apportera la paix de l'âme. L'espace d'une saison, les Diver prendront même la plage de l'hôtel Gausse pour un tapis de prière, "The hotel and its bright tan prayer rug of a beach were one." (T 1). Nomades invétérés, les personnages fitzgeraldiens ne connaissent pas le repos car ils sont sans cesse à la recherche d'un Ailleurs qui dise l'être480.
Tout naturellement cette agitation frénétique et désordonnée se termine souvent en chutes et accidents481, couronnement final du déséquilibre général sous-jacent. Jordan, "the balancing girl" (GG 14-15), est aussi la mauvaise conductrice qui maîtrise mal son automobile et arrache le bouton d'un passant sur sa route (GG 65). Elle sera finalement la maîtresse que Nick laissera tomber au téléphone : "'You threw me over on the telephone.'" (GG 184). Les personnages trébuchent (GG 98, T 225), chancellent (GG 145) ou s'abattent sur le sol (S 189, BD 438,446, GG 68-69, T 226, LT 149,82), victimes de leur déséquilibre. Les points d'équilibre qu'ils se choisissent sont toujours des erreurs, comme Anthony qui imaginait que son mariage avec Gloria constituerait un aboutissement : "She was the end of all restlessness, all malcontent." (BD 107). Baby sait, elle, que les Américains n'ont aucune chance d'équilibre, elle soutient que les Anglais sont "la race la mieux équilibrée au monde" (T 215). Obsédés par le déséquilibre, les Diver ont prénommé leur fille "Topsy". La naissance de l'enfant provoqua d'ailleurs une rechute de Nicole (T 160). Les personnages fitzgeraldiens sont tous les victimes de cette entropie présagée par Henry Adams482 pour ce siècle et dont l'issue ne peut qu'être fatale. Dans cet univers, seules les "World Series" peuvent être trafiquées et fixées d'avance ("fixed"), et ceci uniquement par l'infâme Wolfshiem (GG 79), tout le reste demeure en mouvance perpétuelle. Ce déséquilibre permanent trahit un constant désir inassouvi, il traduit l'irréparable dichotomie du corps et de l'esprit qui ne peuvent s'harmoniser en un équilibre idéal.
Chez Fitzgerald, le corps est une structure instable et fragile, sensible à la moindre agression et prompte à l'effondrement, à l'image de cette terre ébranlée par les secousses sismiques (GG 8, LT 32). En outre, alcool et drogues précipitent ou accentuent ce désordre déjà latent. En effet, de nombreux personnages sont les victimes de substances qui mettent dangereusement en péril leur équilibre. A l'instar de leur créateur483, tous les héros finissent par s'adonner à l'alcool à un moment ou un autre, sauf Gatsby qui, très jeune, en a observé les effets pervers sur Dan Cody (GG 107). Ce motif du déséquilibre alcoolique est ensuite répété à l'infini par toute une cohorte de personnages secondaires, mais aussi d'héroïnes, qui y succombent. Au début, le vin apparaît comme quelque chose de raffiné et délicat à l'image des soirées des Diver, mais il tourne vite au poison. Alors qu'au sixième chapitre, Nicole se décontracte grâce au vin, "Feeling good from the rosy wine at lunch [...]" (T 23), Dick, lui, se retrouvera plus tard blessé et enfermé en prison à Rome car il en a abusé (T 226-227). De toute évidence, les personnages fitzgeraldiens appartiennent à la catégorie qui se "dissipe" (T 71). Ils semblent pour la plupart avoir ce trait typique des Américains à propos duquel Nicole s'étonne : "'Why is it just Americans who dissipate?'" (T 99). Ils sont continuellement en opposition avec une autre catégorie qui maintient son équilibre avec dignité :
‘The other class, who might be called the exploiters, was formed by the sponges, who were sober, serious people by comparison, with a purpose in life and no time for fooling. These kept their balance best in that environment, and what tone there was, beyond the apartment's novel organization of light values, came from them (T 71-72).’Dans Paradise, Beatrice est affligée d'alcoolisme, les médecins jugent même que dans des conditions similaires, tout homme aurait déjà succombé : "'[...] he would have been physically shattered [...] and in his grave -long in his grave.'" (S 27). Elle s'amuse cependant secrètement du petit abus de liqueur d'abricot fait par Amory à un très jeune âge (S 13). Plus tard, le héros se laissera entraîner dans des soirées étudiantes étourdissantes où il sera avec ses compagnons un vrai disciple de Dionysos, "[a] Dionysian reveller" (S 104), puis il s'en remettra à l'alcool pour oublier ses tourments sentimentaux lors de trois semaines de débauche : "[...] the arabesque nightmare of his three weeks' spree [...]" (S 191).
The Beautiful présente la déchéance progressive du couple Patch qui sombre dans l'alcool. Les soirées trop arrosées deviennent leur quotidien. Très tôt dans le roman, Geraldine dit à Anthony : "'You drink all the time, don't you?'" (BD 86). Cette remarque fait écho aux accusations identiques d'Augustine à l'égard de Dick : "'You drink -all the time!'"(T 263). Elle rappelle également une lettre de Zelda de 1930 rédigée depuis sa clinique de Prangins pour son époux : "You drank all the time and some man called up the hospital about some row you had had."484. Gloria n'est pas en reste non plus, elle aussi se laisse déstabiliser par l'alcool (BD 219-220,224,240-241,366). La vie du couple est si désordonnée et malsaine à cause de cet alcoolisme que leurs amis prédisent leur perte : "[...] the loss of Gloria's 'looks' and Anthony's 'constitution.'" (BD 296). Anthony est le plus atteint et finit par irriter profondément son épouse qui se plaint de cette dépendance (BD 374,411,442). Il ne peut plus sortir de cet état de déséquilibre permanent, "[...] he hated to be sober." (BD 417). L'ivresse le transforme en "spectre" incapable de contrôler ses craintes et ses colères (BD 388). Détruit physiquement et moralement par tant d'abus, il finit par s'écrouler nerveusement (BD 446).
Dans Gatsby, les soirées diverses chez le héros ou à New York sont le théâtre d'ivresse généralisée. Même Nick, qui se targue de n'avoir été ivre que deux fois dans sa vie, succombe à l'alcool lors de la soirée avec Tom et Myrtle (GG 35). La scène vue à travers ses yeux prend alors des allures de grand désordre général : "[...] everything that happened has a dim, hazy cast over it [...]" (GG 35). Alors que l'ivresse augmente, un étrange ballet semble se dérouler sous ses yeux : "People disappeared, reappeared, made plans to go somewhere, and then lost each other, search for each other, found each other a few feet away." (GG 43). Bien vite Nick est complètement ivre et incapable de maintenir son équilibre :
‘I wanted to get out and walk eastward toward the park through the soft twilight, but each time I tried to go I became entangled in some wild, strident argument which pulled me back, as if with ropes, into my chair (GG 41-42).’Au moment du geste brutal de Tom envers Myrtle, la confusion est complète : McKee à peine éveillé, sa femme et Catherine trébuchant dans la pièce surchargée de meubles et Myrtle ensanglantée sur le divan essayant à grand renfort de magazines de protéger ses tapisseries représentant des scènes de Versailles (GG 43). Plus tard, à la première fête chez Gatsby, seules les retrouvailles avec Jordan empêcheront Nick de s'enivrer de nouveau violemment (GG 48). Les autres invités, en revanche, ne connaissent aucune limite et ces fêtes deviennent de vastes orgies où l'harmonie n'a plus sa place. Owl-eyes (GG 52), le conducteur du coupé accidenté (GG 61), la chanteuse rousse (GG 57), Ripley Snell (GG 68), Miss Baedeker (GG 113) et de multiples invités anonymes sont complètement saôuls. Les danses sont de plus en plus désordonnées et anarchiques (GG 52,56), les tables de convives sont qualifiées de "tipsy" (GG 113) et les départs s'avèrent difficiles (GG 58,60). A ces fêtes, les femmes s'enivrent autant que les hommes, parfois même plus (GG 58). Dans le cauchemar de Nick, c'est une femme qui est transportée ivre sur une civière (GG 183). Daisy, elle, est sobre (GG 84) depuis son premier abus d'alcool à la veille de son mariage (GG 82-83). Quand tous les personnages du roman se retrouvent au Plaza pour l'ultime confrontation, c'est autour d'une bouteille de whisky apportée par Tom sur une suggestion de Daisy (GG 126). Cette bouteille déposée sur la table de l'hôtel (GG 133) semble diffuser son influence néfaste tout autour d'elle et attiser l'animosité ambiante. Elle est en même temps le seul sujet permettant de faire diversion et de tenter d'éviter l'affrontement (GG 132,133,135,136). Finalement Tom recouvrira de son emballage de papier cette bouteille jamais ouverte que personne ne veut partager avec lui (GG 142).
Dans Tender, la déchéance de Dick est caractérisée par sa consommation grandissante d'alcool ; Fitzgerald avait d'ailleurs envisagé comme titre, dans un premier temps, "The Drunkard's Holiday"485. Abe North a dès le début du roman atteint l'état vers lequel Dick s'achemine progressivement, il est connu à Paris comme "the entirely liquid Mr North" (T 72). Il est de plus en plus insupportable pour son entourage et, à Paris, son déséquilibre alcoolique est à son comble :
‘Since reaching Paris Abe North had had a thin vinous fur over him; his eyes were bloodshot from sun and wine. Rosemary realized for the first time that he was always stopping in places to get a drink [...] (T 59).’Avant son départ de la gare Saint Lazare, sa déréliction est manifeste : il ne contrôle plus son corps, il tremble, ses yeux sont cernés et tout le fatigue (T 79-81). Il est comme un navire à la dérive, "lost and homeless" (T 108). Ce sera finalement dans un bar clandestin, qu'il connaîtra son déséquilibre ultime et fatal (T 199). Sobre au début du roman, Dick utilise progressivement l'alcool pour affronter ses difficultés, ou plutôt pour tenter de les occulter. Quittant Paris après la crise de Nicole, il boit presque une bouteille de vin à lui tout seul dans le train (T 166). Ensuite, à la Villa Diana, il a du mal à se mettre au travail et boit du gin pour s'encourager (T 165). Plus tard, il réclamera instamment à son partenaire une autorisation d'absence que celui-ci qualifiera de "leave of abstinence" (T 194). Ce jeu de mots indique que désormais les problèmes matrimoniaux de Dick sont intimement liés à l'alcoolisme. Son séjour à Rome marque le summum de sa dépendance alcoolique et de sa dégradation morale (T 222-227). De retour à la clinique, il ne parvient pas à contrôler sa prise de boisson. Ses proches ainsi que ses patients commencent à se plaindre de son état (T 239,251). Franz suggère alors un deuxième congé, "another leave of abstinence", mais sans succès (T 253). A la Villa Diana, il est accusé d'alcoolisme par Augustine qui, elle-même, abuse de la bouteille (T 263). Il s'enivre ensuite à bord du "Margin" (T 265-272) et Tommy fait confidentiellement remarquer à Nicole : "'Dick seems to be drinking.'" (T 272). Il devra finalement être raccompagné chez lui par Tommy (T 272). La dégradation de ses rapports avec Nicole va de pair avec son alcoolisme : "The most unhappy aspect of their relations was Dick's growing indifference, at present personified by too much to drink [...]" (T 277). La déchéance du héros est reflétée dans les tendances similaires de nombreux autres personnages secondaires. Avant le duel, McKisco passe la nuit à boire et à écrire (T 44). A Rome, quand Baby vient le chercher pour aller à la rescousse de Dick, Collis Clay est vautré sur son lit après une soirée trop arrosée (T 232). Lorsque Warren est hospitalisé, le diagnostic est pessimiste à cause du comportement alcoolique du patient : "'[...] the precipitating factor is alcoholism.'" (T 245). Enfin, à la clinique, Dick, lui-même grandement atteint, est censé soigner le fils de Mr Morris pour la même maladie (T 250-251). Quant à celui du Senor Pardo y Ciudad Real, il allie les deux handicaps que sont à l'époque l'alcoolisme et l'homosexualité (T 241).
Dès le début de Tycoon, un passager de l'avion est fortement ivre à l'escale imprévue. Il écoute d'ailleurs sur un phonographe deux chansons illustrant parfaitement son état: "Gone" et "Lost". Refusé à bord par le pilote, il s'écroule de déception (LT 22)486. Le héros, lui, à l'inverse de son frère, ne se laisse prendre ni par les femmes, ni par l'alcool: "But Stahr in his younger days, had them [dames] once and never more than once -like one drink." (LT 115). Il se souvient de partenaires de poker qui ont mal fini: "'[...] they all drank themselves to death.'" (LT 34). Mais pour Stahr comme pour Catherine, la soeur de Myrtle, les règles d'abstinence ne semblent être faites que pour être brisées (GG 41,162). En effet, il confie à Cecilia : "'Oh, I never drink, Cecilia. I get dyspepsia -I've never been tight.'" (LT 145). Cependant, déjà grandement affaibli par sa mauvaise santé qui le prive parfois d'une parfaite maîtrise de son corps (LT 82,95,105), il va alors se laisser aller pour un soir (LT 146) : "He was pale -he was so transparent that you could almost watch the alcohol mingle with the poison of his exhaustion." (LT 148). Cecilia assiste graduellement à son effondrement : "Stahr was out of sight below the level of the table [...]" (LT 149). Finalement la jeune narratrice conclut :
‘His wretched essay at getting drunk was over. I've been out with college freshmen, but for sheer ineptitude and absence of the Bacchic spirit it unquestionably took the cake (LT 150).’Ce motif omniprésent de l'ivresse est indissociablement lié à celui de la dégradation, de la dissolution et de la dissipation. Il est, bien sûr, une constante allusion à une certaine faiblesse du couple Fitzgerald. L'alcool semble être le moyen d'une dissolution de la personnalité, d'un fondu de la différence dans la masse liquide de l'ivresse. Il fracasse les personnalités qui se décomposent sous son influence et détruit l'intégrité individuelle. Il est l'oubli, l'abandon de soi et de l'individualité. Il est une ultime tentative pour atteindre la fusion réparatrice interdite depuis l'arrachement de la naissance. Instrument de la perte de la maîtrise et de la dissolution des limites du moi, il prolonge le sommeil et le rêve et prépare à la mort qui est "diluée, hâtée et sculptée par la dépendance alcoolique."487. Il devient l'indispensable nourriture qui à la fois permet la survie et hâte la venue de la fin.
Ce motif de l'alcool est souvent doublé de celui du poison et des drogues. L'amour impossible de Dick pour Nicole est semblable à un poison et se transformera par la suite en faiblesse alcoolique : "[...] he had made his choice, chosen Ophelia, chosen the sweet poison and drunk it." (T 300)488. Comme Nicole, Rosemary deviendra son poison et sa drogue :
‘In a hundred hours she had come to possess all the world's dark magic; the blinding belladonna, the caffein converting physical into nervous energy, the mandragora that imposes harmony (T 164).’Ces drogues qui semblent un temps stimuler l'énergie rappellent la grande consommation d'alcool, de cigarettes, de café et de Coca-Cola489 faite par l'auteur pour stimuler son écriture490. Pour l'inlassable Stahr, le travail est une drogue : "Fatigue was a drug as well as a poison [...]" (LT 128). Amory, lui, se laisse emporter par la passion amoureuse comme par une drogue lorsqu'il rencontre Eleanor : "Amory was in a trance." (S 208). Dans Tender, sans doute en raison de la profession du héros, les drogues et potions sont fréquemment mentionnées et utilisées. Violet McKisco est calmée avec du bromure (T 43) et Nicole avec du "luminol" (T 165). Le lendemain de sa crise parisienne, l'héroïne est encore sous le choc des médicaments : "[...] she was half asleep from the hangover of the drug [...]" (T 166). Dick est, lui, vivement attaché à son petit pot de camphre : "special camphor rub" (T 275-276). A Rome, le médecin lui administre de la morphine pour calmer ses douleurs à sa sortie de prison (T 236). A la fin du roman, il fera lui-même une bonne intervention lors d'un congrès médical : "He [...] made a good speech at a public health meeting on the subject of drugs [...]" (T 313). A Paris, sa visite à l'hôtel du Cardinal de Retz a des relents de perversion semblables à un petit déjeuner mêlant des mets peu compatibles : "a breakfast of oatmeal and hashish" (T 71). Enfin, lorsqu'il s'apprête à abandonner sa plage, les clients de l'hôtel Gausse jouissent, eux, d'une grasse matinée artificielle : "At the hotel his [a photographer's] prospective subjects slept late in darkened rooms upon their recent opiate of dawn." (T 309).
Outre ce motif de l'alcool et des drogues, les romans de Fitzgerald développent le thème d'un déséquilibre encore plus violent, qui, lui, n'a pas besoin de substances extérieures : le déséquilibre de l'esprit. Profondément affecté par les crises de Zelda, l'auteur connaît intimement ces bascules de l'être dans la folie, ces désordres incontrôlables qui marquent l'apogée du déséquilibre humain. The Beautiful, avec l'effondrement final d'Anthony (BD 446), mais plus encore Tender, avec son héroïne malade et son héros psychiatre proclament la fragilité de l'être humain et son constant risque d'effondrement. Ces romans esquissent l'image d'un univers de déséquilibre violent qui souvent bafoue toutes les tentatives curatives visant à rétablir l'ordre psychologique des personnages atteints. Pour ces malades, les drogues deviendront parfois la seule possibilité de rétablir l'équilibre perturbé.
Les héros fitzgeraldiens souhaiteraient se démarquer du déséquilibre qui les entoure, ils voudraient imposer une certaine forme d'ordre et de contrôle de soi. Gatsby est le seul qui résistera jusqu'au bout, Dick et Stahr abandonneront en cours de route. Tous trois représentent la sobriété et la maîtrise de soi au sein de l'ivresse généralisée. Ils sont l'harmonie au coeur du désordre et du chaos, ils incarnent la lumière au sein des ténèbres. Nous pourrions aller jusqu'à dire que dans leur manière de vivre ils représentent une certaine image de l'art dans une société essentiellement désordonnée et mercantile. De par son métier, Monroe Stahr en est le meilleur exemple : "Stahr was an artist only [...]" (LT 125). Ils tentent tous trois désespérément d'unifier le chaos et de donner un sens au désordre. Bousculés par l'univers anarchique en pleine décomposition qui les entoure, ils craignent le déséquilibre et l'évitent au prix d'efforts constants. Dick et Gatsby déploient de multiples artifices pour sauvegarder l'harmonie qu'ils souhaitent maintenir autour d'eux491. Gatsby et Stahr sont des solitaires, souvent isolés de leur entourage afin de préserver leur intégrité. Dick préfère parfois tirer le rideau sur ce qui exposerait à sa vue le déséquilibre et la perversité du monde environnant, ainsi revient sans cesse ce motif du rideau baissé (T 88,89,90,94,100,167). La reddition de Dick au monde du chaos se fera par le biais de l'amour et du désir sexuel comme il le suggère lui-même dès le début du roman à Rosemary : "'All my beautiful lovely safe world blew itself up here with a great gust of high explosive love [...]'" (T 57). Alors que Gatsby préférera mourir plutôt que d'accepter le règne de l'anarchie et des compromis, Dick et Stahr ne résisteront pas indéfiniment aux tentations du déséquilibre. Très jeune déjà, Dick connaissait le prix à payer : "He knew, though, that the price of his intactness was incompleteness." (T 115). Cette incomplétude se fera progressivement plus pesante et provoquera un désir de fusion pour pallier ce manque.
Ce grand désordre de l'univers fitzgeraldien indique l'incomplétude et l'imperfection de toute chose. Il est à l'image de l'être humain en permanent déséquilibre qui est à la recherche désespérée d'une fusion idéale et apaisante. Il trahit le chaos de l'inconscient, des pulsions et des instincts. Il est l'illustration de ce désir inassouvi qui agite l'homme indéfiniment :
‘La pulsion refoulée ne cesse jamais de tendre vers sa satisfaction complète qui consisterait en la répétition d'une expérience de satisfaction primaire; toutes les formations substitutives et réactionnelles, toutes les sublimations ne suffisent pas à supprimer la tension pulsionnelle persistante ; la différence entre le plaisir de satisfaction exigé et celui qui est obtenu est à l'origine de ce facteur qui nous pousse, ne nous permet jamais de nous en tenir à une situation établie mais nous "presse, indompté, toujours en avant", selon les mots du poète (Mephisto, dans Faust, Acte I, scène 4)492.’- Voir Richard Lehan, F.Scott Fitzgerald and The Craft of Fiction (Carbondale and Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1966), pp. 30-36, Andrew Turnbull, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 183 et la lettre de Fitzgerald à Maxwell Perkins du 6 juin 1940, The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 309-310.
- Voir Susan Resneck Parr, "The Idea of Order at West Egg", New Essays on the Great Gatsby, op. cit., pp. 59-78.
- Voir Joan Kirkby, "Spengler and Apocalyptic Typology in F.Scott Fitzgerald's Tender is the Night", op. cit., pp. 153-169.
- John H.Randall estime que la carrière de Gatsby peut être liée au fameux scandale financier des années vingt du "Teapot Dome", "Jay Gatsby's Source of Wealth", Modern Fiction Studies (1967), vol. 13, pp. 247-257. Pour le scandale du "Teapot Dome", voir Frederick Lewis Allen, Only Yesterday, op. cit., pp. 113-118.
- Supra Première partie, Chapitre I, pp. 9-56.
- Voir Robert Stanton, "'Daddy's Girl': Symbol and Theme in Tender is the Night", op. cit., p. 140.
- Francis Scott Fitzgerald, "My Lost City", (CU 27-28).
- Supra Deuxième Partie, Chapitre II, pp. 284-285.
- Voir l'étude faite sur ce thème par Bernard Poli et André Le Vot, The Great Gatsby de F.Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 80-84.
- Cf. Roland Tissot, "Pour une nouvelle carte du Tendre de Francis Scott Fitzgerald", op. cit., pp. 149-150.
- Supra Première Partie, Chapitre I, pp. 12-14 et Chapitre III, pp. 171-173.
- Henry Adams, The Education of Henry Adams, op. cit., pp. 462-498.
- "By 1923-24 Fitzgerald had progressed from a party drinker to a steady drinker with increasingly erratic behaviour.", Matthew J.Bruccoli, Some Sort of Epic Grandeur: The Life of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 215.
- Matthew J.Bruccoli, op. cit., p. 354.
- Le septième état du roman prévoyait comme titre "The Drunkard's Holiday" qui devint dans le huitième état "Dr Diver's Holiday", puis finalement Tender Is the Night dans le neuvième état, Geneviève et Michel Fabre, Tender Is the Night de F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 51.
- Ce passage rappelle immanquablement un épisode de la vie de l'auteur. En octobre 1937, après un séjour houleux à Chicago pour l'émission de radio de Sheilah Graham, Fitzgerald se vit refuser l'accès à bord de l'avion qu'il devait prendre car il était ivre, Robert Westbrook, Intimate Lies: F.Scott Fitzgerald and Sheilah Graham. Her Son's Story, op. cit., p. 190.
- Pascal Aquien, W.H.Auden. De l'Eden perdu au jardin des mots, op. cit., p. 428.
- "The image of Ophelia had haunted Fitzgerald since Zelda's collapse.", Andrew Turnbull, op. cit., p. 228.
- Pour cette manie du Coca-Cola, voir Jeffrey Meyers, Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 305, 310, 317. Sheilah Graham remarque également : "Smoking, as I have already discussed, was one of his most important crutches, especially after he gave up drinking, along with the coffee, the Cokes, the benzedrine, the digitalis.", The Real F.Scott Fitzgerald Thirty-Five Years Later, op. cit., p. 203.
- "Fitzgerald became convinced that alcohol was necessary to his creative process.", Matthew Bruccoli, op. cit., p. 219. Il en regrettera néanmoins les effets sur son écriture, en particulier pour Tender dont il écrira : "I would give anything if I hadn't had to write Part III of 'Tender is the Night' entirely on stimulant.", ibid., p. 405.
- Supra Deuxième Partie, Chapitre II, pp. 278-282.
- Sigmund Freud, Essais de psychanalyse (Paris, Payot, 1988), p. 87.