Si l'univers fitzgeraldien est perpétuellement déséquilibré et mouvant et si les héros sont tous marqués du sceau de l'agitation, leur incessante mobilité est cependant d'une essence particulière qui contraste avec leur environnement. Le motif de l'échelle (BD 10, GG 118) introduit l'idée d'une agitation orientée vers un point précis, à l'inverse de l'instabilité anarchique des autres personnages. Au coeur du vortex de leur environnement, les héros fitzgeraldiens se sont fixé un but et s'ils sont sans cesse en mouvement, c'est parce qu'ils s'acheminent obstinément vers celui-ci.
Amory et Anthony, héros de jeunesse de Fitzgerald, sont les moins assurés et déterminés dans leur quête, néanmoins celle-ci s'avère perceptible. A travers ses expériences amoureuses et ses échecs, Amory est à la recherche de lui-même. Le roman trace le parcours de son passage de l'enfance au stade d'adulte. Tout au long du roman, il s'achemine vers une conclusion qui s'avérera plus modeste que celle qu'il espérait : "'I know myself,' he cried, 'but that is all.'" (S 255).
Pour Anthony, Gloria devient l'incarnation de tout ce qu'il attendait de l'existence : "He knew at last what he wanted, but in finding it out it seemed that he had put it forever beyond his grasp." (BD 115). Son seul but devient la conquête de la jeune femme :
‘Unless he could have her near him again, kiss her, hold her close and acquiescent, he wanted nothing more from life (BD 116).’ ‘The sheath that held her soul had assumed significance -that was all. She was a sun, radiant, growing, gathering light and storing it- (BD 73).’Gloria devient l'unique compagnie à laquelle il aspire :
‘He no longer craved the warmth and security of Maury's society which had cheered him no further back than November. Only Gloria could give that now and no one else ever again (BD 121).’Cherchant à unir son âme avec celle de Gloria (BD 148), il est parfois désarçonné par l'inconséquence de la jeune femme :
‘[...] one hour so intimate and charming, striving desperately toward an unguessed, transcendent union; the next, silent and cold, apparently unmoved by any consideration of their love or anything he could say (BD 134).’Une fois marié, il orientera sa quête vers d'autres buts. Un temps, il espère se trouver une occupation digne de lui, "Anthony was determined to 'get something to do,' [...]" (BD 223), mais, finalement, il préférera consacrer son existence à une recherche égoïste du plaisir, il vivra désormais avec un seul objectif : "[...] to seek the moment's happiness as fervently and persistenly as possible." (BD 226). Il se concentrera alors sur l'idée obsessionnelle qu'il doit récupérer son héritage et cela deviendra son unique préoccupation jusqu'à la fin du roman. Sa vie et sa santé détruites, il proclamera avec enthousiasme, persuadé qu'il a atteint son but : "'It was a hard fight, but I didn't give up and I came through!'" (BD 449).
La quête de Gatsby, Dick et Stahr est moins terre à terre, elle est plus subtile et infiniment plus ardue. Gatsby mène la sienne jusqu'à la mort. Perpétuellement en mouvement, il dirige son énergie vers un but unique, "We remember Gatsby not as drifting but as voyaging to some end."493. Son agitation n'est pas désordonnée comme celle de Tom, mais canalisée vers un point, comme le remarquent MM. Poli et Le Vot:
‘Rien de commun cependant avec l'énergie sans objet qui fait se consumer sans flamme les autres personnages. On a vu que les deux mots, restless et drift, définissent leurs actions. Un troisième, confusion (ou confused) définit l'état où les plonge une agitation vaine.Pour Gatsby, il n'y a pas de coïncidence, tout dans son existence est orienté dans une seule direction. A Nick qui s'étonne du hasard qui a fait que Gatsby vive juste en face de la demeure de Daisy, Jordan répond : "'But it wasn't a coincidence at all.'" (GG 85). Toute son énergie est placée dans la poursuite de sa quête, son "rêve unique" (GG 168) dont Nick perçoit l'esprit sacré : "[...] he found that he had committed himself to the following of a grail." (GG 155). Il s'agit d'une quête infinie qui ne s'incarne que ponctuellement en Daisy et qui ne s'achèvera jamais : "It eluded us then, but that's no matter - to-morrow we will run faster, stretch our arms further..." (GG 188). Il s'agit de la quête du moment d'or, "The Golden Moment"495, cet état d'extase que susciterait la fusion idéale, la plénitude recouvrée. Il est donc bien question de cet "orgastic future" (GG 188), moment de bonheur et de bien-être béat perdu à tout jamais. La controverse sur le choix du mot "orgiastic" plutôt qu'"orgastic" n'a donc pas lieu d'être comme le remarque à juste titre Milton R.Stern citant Fitzgerald lui-même :
‘But Fitzgerald knew that what he was after in Gatsby's career was not an orgy [...] but an orgasm, the intense, ecstatic golden moment of the instant of rapturous triumph extended indefinitely as the imagined future we all beat after, "boats against the current". [...] "Orgastic," [...] "is the adjective for 'orgasm' and it expresses exactly the intended ecstasy. It is not a bit dirty496."’Ce cheminement est sans fin car il est la recherche de l'anéantissement des limites et ne pourra finalement se résoudre que dans la mort. E.Fussel remarque : "Obversely, the quest is a flight: from reality, from normality, from time, fate, death, and the conception of limit."497. Certes, la quête du héros est une fuite dans le sens où elle est une tentative désespérée d'échapper au sort de l'être humain divisé, mais, en bout de course, seule la mort semble accorder au héros une certaine complétude et un retour à la plénitude originelle, ce ne serait donc pas une fuite devant la mort, comme le soutient E.Fussel, mais vers elle.
Le parcours de Dick suit lui aussi l'itinéraire d'une quête. Le héros refuse la vie étriquée de son collègue Franz : "He felt vaguely oppressed [...] by the contracting of horizons to which Franz seemed so reconciled." (T 131). Dans l'espace confiné de leur cottage, les gestes du couple Gregorovius sont dépourvus d'attrait : "The domestic gestures of Franz and his wife as they turned in a cramped space lacked grace and adventure." (T 132). Dick se pose alors une question fondamentale qui le conduira sur le chemin de sa quête d'identité et de connaissance de lui-même : "'God, am I like the rest after all?'" (T 132). Il refuse d'accepter sa condition humaine comme allant de soi et ne cessera de s'interroger au gré de ses errances. Dans sa jeunesse, il était encore fortement idéaliste :
‘[...] he used to think that he wanted to be good, he wanted to be kind, he wanted to be brave and wise, but it was all pretty difficult. He wanted to be loved, too, if he could fit it in (T 132).’Nicole sera alors l'occasion de réaliser ses ambitions. Assez rapidement, il envisage qu'il pourrait lui consacrer sa vie (T 137). Il avoue à Dohmler : "'I'm half in love with her - the question of marrying her has passed through my mind.'" (T 139). Finalement, en Suisse, il se laisse entraîner dans l'aventure malgré les risques qu'elle implique et dont il est parfaitement conscient : "[...] her problem was one they had together for good now." (T 156). Désormais sa quête sera la tentative de guérir et de protéger Nicole. Eugene White498 soutient que Dick choisit à ses propres dépens ce qui sera le mieux pour Nicole et que la fin du roman ne marque pas sa défaite mais la suite logique et attendue de la cure, c'est-à-dire la guérison de la patiente et la séparation d'avec le médecin. Selon lui, le médecin prime sur l'époux : "[...] she achieved her victory [...] The case was finished. Doctor Diver was at liberty." (T 299). Dans ces circonstances, c'est "Doctor Diver" qui devient le héros et son objectif a effectivement été atteint. Cependant, en conduisant la guérison de Nicole, il a vu sa quête prendre une autre tournure : elle s'est concentrée sur son cas propre. En souhaitant guérir Nicole, il a tenté de lui redonner une complétude parfaite qui n'est jamais le lot de l'être humain et qui sera toujours un leurre. Son désir ambitieux de parfaitement guérir Nicole malgré les obstacles correspond à une tentative de transformer le corps féminin castré en une figure de plénitude idéale. Dans sa division, symbolisée par la maladie, Nicole incarne le propre manque du héros. Si Dick réussissait une guérison parfaite de la jeune femme, il effacerait de la sorte la division à laquelle il souhaite lui-même se soustraire. Il suit en cela un schéma fort bien analysé par E.Bronfen à propos de la nouvelle de Nathaniel Hawthorne "The Birthmark" :
‘It is, then, less a question of the feminine body being 'castrated', in Lacan's terms 'not all', than of her indicating to the masculine viewer that he too is not all; that he too is not omnipotent; that he is vulnerable before nature and God's laws499.’A travers le cas de Nicole, Dick était à la recherche de sa propre complétude et s'est trouvé confronté à sa propre division inéluctable. Lors du parcours en quelque sorte thérapeutique du roman, le héros essayera désespérément de comprendre où il a dérapé : "He had lost himself -he could not tell the hour when, or the day or the week, the month or the year. " (T 201). Semblant exprimer les introspections de Dick et l'étonnement de ses collègues, le narrateur s'interroge sur son choix : "...For Doctor Diver to marry a mental patient? How did it happen? Where did it begin?" (T 155). En réalité, Dick n'a fait que découvrir un manque qu'il avait toujours abrité en lui mais qu'il n'avait jamais ressenti si vivement. Cette découverte fait suite à son choix de lier sa destinée à une femme, un peu à la façon de Gatsby : "He knew that when he kissed this girl, and forever wed his unutterable visions to her perishable breath, his mind would never romp again like the mind of God." (GG 118). Par l'intermédiaire de Nicole, elle-même incomplète, Dick découvrira sa propre faille et ne pourra l'accepter.
Monroe Stahr ne sait, lui, ni s'arrêter ni se reposer (LT 128), il est constamment en mouvement. Son combat contre l'épuisement se fait par la création artistique, qui constitue sa quête essentielle. Il cherche à atteindre une certaine complétude à travers son oeuvre artistique et déclare : "'I'm the unity.'" (LT 72). En lutte contre une culture de consommation effrénée et de conformisme médiocre, il est "le dernier des princes." (LT 37). Sa création artistique, symbole de son individualisme500, est pour lui une planche de salut, un moyen de croire à la possibilité d'une recherche d'absolu.
Il est néanmoins évident que la quête de tous ces héros se termine sur un échec. Amory reconnaît lui-même : "'If living isn't a seeking for the grail it may be a damned amusing thing.'" (S 252). Celui qui souhaite trouver le Graal, n'a aucune chance de réussir. Amory doit finalement réduire ses ambitions (S 255), Anthony est gagné par la folie (BD 446-449) et Gatsby se laisse assassiner, incapable de se réconcilier avec la réalité : "[...] he must have felt that he had lost the old warm world, paid a high price for living too long with a single dream." (GG 168). Dick et Stahr paient chèrement l'issue de la quête, ils sont éliminés de la scène professionnelle et abandonnés de leurs proches les plus intimes ; la confrontation avec le manque se fait dans l'isolement et la solitude.
La quête n'aboutit jamais pleinement ; en réalité, son issue n'est en rien ce qui était espéré, elle débouche sur le manque et suscite la disparition des héros incapables d'y faire face. Nick, lui, en refuse désormais les dangers ; ce qu'il a vaguement perçu à travers son expérience avec Gatsby l'a bouleversé, aussi déclare-t-il : "I wanted no more riotous excursions with privileged glimpses into the human heart." (GG 8). Pour le lecteur, la quête se conclut sur l'indicible, sur les blancs de l'écriture, les points de suspension de la dernière page de Gatsby : "- to-morrow we will run faster, stretch our arms further..." (GG 188). Pour Fitzgerald, elle est un acheminement illusoire vers la fusion perdue.
Les héros fitzgeraldiens ne parviennent pas à mener leur quête à bien car elle est une aspiration à une complétude qui est fondamentalement incompatible avec le sort de l'être humain. Cependant, il est une quête menée parallèlement par l'auteur et qui, elle, atteint son but, celle de l'écriture. Alors que les héros errent sans ancrage véritable, à la poursuite d'eux-mêmes et de la réalité de leur condition, le lecteur est en même temps à la recherche du sens, c'est-à-dire d'un "encrage" possible. La quête de l'auteur et celle du héros sont menées conjointement :
‘Chaque roman est l'histoire de la même quête, reprise indéfiniment et toujours laissée inachevée, chaque héros un reflet de l'auteur qui se cherche mais jamais ne peut se résoudre à aller jusqu'au bout, à atteindre l'identification complète qui le libérerait, qui le ferait se confondre avec la lumière blanche de la réalité intérieure [...]501.’Certes, le héros et l'auteur mènent des quêtes parallèles, comme le suggère Le Vot, mais il semble possible d'affirmer que celle de l'auteur finit par aboutir. Tout au long du cheminement du héros, se déposent sur la page blanche les mots de l'auteur à travers lesquels le lecteur perçoit l'aboutissement de la quête de l'écriture, là est le succès de l'écrivain. Le Vot reconnaît d'ailleurs que "L'imagination créatrice et l'écriture ont été pour Fitzgerald les moyens de la quête et de l'ascèse."502. Plus encore que le moyen de la quête, l'écriture en est l'essence même.
Les héros fitzgeraldiens trahissent leur quête par leur constante mobilité et leurs incessants voyages. A leur manière, l'écrivain est un voyageur ; il fait le voyage de l'être tout en se déplaçant au pays du langage jusqu'à ce que sa quête aboutisse à l'oeuvre qui est couchée sur le papier. Comme celui des héros, ce voyage est celui de la recherche de la plénitude perdue et de la souffrance de la perte originelle. L'écriture dit l'aspiration à cette fusion impossible, à cet "état de bonheur absolu dont [le sujet] disposait quand il était His Majesty, the Baby."503. Le succès de la quête de l'écriture réside dans le fait qu'elle va là où se trouve la faille. A défaut de retrouver la continuité perdue, elle cerne de ses mots la béance. Elle circonscrit le lieu où se noue la tragédie de la condition humaine, elle va là où se trouve le manque comme le suggère l'expression de Freud reprise par Lacan : "Wo es war, soll Ich werden. Là où fut ça, il me faut advenir."504. La fracture est le lieu d'expression du manque indicible de l'être qu'uniquement l'écriture parvient à explorer. Fidèle à Conrad505, Fitzgerald parvient à conduire son lecteur à une révélation que seul le cheminement de l'écriture rend possible :
‘But the artist appeals to that part of our being which is not dependent on wisdom; to that in us which is a gift and not an acquisition -and, therefore, more permanently enduring. He speaks to our capacity for delight and wonder, to the sense of mystery surrounding our lives; to our sense of pity, and beauty, and pain; to the latent feeling of fellowship with all creation -and to the subtle but invincible conviction of solidarity that knits together the loneliness of innumerable hearts, to the solidarity in dreams, in joy, in sorrow, in aspirations, in illusions, in hope, in fear, which binds men to each other, which binds together all humanity - the dead to the living and the living to the unborn506.’- W.J.Harvey, "Theme and Texture in The Great Gatsby", Twentieth Century Interpretations of The Great Gatsby: A Collection of Critical Essays (Englewood Cliffs, N.J., éd. par Ernest Lockridge, Prentice-Hall, 1968), p. 99.
- Bernard Poli et André Le Vot, op. cit., p. 172.
- Cf. Milton R.Stern, The Golden Moment: The Novels of F.Scott Fitzgerald (Urbana, University of Illinois Press, 1970).
- Ibid., p. 187.
- Edwin Fussel, "Fitzgerald's Brave New World", op. cit., p. 43.
- Eugene White, "The 'Intricate Destiny' of Dick Diver", Modern Fiction Studies (1961), vol. 7, pp. 32-36.
- Elisabeth Bronfen, Over her Dead Body. Death, femininity and the aesthetic, op. cit., p. 129.
- Voir Sam B.Girgus, "Beyond the Diver Complex: The Dynamics of Modern Individualism in F.Scott Fitzgerald", F.Scott Fitzgerald: Critical Assessments, op. cit., vol. 3, p. 182.
- André Le Vot, L'Univers imaginaire de Francis Scott Fitzgerald, op. cit., p. 567.
- Ibid., p. 570.
- Voir Nestor Braunstein, La Jouissance. Un concept lacanien, op. cit., p. 30.
- Jacques Lacan, Ecrits I, op. cit., p. 284.
- Pour l'influence de Conrad sur Fitzgerald voir Bernard Poli et André Le Vot, op. cit., pp. 48-53, 208-209.
- Joseph Conrad "Preface to The Nigger of the 'Narcissus'", The Nigger of the 'Narcissus', Typhoon, and Other Stories (Harmondsworth, Penguin, 1965), p. 11-12.