L'univers fitzgeraldien est tellement empreint de déséquilibre qu'il semble finalement s'en dégager un certain plaisir, une jouissance née de ce manque d'ordre et de stabilité. Cette sensation apparaît clairement dans le voyage ascensionnel de Dick dans le funiculaire de Glion puis dans le train à crémaillère (T 146-149). Alors que le héros quitte la terre ferme pour l'incertitude de l'altitude et de la cabine fragilement suspendue, ses espoirs s'intensifient, son intérêt pour Nicole augmente et un nouvel avenir excitant s'ouvre à lui. Cette suspension incertaine le porte vers un plaisir qu'il se refusait encore lorsqu'il était en bas bien enraciné dans la terre et le rationnel. Alors que la cabine s'élève, Dick a d'ailleurs une vision phallique du lac transpercé par le Rhône (T 146), puis une vue plongeante sur une gorge (T 148) qui annoncent une montée vers le plaisir du corps. Nicole, elle, s'y abandonne déjà complètement lors de ce voyage et laisse échapper ses émotions sans retenue, comme une enfant. Elle étale sa complicité avec Marmora aux yeux de tous, les verbes qui qualifient son comportement appartiennent au registre du plaisir : "gasp", "laugh", "pant" (T 147), son visage est illuminé : "The delight in Nicole's face-" (T 148). Arrivé à destination, le héros sent le regard de Nicole qui le suit, "[...] feeling her helpless first love, feeling it twist around inside him." (T 149). Il croit alors tout oublier de cette impression de déséquilibre pendant l'ascension en se lavant le corps, mais il demeure cependant marqué : "[...] without a memory of the intervening ten minutes, only a sort of drunken flush [...]" (T 149). Cette sensation est de toute évidence l'arrière-goût de la volupté ressentie lors du voyage.
Le plaisir du déséquilibre, c'est ce plaisir de l'arrachement à la terre, cette sensation de flottement détendu recherchée par de nombreux personnages. Dans le funiculaire, Nicole en jouit pleinement après ses mois d'internement, elle apprécie particulièrement d'avoir retrouvé sa légèreté : "-to be a feather again instead of a plummet, to float and not to drag." (T 148). Plus tard, Rosemary sera toute à son plaisir d'arrachement au sol lors de sa première danse avec Dick : "[...] they floated like people in an amusing dream-" (T 77). Dans Paradise, Amory savoure cette sensation de flottement lorsqu'il nage en compagnie d'Eleanor :
‘Often they swam and as Amory floated lazily in the water he shut his mind to all thoughts except those of hazy soap-bubble lands where the sun splattered through wind-drunk trees. How could any one possibly think or worry, or do anything except splash and dive and loll there on the edge of time while the flower months failed. Let the days move over -sadness and memory and pain recurred outside, and here, once more, before he went on to meet them he wanted to drift and be young (S 211-212).’Anthony ressentira cette même sensation d'apesanteur au coeur de cette salle de bains qu'il aime tant : "Once accustomed to the temperature of the water he relaxed in a state of drowsy content." (BD 17). Malgré le danger de la situation, alors qu'elles flottent sur la tête de Shiva au gré du courant, Kathleen et sa compagne ressemblent à deux touristes : "[they] seemed at first glance to be sightseers on an interesting bus-ride through the scene of the flood." (LT 35). L'imagination aussi permet cet arrachement à la pesanteur. Les rêveries de Gatsby l'assurent de l'équilibre fragile du monde et de la réalité, elles sont la vraie promesse : "[...] a promise that the rock of the world was founded securely on a fairy's wing." (GG 106). Pour lui rien ne demeure ordonné et fixé, le plaisir est dans l'imaginaire où l'instabilité règne.
La passion amoureuse suscite cette même sensation de déséquilibre que procure l'ivresse. Les personnages s'y abandonnent avec délice. Gatsby raconte comment la découverte de sa passion pour Daisy l'a complètement désarçonné et mené vers des horizons jusqu'alors inconnus :
‘"I can't describe how surprised I was to find out I loved her, old sport. [...] Well, there I was, 'way off my ambitions, getting deeper and deeper in love every minute, and all of a sudden I didn't care." (GG 156).’Quand il embrasse Daisy un soir d'automne, il sait qu'il met un terme à ses rêves divins: "[...] his mind would never romp again like the mind of God." (GG 118). Dick se laisse, lui, perturber deux fois, tout d'abord par Nicole puis par Rosemary. Succombant aux attraits de Rosemary, il reconnaît qu'il perd l'équilibre, "He knew that what he was now doing marked a turning point in his life -it was out of line with everything that had preceded it-" (T 91). Plus tard, il tentera de confier ce sentiment à la jeune fille : "'Look, I'm in an extraordinary condition about you. When a child can disturb a middle-aged gent -things get difficult.'" (T 94). Stahr ressent ce même désordre amoureux qui le pousse hors de son univers bien organisé. Tout d'abord il repense à la jeune femme sur la déesse et ressent un vacillement à cause de la ressemblance avec son épouse disparue : "Not Minna and yet Minna." (LT 73). Finalement, ayant retrouvé Kathleen, il est prêt à basculer, à tomber amoureux :
‘There were only ten years between them, but he felt that madness about it akin to the love of an aging man for a young girl. It was a deep and desperate time-need, a clock ticking with his heart, and it urged him, against the whole logic of his life, to walk past her into the house now and say, "This is forever." (LT 136-137).’Cette passion est doublée de celle de Cecilia pour Stahr, la jeune fille avoue : "I was head over heels in love with him [...]" (LT 82). Elle déclare même à Wylie White : "'I'm going to throw myself under the wheel of Stahr's car, this morning [...]'" (LT 83). Elle conclut : "My heart was fire, and smoke was in my eyes and everything, but I figured my chance to be fifty-fifty." (LT 85).
‘Il y a en outre chez Fitzgerald une évidente fascination pour le déclin et la détérioration. Cet attrait un peu morbide pour le déséquilibre et le plaisir qu'il peut susciter sera pleinement exploité dans The Crack-Up. Le déséquilibre suprême pour l'écrivain est alors d'écrire sur son impossibilité d'écrire. Peut-être réussit-il ainsi sa meilleure approche de la vie par l'écriture puisque, selon lui, "[...] all life is a process of breaking down [...]" (CU 39), c'est-à-dire que la vie serait à elle seule un immense déséquilibre. Cette sensation de bascule est bien celle du manque insurmontable qui frappe tout être humain dès la naissance, mais aussi celle d'un acheminement inéluctable vers la mort. Cependant dans ce processus de détérioration progressive résident les ferments du suc de la vie, du plaisir de l'existence car : ’ ‘La vie s'appauvrit, elle perd de son intérêt, dès l'instant où dans les jeux de la vie il n'est plus possible de risquer la mise suprême, c'est-à-dire la vie elle-même507.’Tout comme pour Zelda qui rédigera son unique roman, Save Me the Waltz, depuis sa clinique psychiatrique508, pour Fitzgerald, le déséquilibre suscite l'écriture, le manque fonde l'oeuvre. Ses romans portent la trace constante de bouleversements individuels et sociaux. Ses réflexions attestent de ce besoin d'un déséquilibre émotionnel à la base de son écriture :
‘Whether it's something that happened twenty years ago or only yesterday, I must start out with an emotion -one that's close to me and that I can understand509.’Dans le même essai, il développe l'idée d'un nombre limité de thèmes propres à chaque auteur car ils sont liés à son expérience intime :
‘Mostly, we authors must repeat ourselves - that's the truth. We have two or three great and moving experiences in our lives - experiences so great and moving that it doesn't seem at the time that anyone else has been so caught up and pounded and dazzled and astonished and beaten and broken and rescued and illuminated and rewarded and humbled in just that way ever before.Dans le même esprit, il donnera le conseil d'écrivain suivant à sa fille :
‘Nobody ever became a writer just by wanting to become one. If you have anything to say, anything you feel nobody has ever said before, you have got to feel it so desperately that you will find some way to say it that nobody has ever found before, so that the thing you have to say and the way of saying it blend as one matter -as indissolubly as if they were conceived together...511.’Dans une autre lettre, il confiera à Scottie : "Often I think writing is a sheer paring away of oneself leaving always something thinner, barer, more meager."512.
Cette écriture née du déséquilibre en porte nécessairement la marque dans son tracé. Tout d'abord, c'est une écriture du voyage et de l'errance, jamais celle de l'immobilité et de l'ordre. De plus, le style même de l'auteur porte la trace de cette instabilité chaotique. Les deux premiers romans se déroulent de façon chronologique, mais leur développement est perturbé par l'irruption de textes variés, souvent en italiques, tels que des poèmes, des chansons, des lettres, ou des citations. A partir de Gatsby, les romans sont fragmentés. Le texte apparaît comme une énigme à résoudre car l'enchaînement des événements n'est pas présenté de façon chronologique et rationnelle :
‘Puisque la vie est informe, écrire sera un acte d'imagination. Il n'y a pas d'autre intrigue que celle que conçoit le romancier. Fitzgerald fait de la découverte de l'histoire une partie vivante du roman ; le lecteur est invité à établir des relations, découvrir des rapports et a l'impression de créer l'histoire en même temps que l'écrivain513.’A propos de Tender, M.Geismar écrira que la destruction est structurelle :
‘[It] extends finally to the craft of the novel itself. The wavering motivation, the artistic confusion in the last sections of the book -the sense one has of brilliant and disordered fragments- make it really seem to be the diary of a collapse; a diary written by the subject of the collapse; the one who, viewing all the symptoms so intimately, is the least likely to get at the source of illness514.’Dans Gatsby, les retours en arrière sur la jeunesse du héros (GG 105-107) et sa rencontre avec Daisy à Louisville (GG 80-84, 117-118, 154-157) bousculent l'ordre logique de la narration. Des informations à son sujet sont éparpillées à travers tout le texte, Mr Gatz constituant finalement le dernier élément du puzzle. Même sa mort est tout d'abord décrite de façon énigmatique :
‘A small gust of wind that scarcely corrugated the surface was enough to disturb its accidental course with its accidental burden. The touch of a cluster of leaves revolved it slowly, tracing, like the leg of transit, a thin red circle in the water.De la même façon, Tender comprend un long retour en arrière au Livre II. Certains événements sont laissés en suspens et élucidés bien plus loin. La maladie de Nicole suggérée lors de ses crises du Livre I (T 35,112) n'est clairement présentée qu'au livre II. Pendant de nombreuses pages le lecteur ne sait pas ce qui s'est passé dans la salle de bains (T 35), ni ce qui a finalement provoqué le duel (T 41-43). La scène de la salle de bains sera élucidée beaucoup plus tard par Dick qui se remémorera cet épisode (T 167). Rien n'est jamais fixe ni certain, sans cesse le sens vacille, comme en suspension515. Dans Gatsby et Tender, le rythme de l'écriture s'accélère au fur et à mesure que le désordre se déchaîne plus vivement et que les événements se succèdent de façon précipitée dans une société qui a perdu le contrôle de ses actes. En outre, le choix du narrateur et du point de vue qui varie constamment renforce fortement l'impression de déséquilibre. Nick est un narrateur intradiégétique et homodiégétique qui raconte son histoire comme elle s'est déroulée chronologiquement, mais il insère çà et là des commentaires et des informations bouleversant l'ordre des événements et il n'est pas toujours sûr qu'il faille lui faire confiance. Dans Tender, l'auteur a choisi un narrateur extradiégétique mais qui est concentré tout d'abord sur le personnage de Rosemary. Cependant, au Livre II la situation change puisque la jeune fille n'est plus en scène. Le narrateur extradiégétique se focalise alors sur Dick, mais brutalement Nicole devient la narratrice pour quelques pages (T 158-161) avant de laisser de nouveau la place au narrateur extradiégétique. Dans Tycoon, Fitzgerald jongle, parfois de façon assez artificielle (LT 93,117), entre Cecilia, narratrice intradiégétique et homodiégétique, et un narrateur extradiégétique. Ces constants changements de focalisation et de narrateurs intensifient l'impression d'écriture en mouvance perpétuelle.
Face au déséquilibre, l'écriture est une planche de salut. Elle est même le moyen suprême de faire front à l'ultime bascule que constitue la mort car comme le remarque Blanchot : "L'écrivain est alors celui qui écrit pour pouvoir mourir et il est celui qui tient son pouvoir d'écrire d'une relation anticipée avec la mort."516. A l'inverse de Dick qui se laisse anéantir par la découverte de son manque et de sa division, l'auteur réussit lui à les utiliser dans son écriture. Il sait bâtir son écriture à partir de cette fêlure et peut lutter ainsi contre son propre effondrement ainsi qu'il l'a fait tout particulièrement avec The Crack-Up. Ces articles correspondent d'ailleurs à trois phases dans l'attitude de l'auteur vis-à-vis de ses difficultés : l'effondrement (CU 39-45), un temps de pause pour faire le point (CU 45-51) et la reconstruction du nouveau Fitzgerald (CU 51-56). Partisan du travail et de l'effort517, comme Stahr (LT 128), il trouve dans l'écriture l'exutoire de sa "banqueroute émotionnelle". Sa lutte contre le sentiment de désespoir que peut lui causer sa condition d'homme se fera par l'écriture. Les mots tenteront de combler la béance de l'existence à laquelle tout homme ne sait se soustraire. L'écriture, certes, ne saurait combler ce manque, mais du moins elle peut permettre d'en cerner le contour car "les paroles ne sont pas faites pour combler le vide de la Chose [...], mais pour cerner le vide, délimiter le creux, reconnaître ce qu'on peut combler."518. L'écriture peut dire l'angoisse viscérale de l'être, cette angoisse qui inlassablement "s'interpose entre le désir et la jouissance, entre le sujet et la Chose."519. Elle est finalement le moyen de jouir d'un déséquilibre auquel il est impossible d'échapper.
Les héros fitzgeraldiens sont, à l'instar de leur créateur, tout entiers dans le déséquilibre. Malgré quelques tentatives d'organisation de leur univers et de gestion ordonnée de leur vie et de celle de leur entourage, ils y succombent complètement. Ils ne sont jamais des gestionnaires mais sont, au contraire, la manifestation évidente du manque. Leur quête est celle de la littérature, c'est-à-dire une quête qui ne saurait se cantonner au rationnel et au scientifique et dont le but n'est ni de fournir des réponses ni de résoudre des problèmes520. Elle est une appréhension instinctive du monde et de la condition humaine, elle est la recherche tâtonnante de la jouissance dans le déséquilibre. Le héros fitzgeraldien ne fonctionne pas en groupe, il est toujours unique et isolé et s'avère incapable de gérer son environnement et ses relations car il est fondamentalement instable, toujours à la recherche du franchissement de la limite. Si l'on utilise le vocabulaire de Lacan, il devient évident que ce héros se situe du côté du "pas-tout", du côté de l'Autre, qui d'ordinaire qualifie les femmes :
‘Chez l'homme, il y a une limite qui fait consistance, pas chez la femme. Avec les hommes, on a d'emblée la loi de l'ensemble : quel que soit l'élément, on sait qu'il aura la même propriété que tous les autres. Aucune surprise à attendre. C'est pourquoi toutes les organisations, tous les grands regroupements -partis, armées, Eglises...- sont d'abord masculins : ils tournent rond. La difficulté surgit du côté du "pas-tout", de la femme. Avec elle pas de principe organisateur, nulle certitude : l'autre femme est-elle seulement la même ? Il faut toujours vérifier521.’Comme le remarque E.Bronfen522, plus encore que la représentation de la castration et du "pas-tout", le corps féminin est l'incarnation ouverte du manque qui est non seulement un élément constitutif de la femme mais également de l'homme. Si la femme constitue l'Autre dans notre société523, le héros semble lui aussi assumer cette place dans la fiction de Fitzgerald. Il est celui qui ressent profondément son incomplétude et fait surgir la castration aux yeux de tous.
- Sigmund Freud, op. cit., p. 28.
- Matthew J.Bruccoli, op. cit., p. 379.
- Francis Scott Fitzgerald, "One Hundred False Starts", The Saturday Evening Post (4 mars 1933), pp. 65-66.
- Ibid..
- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 25.
- Ibid., p. 86.
- Geneviève et Michel Fabre, op. cit., p. 56.
- Maxwell Geismar, The Last of the Provincials, op. cit., p. 332.
- Cf. Roland Tissot, op. cit., p. 159.
- Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, op. cit., p. 110.
- A ce titre, Fitzgerald écrira : "I never blame failure -there are too many complicated situations in life, but I'm absolutely merciless toward lack of effort.", Sam B.Girgus, op. cit., p. 186.
- Nestor Braunstein, op. cit., p. 282.
- Ibid., p. 23.
- Cf. Joseph Conrad, op. cit., pp. 11-14.
- Gérard Miller, Lacan, op. cit., p. 86.
- Elisabeth Bronfen, op. cit..
- Voir Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe (Paris, Folio/Essais, 1991), passim et Elisabeth Bronfen, op. cit., p. 181.