II Aux limites du dicible

Barthes affirme que "La littérature ne commence pourtant que devant l'innommable, face à la perception d'un ailleurs étranger au langage même qui le cherche."532. La création romanesque de Fitzgerald est tout entière pétrie de cette recherche, elle est l'exploration de l'innommable et l'expression d'un inconnu qui échappe au langage. Tender, plus que tout autre roman, a su enserrer de ses mots ces zones d'ombre où le langage ne peut plus affirmer sa suprématie car l'auteur est aux "frontières de la conscience" (T 185) et qu'il touche à des choses dépassant le cadre des mots : "[...] things unforgotten, unshriven, unexpurgated." (T 91).

Pour Fitzgerald, le but de l'écriture n'est pas la transcription fidèle et claire des sensations, mais le déclenchement chez le lecteur d'une perception intense qui perdure et dépasse la réalité directement observable. L'écriture est alors le partage de cette perception confuse de "l'innommable". Suivant les précepts de Conrad533, il écrira à Maxwell Perkins : "[...] an author's main purpose is to 'make you see' [...]"534. Selon lui, l'écriture doit avoir un puissant effet à retardement :

‘[...] the purpose of a work of fiction is to appeal to the lingering after-effects in the reader's mind as differing from, say, the purpose of oratory or philosophy which respectively leave people in a fighting or thoughtful mood535.’ ‘[...] -and I believe that the important thing about a work of fiction is that the essential reaction shall be profound and enduring536.’

Stahr a parfaitement saisi cette force de l'écrivain qui détient le savoir et est capable de "donner à voir", il confie à Kathleen : "When I want to know anything, I've got to ask some drunken writer." (LT 110). Même en plein déséquilibre, caractérisé ici par l'ivresse, l'écrivain est celui qui ouvre les yeux des autres sur l'inconnu.

Dans la fiction de Fitzgerald, bien souvent le narrateur se réfugie dans l'innommable. Dans Gatsby, le point de vue unique de Nick implique nécessairement une narration sélective. Outre l'auto-censure et la distorsion du message, sa narration se heurte également à son incapacité à s'exprimer, il avoue d'ailleurs, dès les premières pages, que, dans sa famille, ils ont toujours été doués pour communiquer, mais dans la discrétion : "[...] we've always been unusually communicative in a reserved way [...]" (GG 7). Quand il atteint l'essentiel, il perçoit les choses, mais ne peut les verbaliser : "[...] what I had almost remembered was uncommunicable forever." (GG 118). Dans Tycoon, Cecilia laisse sa place à un narrateur extradiégétique pour la description de la scène d'amour dans la maison au bord de la mer. Malgré, l'absence d'implication du narrateur, le point central de la scène est éclipsé et matériellement représenté par un retour à la ligne avec changement de paragraphe, c'est-à-dire par un espace blanc sur la page (LT 105). Dans Paradise, lors de l'épisode du diable (S 104-113), Amory ne sait pas, tout d'abord, exprimer la vision diabolique qu'il a eue, quant au narrateur, sans le titre du sous-chapitre, "The devil" (S 104), il ne serait pas plus explicite qu'Amory. Il remarque simplement : "The feet were all wrong...with a sort of wrongness that felt rather than knew...." (S 108), puis il conclut à propos de ces fameux pieds : "They were unutterably terrible...." (S 108). Le passage se termine ensuite sur :

‘Those feet...Those feet...
As they settled to the lower floor the feet came into view in the sickly electric light of the paved hall (S 108).’

Cette utilisation répétée de points de suspension indique que la narration exprime l'innommable mais ne peut le transcrire plus explicitement. Ce n'est que deux sous-chapitres plus loin que le héros finira par avouer avec hésitation : "'I think I've -I've seen the devil or- something like him. What face did you just see? -or no,' he added quickly, 'don't tell me!'" (S 113). Dans Tender, Nicole trahit plus que tous, en raison de sa maladie, ces zones d'ombre du psychisme que chacun abrite en lui, elle semble être un produit de l'inconnu : "The unknown yielded her up [...]" (T 134). Son monologue intérieur, qui fait irruption dans la narration (T 158-161), fourmille de tirets, de points de suspension et d'interrogation. Elle hésite entre la narration et l'adresse directe à un interlocuteur qui change continuellement. Il n'y a aucune cohésion lexicale et thématique, elle entremêle les temps, son discours échappe à toute logique et glisse parfois de l'anglais au français. Cette expression perturbée fait écho à certaines de ses lettres (T 119-123), où se devine en filigrane la logique obsessionnelle de la malade : "There were other letters among whose helpless caesuras lurked darker rhythms." (T 121). L'ensemble du roman semble cerner ces zones d'ombre de l'inconscient qui ne peuvent être exprimées que dans le non-dit car elles relèvent de ce qui se cache derrière ce rideau que Dick tente d'abaisser par crainte d'être exposé trop violemment à l'inconnu. Seule l'éclipse de sens saura exprimer ce que le héros pressent de façon confuse : "the dark and unprecedented" (T 192), "the unprobed, undissected, unanalyzed, unaccounted for" (T 202).

Alors que The Beautiful adopte une approche plutôt naturaliste et réaliste, à la manière de Theodore Dreiser et Frank Norris, les romans suivants, beaucoup plus personnels et originaux, jouent sur une "esthétique de l'indicible"537. Tout comme Nick qui s'avère incapable de communiquer l'essence de la destinée de Gatsby par les mots (GG 118), l'auteur choisit de rester dans l'imagé et le non-dit pour transmettre ce qu'il perçoit du sort de l'être humain. Semblable à la lumière verte de Daisy, le message se situe au-delà du "Sound", c'est-à-dire au-delà du son, au-delà des mots. La révélation est à portée de main, "right across from [us]" (GG 124), au lecteur de la saisir dans l'indicible, dans les "harmonies lointaines" (BD 126) que suggère l'écriture de Fitzgerald. Comme le remarque M.A.Gay, le lecteur gardera alors de Gatsby "Plus qu'un message, une intuition, le souvenir d'un rythme [...]"538. La lecture terminée, "reste la beauté du chant, qui, seule, peut exprimer l'inexprimable."539.

L'écriture de Fitzgerald réussit à cerner l'inexprimable en demeurant dans le non-dit, l'auteur a saisi que

‘l'objet littéraire, quoiqu'il se réalise à travers le langage, n'est jamais donné dans le langage ; il est, au contraire, par nature, silence et contestation de la parole540.’

Les blancs de l'écriture de Fitzgerald augmentent au fur et à mesure de sa carrière d'écrivain alors que son style se personnalise et qu'il aborde des thèmes qui touchent de plus en plus à l'essentiel de ce qui constitue l'être et son destin. Les silences de l'écrivain expriment des

‘intentions si particulières qu'elles ne pourraient pas garder de sens en dehors de l'objet que la lecture fait paraître ; ce sont elles pourtant qui en font la densité et qui lui donnent son visage singulier. C'est peu dire qu'elles sont inexprimées: elles sont précisément l'inexprimable541.’

Si la lecture de Gatsby, et surtout celle de Tender, sont inlassablement riches de sens, c'est bien parce qu'elles recèlent une multiplicité de signifiés cachée dans ces zones d'ombre de l'écriture de Fitzgerald. L'auteur a compris progressivement au cours de sa carrière

‘[qu']Ecrire ne peut aller sans se taire ; [qu']écrire, c'est, d'une certaine façon se faire "silencieux comme un mort", devenir l'homme à qui est refusée la dernière réplique : [qu']écrire, c'est offrir dès le premier moment cette dernière réplique à l'autre542.’

L'écriture, c'est le non-dit et l'inexprimé543, ainsi que le prouve Fitzgerald dans son oeuvre et ceci de façon de plus en plus affirmée alors qu'il affine sa technique et maîtrise de mieux en mieux son talent. Si les intrigues relativement banales de ses romans pourraient facilement constituer le canevas d'une littérature bon marché, il n'en est rien de la langue qu'il manie et là réside le secret de son art. Derrière les signifiants qu'il utilise, il y a toujours "un supplément de sens, dont ni le dictionnaire ni la grammaire ne peuvent rendre compte."544. Dans ce "supplément de sens" réside l'art de l'écrivain et peu importe alors si ses romans ne racontent que des histoires d'amour entre des jeunes hommes pauvres et des filles riches dignes de romans à l'eau de rose.

R.Neuhaus545 critique vivement le choix du narrateur de Gatsby et par là même le style de l'auteur. Pour lui, tout n'est pas suffisamment justifié et expliqué en détail, comme, par exemple les confidences de Gatsby à Nick546. Il déclare :

‘Fitzgerald has created such literally vapid and unfilled-out lovers that the love story can only be maintained by keeping them out of the reader's sight, and by attributive rhetoric to supply what characterization does not. Given what he has created (or failed to create), he can't bring them together, because they lack sufficient depth to work in a love scene.
........................................................................................................................
Having created mere outlines, he can only adorn, not reveal547.’

Il poursuit en affirmant : "He can handle only the plot of the romance, he cannot create the people necessary to animate it."548. Il semble que R.Neuhaus n'ait pas perçu que tout l'art de Fitzgerald est d'"inexprimer l'exprimable"549 et d'offrir la possibilité de "l'exploration du rôle que l'irrationnel joue dans nos décisions, dans notre vie."550.

Si l'on considère les adaptations cinématographiques du roman, il faut reconnaître que dans l'ensemble elles ont été peu réussies. La dernière en date, celle de Francis Ford Coppola réalisée par Jack Clayton en 1974551, a pris en compte avec une grande précision la langue, l'atmosphère sociale et les couleurs de l'oeuvre littéraire. Cependant, la mise en scène de la relation entre Gatsby et Daisy est un échec. Le cinéaste s'est vu contraint de broder sur le texte de Fitzgerald alors qu'il ne l'a pas fait pour les autres personnages. De prime abord, ceci pourrait soutenir les critiques de R.Neuhaus, mais il semble plutôt que cette difficulté rencontrée par les cinéastes proclame la qualité du roman qui n'est précisément pas une simple intrigue amoureuse facile. Gatsby est une oeuvre d'art littéraire, tout en sensations et en suggestions, qui va bien au-delà d'une simple histoire réaliste et "juste personnelle" (GG 158). Si comme le critique R.Neuhaus, la relation entre le héros et Daisy n'est pas clairement définie et réaliste , ce n'est pas un défaut car là ne réside pas l'essentiel du roman, en revanche c'est inévitablement un problème pour le passage à l'écran car il s'agit alors d'un autre type d'exercice artistique. Le lecteur se moque bien du réalisme des personnages et de la cohérence de l'intrigue car la fiction de Fitzgerald tente, avant tout, de suggérer des "présomptions de sens"552 et de "laisser au lecteur le soin de suppléer l'indicible"553 ; peu importe alors si les personnages restent flous, les répercussions a posteriori 554 de l'écriture sur le lecteur n'en sont que plus intenses car elles ne sont pas liées à un réalisme réducteur. Contrairement à ce que soutient R.Neuhaus, il y a bien une "révélation" dans les romans de Fitzgerald ; ainsi que le remarque J.N.Riddel, son écriture dans Gatsby est un acte créatif qui ne peut être perçu comme une tentative réaliste :

‘In presenting Gatsby, Fitzgerald became completely the romancer, creating a portrait of gestures rather than of detailed images. Yet, Gatsby is convincing enough if we accept him not as a realistic character (in the traditional sense) but as a creation (or discovery) of Nick555.’

Evoquant des critiques qui tentent, à propos de Tender, de déterminer dans quelle mesure le déclin de Dick est suffisamment justifié par l'auteur, A.Hook remarque : "The problem is perhaps less the absence of explanations than the successful fusing together into a convincing picture of a variety of explanations."556. Plus loin, il conclut:

‘Fitzgerald's older critics regularly complained that the fates of his protagonists were inadequately accounted for -often with the implication that the author was not quite clever enough to understand the true significance of what he had managed to create. The truth may indeed be that Fitzgerald was much better at registering, rendering, and exploring experience than at explaining it557.’

Conrad pensait que le but de l'art était de provoquer une réaction émotionnelle : "[...] its high desire is to reach the secret spring of responsive emotions."558. Dans cette optique, il n'est donc pas nécessaire pour l'écrivain de surcharger son écriture de détails et de justifications ainsi que le réclament R.Neuhaus et d'autres critiques, mais plutôt, comme le fait Fitzgerald, de choisir les images et impressions justes qui constitueront "son appel", discret et flou, mais dont on pourra dire : "Yet its effect endures forever."559. Il n'y a pas trop de blancs dans l'écriture de Fitzgerald, au contraire, ce sont des zones troubles que le lecteur doit explorer, des espaces qu'il doit combler, participant ainsi à la création de l'oeuvre.

Parce que la fiction de Fitzgerald tente d'explorer ce qui fonde et perturbe l'être, elle ne saurait se cantonner à la réalité directement observable. Elle est un tâtonnement de l'auteur, une impulsion qui suscite la réflexion du lecteur et le début de sa prise de conscience de quelque chose qui le dépasse. Les blancs de l'écriture fitzgeraldienne sont semblables à une lumière qui clignote par intermittence, ils suggèrent l'inconscient par petites touches. Parce que "l'inconscient c'est l'évasif"560, son appréhension ne se fera pas dans la précision, mais justement dans ce flou qui caractérise l'écriture de Fitzgerald, en effet :

‘[...] l'inconscient se manifeste toujours comme ce qui vacille dans une coupure du sujet -d'où resurgit une trouvaille, que Freud assimile au désir- désir que nous situerons provisoirement dans la métonymie dénudée du discours en cause où le sujet se saisit en quelque point inattendu561.’

La narration aurait alors pour but de mettre en éclairage cet inconscient imperceptible au premier abord :

‘La narration aurait donc pour fonction, comme le théâtre, de cadrer la scène, de la mettre en [scène], et comme ces lumières frisantes qui font apparaître sur un tableau quelque invisible repeint -ou comme ces vues de biais qui font voir un crâne dans un objet oblong qu'on ne peut identifier de face [...], ils auraient pour fonction de faire apercevoir l'inconscient, ou la structure562.’

Le sens surgit du flou, de l'imprécis et du suggéré car, en grande partie, l'essentiel de ce qui constitue l'être échappe au rationnel. Ainsi, pour suggérer ce qui bafoue la logique et l'observable, Fitzgerald jongle constamment avec les métaphores car "la métaphore se place au point précis où le sens se produit dans le non-sens [...]"563. Il semble qu'il faille déchiffrer son écriture comme une déroutante anamorphose.

Notes
532.

- Roland Barthes, Mythologies, op. cit., pp. 159-160.

533.

- Joseph Conrad, "Preface to The Nigger of the 'Narcissus'", op. cit., p. 13.

534.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 265.

535.

- Ibid., p. 329.

536.

- Ibid., p. 382.

537.

- André Le Vot, L'Univers imaginaire de Francis Scott Fitzgerald, op. cit., p. 564.

538.

- Marie Agnès Gay, Etude stylistique du point de vue narratif et de son évolution dans les cinq romans de F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 280.

539.

- Ibid..

540.

- Jean-Paul Sartre, Qu'est-ce que la littérature ? (Paris, Folio/Essais, 1991), p. 51.

541.

- Ibid..

542.

- Roland Barthes, Essais Critiques, op. cit., p. 9.

543.

- Cf. ibid., p. 41.

544.

- Roland Barthes, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit., p. 35.

545.

- Ron Neuhaus, "Gatsby and the Failure of the Omniscient 'I'", F.Scott Fitzgerald: Critical Assessments, op. cit., vol. 2, pp. 359-368.

546.

- Ibid., p. 359.

547.

- Ibid., p. 366.

548.

- Ibid., p. 367.

549.

- Roland Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 15.

550.

- Milan Kundera, L'Art du roman, op. cit., p. 80.

551.

- Francis Ford Coppola et Jack Clayton, The Great Gatsby (Paramount Picture, 1974). Voir Gene D.Phillips, S.J., Fiction, Film and F.Scott Fitzgerald (Chicago, Loyola University Press, 1986), pp. 101-124.

552.

- Roland Barthes, op. cit., p. 9.

553.

- André Le Vot, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 192.

554.

- Supra Troisième Partie, Chapitre III, voir la lettre de Fitzgerald, note 7, p. 418.

555.

- Joseph N.Riddel, "F.Scott Fitzgerald, the Jamesian Inheritance, and the Morality of Fiction", op. cit., p. 345.

556.

- Andrew Hook, F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 66.

557.

- Ibid., p. 86-87.

558.

- Joseph Conrad, op. cit., p. 12.

559.

- Ibid., p. 60.

560.

- Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 33.

561.

- Ibid., p. 29.

562.

- Gérard Miller, Lacan, op. cit., p. 177.

563.

- Jacques Lacan, Ecrits I, op. cit., p. 266.