Chez Fitzgerald, l'écriture est mise en scène et l'écrivain ne cesse jamais de se regarder écrire. Paradise et The Beautiful sont manifestement une réflexion sur le rôle de l'écrivain, il y a dans ces romans une constante mise en abyme de l'écriture. Héros d'un roman construit sur le motif de la quête, Amory est lui-même féru de ce type de livres (S 114). Alors que dans Paradise la littérature, source de maintes discussions, est encore un objet fascinant de découverte pour les étudiants de Princeton, The Beautiful consacre, lui, la mise à mort de l'écrivain suite à de nombreuses discussions littéraires (BD 37,47,96), mais aussi en proclamant l'échec des projets d'écriture du héros et la médiocrité de ceux de Caramel. Il semble que Paradise expose la naissance d'une conscience littéraire avec le personnage d'Amory, tandis que The Beautiful s'attache à la détruire. Au coeur de ce tourbillon de réflexions sur l'écriture, Fitzgerald ne saurait rester distant et impassible, il ne peut s'empêcher d'intervenir dans le texte. Tel un metteur en scène de cinéma, il décrit ironiquement, d'une certaine distance, les retrouvailles d'Amory et Isabelle :
‘"Isabelle!" he cried, half involuntarily, and held out his arms. As in the story-books, she ran into them, and on that half-minute, as their lips first touched, rested the high point of vanity, the crest of his young egotism (S 87).’Dans le même esprit de distanciation, il présente Muriel de la sorte : "An imaginative man could see the red flag that she constantly carried, waving it wildly, beseechingly -and, alas, to little spectacular avail." (BD 83). Ainsi, Fitzgerald crée une auto-mise en scène de l'acte d'écriture à laquelle participe également largement sa technique de la théâtralisation du roman avec l'introduction de passages dramatisés et de didascalies (S 155-171, BD 27-30,151-154). Par la théâtralisation de sa narration, il attribue une place particulière au lecteur qui se voit projeté à l'intérieur du texte dans un rôle de spectateur avec l'impression d'être en contact direct avec les personnages. Fitzgerald se positionne comme metteur en scène d'une pièce dont il ne cesse de regarder l'écriture en train de se faire. Utilisant des héros qui sont une réplique de lui-même la plupart du temps564, il se projette constamment au coeur de sa fiction comme pour s'observer écrire. Ainsi, M.A.Gay conclut :
‘Du sentiment épiphanique que procure l'écriture -S- à l'image résolument pessimiste de la littérature -BD- le chemin parcouru ne saurait être plus grand. Mais depuis la mise en scène de la naissance de l'écrivain dans S jusqu'à la mise en scène de sa mort dans BD, c'est toujours l'écrivain qui se projette dans sa propre création. Fitzgerald nous donne son point de vue sur l'écriture, mais surtout sur lui-même565.’A la suite de Conrad566, Fitzgerald avait réfléchi sur l'importance et la fonction du narrateur. Dans ses romans, ce dernier établit le lien entre les personnages et le lecteur, mais il crée également une distance esthétique entre l'auteur et le lecteur. L'objet littéraire qui nécessite forcément un lecteur pour accéder à l'existence lance son appel par l'intermédiaire de ce narrateur. Par sa technique narrative, mais aussi par sa constante mise en abyme de l'écriture, Fitzgerald interpelle le lecteur afin que son oeuvre prenne vie par l'acte de lecture,
‘Car l'objet littéraire est une étrange toupie, qui n'existe qu'en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s'appelle la lecture, et elle ne dure qu'autant que cette lecture peut durer. Hors de là, il n'y a que des tracés noirs sur le papier567.’Ainsi, "[...] le lecteur a conscience de dévoiler et de créer à la fois, de dévoiler en créant, de créer par dévoilement."568. L'émergence de l'oeuvre reproduit donc cette aspiration à une fusion idéale perdue que nous avons observée lors des chapitres précédents car l'oeuvre "est d'abord pur appel, pure exigence d'exister."569.
L'oeuvre de Fitzgerald ne prend naissance qu'à travers l'exercice d'imagination qu'il exige du lecteur. A.Hook remarque que, pour The Beautiful et Tender, l'auteur a été critiqué car il n'avait pas suffisamment éclairci les causes du déclin de ses protagonistes570. Mais, pour Fitzgerald, l'expérience de l'échec prime toujours sur ses causes, il reste cependant au lecteur la possibilité de les imaginer concrètement si cela lui chante. De toute façon, il semble qu'il y ait dans tous ses romans un large éventail de raisons imbriquées les unes dans les autres. A propos de Gatsby, A.R.Lee remarque :
‘For as Nick affects at the story's outset to draw breath, to position himself as observer where once he was participant, so we find ourselves, too, called upon to enter the spirit of his telling, to show a willingness to 'imagine' the story in precisely the magnified terms that he does himself. Only that way, if Fitzgerald is to be understood aright, can Jay Gatsby, Jimmy Gatz as was, truly loom before us as 'The Great Gatsby'571.’Naviguant constamment entre fantastique et réalité, Fitzgerald compte sur l'imagination de son lecteur pour donner une existence concrète à son oeuvre composée essentiellement d'irréel. L'univers de Gatsby est une pure fantaisie qui nécessite les facultés d'imagination du lecteur pour prendre vie, d'ailleurs nous avons remarqué que le roman apparaît tel un puzzle à résoudre par le lecteur grâce aux indications de Nick dispersées à travers le récit. Tycoon et sa narratrice peu objective fonctionne lui aussi plus ou moins sur ce modèle qui laisse un grand espace de liberté au lecteur. Quant à Tender, avec sa construction basée sur des retours en arrière et des informations diffuses parsemées de-ci de-là, il rappelle étrangement le cheminement tâtonnant du psychanalyste à la recherche des causes d'un symptôme. L'acte de lecture donne alors une certaine forme de réalité à une création purement fantastique. A.Weinstein conclura :
‘Those splendid parties of Gatsby's and the aura which surrounds the scattered details of his life, these are the properties of legend, and they bear witness to a strange kind of public belief, a kind of reciprocity whereby Gatsby is himself brought to life by those who surround him. Such reciprocity also defines the basic aesthetic miracle that brings art to life, that makes the page seem real, that makes it endure. Hero of dreams, Gatsby is dreamed by others. Only in such a way can the artist then act on his public, appeal to or coerce their belief, and ultimately withdraw from the scene, confident that his creation is alive, kept alive by the belief of his public572.’a souffrance impliquée par la fêlure et le manque qui hantent toute la fiction de Fitzgerald, ainsi que nous avons tenté de le mettre en évidence lors des chapitres précédents, semble finalement s'évanouir dans cette fusion ultime de l'écrivain et du lecteur qui permet la naissance de l'oeuvre. En effet, "L'écrivain écrit un livre, mais le livre n'est pas encore l'oeuvre, [...] l'oeuvre est l'intimité de quelqu'un qui l'écrit et de quelqu'un qui la lit."573. La complétude tant recherchée par tous les protagonistes, illustrant de la sorte les aspirations de l'homme en général, est atteinte à travers l'écriture car le lecteur "prend part à l'oeuvre comme au déroulement de quelque chose qui se fait, à l'intimité de ce vide qui se fait être [...]"574. De cette fusion surgit alors la jouissance de l'écriture alors que cette même écriture déplorait la perte de la jouissance et tentait d'explorer les obstacles qui l'interdisaient. En effet, "Le texte , lui, est lié à la jouissance, c'est-à-dire au plaisir sans séparation."575, et "[...] la littérature est là pour donner un supplément de jouissance non de décence."576.
Freud plaçait "au sommet" des "joies imaginatives" "la jouissance procurée par les oeuvres d'art", jouissance également partagée par l'artiste et celui qui n'est pas lui-même créateur577. Dans le cas de l'écriture, plus encore que simplement partagée, cette jouissance semble être le fruit d'une fusion indispensable à la naissance de l'oeuvre. En réalité,
‘[...] le créateur est sans pouvoir sur son oeuvre, [...] il est dépossédé par elle, comme il est, en elle, dépossédé de soi, [...] il n'en détient pas le sens, le secret privilégié, [...] à lui n'incombe pas le soin de la "lire", c'est-à-dire de la redire, de la dire à chaque fois comme nouvelle578.’L'écriture de Fitzgerald, qui tente sans cesse de cerner le manque fondamental de l'être au moyen de ses mots à défaut de le combler, constitue finalement l'instrument d'une jouissance née de la fusion idéale de l'auteur et du lecteur. En outre, alors que l'oeuvre se crée, l'écrivain accède lui aussi à l'existence :
‘[...] the artist not only creates an art work but is also its creation. He not only controls and forms art but is in turn controlled and formed by it. In one and the same gesture he produces signifiers and fades as these signifiers produce him. He is the work's medium through which it gains birth and it is the medium through which he articulates himself579.’Ainsi, R.Sklar dira : "Until he formed his story through his art, Fitzgerald did not know who he would become."580. Il écrira lui-même dans une lettre à Mr et Mrs Eben Finney : "A writer not writing is practically a maniac within himself."581. L'écriture sera d'ailleurs sa bouée de sauvetage lors des périodes difficiles, comme à l'époque de la composition des essais du Crack-Up par exemple. Ces articles sur son incapacité à écrire l'aideront à garder la tête hors de l'eau, à l'inverse de cet écrivain de la nouvelle "Afternoon of an Author"582 qui erre lamentablement en ville car il ne produit plus rien de valable :
‘The problem was a magazine story that had become so thin in the middle that it was about to blow away. The plot was like climbing endless stairs, he had no element of surprise in reserve, and the characters who started so bravely day-before-yesterday couldn't have qualified for a newspaper serial583.’Fitzgerald confessera dans The Crack-Up : "I must continue to be a writer because that was my only way of life, but I would cease any attempts to be a person-" (CU 53). Un peu plus loin, toujours dans "Pasting it Together", il affirmera de nouveau avec vigueur : "I have now at last become a writer only." (CU 55). A Hollywood, à la fin de sa vie, alors qu'il n'est plus en vogue, il n'omet jamais de préciser en se présentant : "Je suis Scott Fitzgerald, l'écrivain."584. A cette même époque, il écrira à sa fille, plein de regrets, mais certain de sa vocation :
‘What little I have accomplished has been by the most laborious and uphill work, and I wish now I'd never relaxed or looked back - but said at the end of The Great Gatsby: 'I've found my line - from now on this comes first. This is my immediate duty - without this I am nothing.'...585.’- Fitzgerald dira : "My characters are all Scott Fitzgerald.", Jeffrey Meyers, Scott Fitzgerald, op. cit., p. 115. A propos de ses héros, il remarquera dans ses Notebooks : "Books are like brothers. I am an only child. Gatsby my imaginary eldest brother, Amory my younger, Anthony my worry. Dick my comparatively good brother [...]",John Kuehl, "Scott Fitzgerald's Critical Opinions", Modern Fiction Studies (1961), vol. 7, p. 14.
- Marie-Agnès Gay, op. cit., p. 168.
- Bernard Poli et André Le Vot, The Great Gatsby de F.Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 49-50.
- Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 48.
- Ibid., p. 50.
- Ibid., p. 55.
- Andrew Hook, op. cit., pp. 36-37.
- A.Robert Lee, "A quality of distortion: Imagining The Great Gatsby", op. cit., p. 44.
- Arnold Weinstein, "Fiction as Greatness: The Case of Gatsby", op. cit., p. 38.
- Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, op. cit., p. 11.
- Ibid., p. 271.
- Roland Barthes, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit., p. 79.
- Ibid., p. 347.
- Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (Paris, PUF, 12è éd. 1992), p. 26.
- Maurice Blanchot, op. cit., pp. 306-307.
- Elisabeth Bronfen, Over her Dead Body. Death, femininity and the aesthetic, op. cit., p. 125.
- Robert Sklar, F.Scott Fitzgerald: The Last Laocoön, op. cit., p. 310.
- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 567.
- Francis Scott Fitzgerald, "Afternoon of an Author", The Short Stories of F.Scott Fitzgerald, op. cit., pp. 734-738.
- Ibid., p. 735.
- Roger Grenier, Trois heures du matin. Scott Fitzgerald, op. cit., p. 11.
- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 95.