IV Enchevêtrement créatif infini

Si l'oeuvre littéraire résulte de la fusion intime de l'auteur et du lecteur, elle devient alors un enchevêtrement créatif infini car le lecteur "sait qu'il pourrait toujours aller plus loin dans sa lecture, créer plus profondément ; et, par là, l'oeuvre lui paraît inépuisable et opaque comme les choses."586. Parallèlement, pour l'écrivain, "[...] écrire est maintenant l'interminable, l'incessant."587. Ainsi, plus inépuisable sera le tissu des textes de l'oeuvre, plus l'enchevêtrement créatif qu'ils susciteront pourra se déployer à l'infini.

Au cours de sa carrière d'écrivain, Fitzgerald a évolué vers un style personnel éloigné du réalisme ; ses trois derniers romans consacrent ce style nouveau et confèrent à son oeuvre une richesse particulière. Nous avons déjà mentionné l'importance de l'appel constant fait à l'imagination, il faudrait ajouter que la technique de construction des personnages contribue, elle aussi, grandement au caractère inépuisable de l'oeuvre. Lors de la publication de Tender, Hemingway fit les critiques suivantes :

‘I liked it and I didn't like it. It started off with that marvelous description of Sara and Gerald [...] Then you started fooling with them, making them come from things they didn't come from, changing them into other people and you can't do that Scott. If you take real people and write about them you cannot give them other parents than they have (they are made by their parents and what happens to them) you cannot make them do anything they would not do. You can take you or me or Zelda or Pauline or Hadley or Sara or Gerald but you have to keep them the same and you can only make them do what they would do. You can't make one be another. Invention is the finest thing but you cannot invent anything that would not actually happen588.’

Fitzgerald ripostera en lui répondant : "You can accuse me justly of not having the power to bring it off, but a theory that it can't be done is highly questionable."589. Plus tard, il expliquera dans une lettre à Sara Murphy :

‘In my theory, utterly opposite to Ernest's, about fiction, i.e., that it takes half a dozen people to make a synthesis strong enough to create a fiction character -in that theory, or rather in despite of it, I used you again and again in Tender [...]590.’

Loin de désigner une faiblesse de la fiction de Fitzgerald, il est évident que la critique faite par Hemingway met au contraire inconsciemment en lumière une des qualités de l'oeuvre. En effet, Fitzgerald n'est pas un vulgaire chroniqueur décrivant objectivement l'existence de ses proches -les biographes se chargeront de cette tâche- au contraire, il offre au lecteur des "personnages composites"591 suggérant une multiplicité de traits caractéristiques, d'expériences et d'émotions. L'inépuisable richesse du tissu textuel fitzgeraldien émerge nécessairement de ce type de technique. Ainsi, de la lecture des romans de Fitzgerald surgit une telle multiplicité de sens, que l'oeuvre acquiert une "magnificence" qui n'est pas sans rappeler celle du héros de Gatsby. Stahr se plaint des écrivains : "'You writers and artists poop out and get all mixed up, and somebody has to come in and straighten you out.'" (LT 25). Cecilia renchérit en affirmant : "[...] they're a whole lot of people trying so hard to be one person." (LT 19). Il est cependant évident que cette multiplicité engendre la richesse de l'oeuvre. Grâce à son caractère composite le texte offre une plus grande palette de sens et donc de plus vastes ressources créatives. Dans ces conditions uniquement, l'oeuvre peut devenir un enchevêtrement créatif sans bornes. Il y aura, par exemple, autant de Gatsby que de lecteurs car justement Fitzgerald laisse dans sa fiction un vaste espace de liberté à celui qui s'y confronte. En cela, son écriture recèle les qualités mises en évidence par Barthes, à savoir :

‘[...] l'espace de l'écriture est à parcourir, il n'est pas à percer ; l'écriture pose sans cesse du sens mais c'est toujours pour l'évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens. Par là même, la littérature [...] libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi592.’

Un jour de découragement, Fitzgerald écrivit à Perkins : "[...] ink, the ineffable destroyer of thought, that fades an emotion into that slatternly thing, a written-down mental excretion. What ill-spelled rot!"593. C'est néanmoins grâce aux traces d'encre de ses mots imprimés sur la page blanche que Fitzgerald construit un univers qui ne connaît pas de limites et qui, au contraire, permet une pleine expansion de l'imagination. De par son style, il est un digne descendant de Conrad, qui affirmait :

‘[...] the light of magic suggestiveness may be brought to play for an evanescent instant over the commonplace surface of words: of the old, old words, worn thin, defaced by ages of careless usage594.’

Comme Gatsby, l'écrivain est celui chez qui l'on remarque une sensibilité exacerbée : "some heightened sensitivity to the promises of life" (GG 8). Il peut donc en utilisant les "vieux mots" de tout le monde suggérer une multiplicité de signifiés, et là réside la richesse de ses textes qui seront le lieu de rencontre créatif du lecteur et de l'auteur. L'écriture de Fitzgerald joue avec les limites et s'en écarte en permettant au texte de faire un travail inlassable de production de sens595. Elle construit un espace polysémique où les sens s'entrecroisent au gré de la lecture. Le lecteur devient alors le lieu de rassemblement de cette multiplicité de l'écriture car : "l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais dans sa destination [...]"596. A lui revient le rôle de "faire apparaître la multiplicité invisible du signifié."597. A.Weinstein souligne que dans l'univers de Fitzgerald "le signifiant est infiniment puissant"598. Selon Le Vot, la force des signifiants chez Fitzgerald est plus qu'une simple mise en évidence de la multiplicité des signifiés car la prose de l'auteur dépasse le cadre du langage pour devenir un chant qui traduit au mieux l'émotion ressentie :

‘Ainsi l'émotion se coule dans le moule musical et se l'approprie. Elle y trouve à la fois sa langue et sa pérennité. Les mots ne sont, comme à l'origine la rime en poésie, qu'un moyen mnémotechnique dont le sens importe peu dès lors qu'ils remplissent cette fonction. Ce qui reste et ce qui compte est cette absence devant laquelle l'écriture reste impuissante, la mélodie599.’

Quand il s'agit d'exprimer les sensations les plus secrètes et les plus inexplorées, les signifiants ne sont plus autant choisis pour leur correspondance avec des signifiés mais pour le chant qu'ils suggèrent, pour l'émotion et le sentiment épiphanique qu'ils suscitent.

L'écriture de Fitzgerald est un cheminement qui n'est pas exempt de dangers car elle entraîne le lecteur à la découverte des tréfonds de l'être sous couvert d'aventures romantiques innocentes. Ce cheminement correspond à ces "excursions tumultueuses qui offrent des perspectives privilégiées sur le coeur humain." (GG 8) et que Nick tient désormais absolument à éviter car il en a compris les périls. Tout empreint de dangers qu'il soit, ce voyage de l'écriture est néanmoins le secret de la création de Fitzgerald car, comme l'indique Barthes à propos de Butor, "le cheminement est créateur, et créateur de conscience [...]"600. Le narrateur sera donc le guide chargé de conduire le lecteur au cours de cette découverte ainsi que le remarque Nick lui-même au début de Gatsby : "I was a guide, a pathfinder [...]" (GG 10). Le lecteur se laisse mener, mais en même temps il participe activement à la création de l'oeuvre par son acte de lecture ; "L'oeuvre d'art n'est [donc] jamais liée au repos [...]"601, son cheminement est infini. Ainsi, contrairement à l'idée courante selon laquelle Fitzgerald fixerait les choses grâce à son art, à la manière de Keats602, pour les dérober au temps, on pourrait soutenir l'idée que son écriture bafoue le temps en le prenant de vitesse, c'est-à-dire en menant avec lui une course parallèle puisque l'oeuvre n'est jamais fixée, mais évolue sans cesse avec le temps qui passe.

Ce cheminement de l'écriture de Fitzgerald est en réalité une recherche de la jouissance et une tentative pour dépasser ce qui y fait obstacle. Au jeune Andrew Turnbull qui souhaitait devenir écrivain, l'auteur donnera le conseil suivant : "So forget all that has hitherto attracted you in our complicated system of grunts and go back to those fundamental ones that have stood the test of time."603. Ces "vagissements originels" indiquent clairement que l'écriture vise à obstruer une béance apparue à la naissance et qui marque la fin d'une plénitude jamais recouvrée. Pour Fitzgerald, écrire est toujours cette tentative d'expulsion de la Chose, cette manifestation du désir de reconquérir une jouissance perdue. Avec lui, l'écriture est bien "la science des jouissances du langage, son kamasutra [...]"604.

D'une certaine manière, pour Fitzgerald, l'écriture donne accès à une forme de plénitude alors que, simultanément, elle définit un manque irrémédiable. Manifestement, pour lui, "[...] la Littérature est le mode même de l'impossible, puisqu'elle seule peut dire son vide, et que le disant, elle fonde de nouveau une plénitude."605. Cette plénitude émerge de la jouissance de l'écriture, du cheminement ardu jusqu'au bout de la nuit du désir inconscient, voyage que suit également le lecteur dans une intimité avec l'auteur d'où l'oeuvre pourra surgir. Seule cette errance saura traduire la trame inconsciente de l'existence humaine, elle sera cette expression du désir inconscient qui se cache derrière le langage quotidien. De par son côté évasif et parfois même fantastique, l'écriture romanesque de Fitzgerald exprime avec succès cet autre discours enfoui au coeur de l'être et qui est le seul à dire la vérité.

Notes
586.

- Jean-Paul Sartre, op. cit., p. 52.

587.

- Maurice Blanchot, op. cit., p. 16.

588.

- Matthew J.Bruccoli, Fitzgerald and Hemingway: A Dangerous Friendship, op. cit., p. 170.

589.

- Ibid., p. 174.

590.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 443.

591.

- Matthew J.Bruccoli, op. cit., p. 173.

592.

- Roland Barthes, op. cit., p. 68.

593.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 166.

594.

- Joseph Conrad, op. cit., p. 12.

595.

- Cf. Roland Barthes, "Théorie du texte", op. cit., p. 998.

596.

- Roland Barthes, Le Bruissement de la langue. Essais critiques IV, op. cit., p. 69.

597.

- Philippe Sollers, op. cit., p. 22.

598.

- Arnold Weinstein, op. cit., p. 28.

599.

- André Le Vot, op. cit., p. 538.

600.

- Roland Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 103.

601.

- Maurice Blanchot, op. cit., p. 273.

602.

- Cf. Geneviève et Michel Fabre, Tender Is the Night de F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 97.

603.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 518.

604.

- Roland Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., pp. 13-14.

605.

- Roland Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 131.