Conclusion générale

Pour beaucoup, Fitzgerald demeure encore celui qui admirait naïvement les riches, gaspillait son énergie en frasques absurdes et gâcha son talent et sa santé à force d'alcool. Certes, ce sont là des facettes de l'homme, mais son oeuvre est bien plus que la description étincelante de la société américaine de l'Entre-deux-guerres ou l'expression de sa fêlure personnelle. D'ailleurs, cette riche classe américaine au sein de laquelle évoluent la plupart de ses personnages, qu'ils en fassent partie ou qu'ils y aspirent, n'est pas le paradis qu'elle représenterait pour un admirateur inconditionnel des classes aisées. Elle constitue plutôt le décor urbain d'une sauvagerie toute primitive dont la violence proclame une crise sociale qui s'est aggravée profondément jusqu'à nos jours.

Pour Fitzgerald, cette fêlure sociale culmine dans l'affrontemententre les sexes. La femme libérée de l'Entre-deux-guerres, qui annonçait l'évolution féminine de ce siècle, laisse entrevoir que l'abîme entre les sexes n'est pas uniquement une question culturelle contrôlée par des rites et des traditions, mais un problème structurel, inhérent à l'être humain, c'est-à-dire impossible à dépasser par la seule volonté et les changements de comportement. L'écriture devient alors l'outil d'exploration suprême de la question sexuelle et de l'angoisse qui s'y rattache. Elle est aussi l'expression d'une aspiration inassouvie à une fusion idéale, souvenir nostalgique d'une continuité parfaite disparue avec l'arrachement originel. Enfin, elle est le moyen idéal permettant de s'interroger sur le mystère des origines et d'exprimer le malaise qui en découle. Dans l'essai "Author's House", Fitzgerald écrivait :

‘Well, three months before I was born my mother lost her other two children and I think that came first of all though I don't know how it worked exactly. I think I started then to be a writer610.’

Peut-être souhaitait-il ainsi expliquer que sa lutte pour la vie et la reconnaissance passait nécessairement par l'écriture. Plus profondément, il semble que, pour lui, une fois la plénitude originelle disparue et interdite, le seul chemin possible pour la recouvrer se ferait à travers la littérature.

L'écriture de Fitzgerald est l'exploration continuelle, quoiqu'instinctive, des gouffres intérieurs et des secrets del'être. Elle est un jeu permanent avec les limites, limites de la connaissance, limites du conscient, ou encore limites du dicible. Alors qu'elle erre sur les chemins semés d'embûches de la jouissance perdue, elle dit le désir inconscient, le besoin de complétude et l'angoisse de la division à laquelle tout être est assujetti. Elle échappe ainsi largement au champ d'influence réduit auquel la cantonnait une vision étroite entretenue par des décennies de critiques sans originalité.

Si Fitzgerald est l'écrivain de l'échec, celui qui déclarait : "All the stories that came into my head had a touch of disaster in them [...]"611, il est aussi celui qui est en quête d'une complétude que seule la littérature lui accordera. D'ailleurs, l'acte d'écriture qu'il effectue est déjà fondamentalement un mouvement créatif qui défie la fêlure bien qu'il en soit l'expression privilégiée. Cioran tire les conclusions suivantes à propos de l'auteur :

‘Comme tout les gens frivoles, il tremble d'aller plus avant en lui-même. Une fatalité pourtant l'y pousse. Il répugne à étendre son être jusqu'à ses limites, et il les atteint malgré lui. L'extrémité à laquelle il accède, loin d'être le résultat d'une plénitude, est l'expression d'un esprit brisé : c'est l'illimité de la fêlure, c'est l'expérience négative de l'infini612.’

Bien qu'il résulte de la fêlure, ce cheminement s'avère conduire à la plénitude car, finalement, la fusion idéale avec le lecteur consacrera l'accès de l'oeuvre à l'existence et célébrera l'expérience d'une jouissance par l'écriture que, sans elle, l'individu n'aurait jamais atteinte. Utilisant son déséquilibre, l'auteur parvient donc à une compensation plénière par le biais de son oeuvre. Pour celui qui affirmait à sa fille : "All good writing is swimming under water and holding your breath."613, l'écriture est bien cette expérience risquée, "orgastique" dira-t-il (GG 188), au cours de laquelle l'auteur retient sa respiration et atteint la jouissance alors qu'il s'éprouve dans l'excès, la perte et la transgression :

‘[he] held his breath [...], compelled into an aesthetic contemplation he neither understood nor desired, face to face for the last time in history with something commensurate to his capacity for wonder (GG 187-188).’

Cette étude s'est principalement concentrée sur les cinq romans de Fitzgerald ; cependant, afin de consolider les conclusions obtenues, il serait judicieux, lors de travaux ultérieurs, de considérer les nouvelles, qui constituent une grande part de l'activité créatrice de l'auteur, afin de contrôler si les mêmes hypothèses se vérifient. Par ailleurs, dans un cadre plus large, il conviendrait de s'interroger pour savoir si cette conquête du manque par l'écriture est typique de la littérature aux Etats-Unis pendant l'Entre-deux-guerres et quelles sont ses spécificités chez les contemporains de Fitzgerald. Plus particulièrement, une comparaison avec la littérature féminine de l'époque permettrait d'observer si, en dépit de "la crevasse alpine entre les sexes", la question de la fêlure est traitée dans le même esprit chez les femmes écrivains, démontrant le cas échéant que, malgré les différences, ce sont toujours les mêmes tourments qui suscitent l'écriture et nourrissent la littérature. Enfin, il serait intéressant d'étudier les traces d'influence de l'auteur dans la fiction américaine contemporaine, ce qui confirmerait pleinement qu'il n'est pas uniquement le chroniqueur d'une époque, mais bien l'explorateur intemporel des mystères de l'être. Il apparaîtra alors comme celui qui n'a pas à regretter de ne pas être l'auteur de Nostromo car il aurait "tant aimé sonder cette silencieuse et terrible présence, jusqu'au secret de l'âme."614, puisque, à sa manière, il sait lui aussi nous entraîner par la magie du verbe "aux frontières de la conscience". Bien souvent sa perception demeure instinctive car son écriture touche à des domaines complexes qu'il ne maîtrisait pas, mais ces révélations, qui dans l'ensemble le dépassent, n'en sont que plus percutantes. Une chose demeure certaine, à travers le littérature, qui était l'essence même de son être et de son existence, Fitzgerald a compris la puissance inégalable de l'art et a su parfaitement en user : "It is simply that, having once found the intensity of art, nothing else that can happen in life can ever again seem as important as the creative process."615.

Notes
610.

- Matthew J.Bruccoli, Some Sort of Epic Grandeur: The Life of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 13.

611.

- Francis Scott Fitzgerald, "Early Success", (CU 59).

612.

- Cioran, Oeuvres, Exercices d'admiration, op. cit., p. 1616.

613.

- The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 117.

614.

- Lettre ouverte à Fannie Butcher, dans le Chicago Daily Tribune du 19 mai 1923, Larry W.Phillips (éd.), De l'écriture, op. cit., p. 84.

615.

- Lettre du 23 avril 1934 à H.L.Mencken, The Letters of F.Scott Fitzgerald, op. cit., p. 529.