Introduction

L’histoire de l’art moderne et contemporain révèle de nombreux exemples de peintres qui ont écrit ; parmi eux, Kandinsky, Mondrian, Klee, Matisse, Buren ou encore Barnett Newman et Ad Reinhardt. Des femmes ont également eu recours au langage verbal : Alice Trumbull Mason, Magdalena Abakanowicz, Judy Chicago, Barbara Kruger ou Agnes Martin. Pour tous ces artistes, l’écriture surgit au cœur de la pratique picturale, l’une se prolongeant en l’autre dans un même mouvement ou elle est un moyen d’exprimer des positions idéologiques. A l’inverse, plus rares sont les écrivains qui ont peint ou dessiné. Ce sont des auteurs célèbres, comme Artaud et Michaux et d’autres peu connus pour leur production picturale, comme Strindberg. Certains artistes ayant pratiqué le collage sont également passés d’un médium à l’autre, notamment Motherwell, Schwitters et aujourd’hui encore Jiri Kolar. Deux approches différentes se confrontent : mouvement de va-et-vient chez Michaux ou rapport de complémentarité chez Schwitters et Artaud pour qui la peinture était un matériau sonore semblable à la poésie.

L’expérience d’Anne Ryan, née aux Etats-Unis en 1889 et décédée en 1954, est d’un autre ordre. D’abord poète dans les années vingt puis auteur d’articles et de nouvelles, cette femme écrivain ignorée par les éditeurs, décide en 1936 d’abandonner l’écriture. Privée d’un code, elle cherche un moyen substitutif et se tourne vers la peinture. Elle travaille différentes techniques, la peinture à l’huile, le pastel, la gravure sur bois et le collage. Tout en réalisant des collages (de 1948 à 1954) de manière intensive, elle continue à écrire, des nouvelles et quelques poèmes. Il en résulte une œuvre bifocale qui se tisse du croisement de deux codes énonciatifs opposés, le verbal et l’iconique, à l’intérieur desquels se mêlent différents genres littéraires et plastiques.

D’emblée se pose le problème de la traduction, c’est-à-dire le passage d’un mode d’expression à un autre, en sachant qu’à l’origine de l’activité picturale chez Anne Ryan, il y a manque et privation. Aussi l’écriture plastique aurait-elle pour fonction de pallier une urgence. La question sous­jacente est alors de savoir si un art va « mimer » l’autre 1 . Il convient donc d’observer les procédures de création verbale et plastique à l’œuvre afin de mettre en lumière la singularité de chaque démarche et de s’interroger sur les rapports de transversalité. Quels sont les points de jonction, les divergences ? Quelle est l’articulation entre les deux systèmes sémiotiques hétérogènes, le code linguistique étant linéaire et digital tandis que le code iconique est non-linéaire, immédiat et analogique ? A ces questions se greffent la problématique centrale de l’énonciation et le statut du sujet – sujet déplacé – à l’origine de deux pratiques d’écriture différentes. C’est dans cette perspective du déplacement qu’il faut tenter de cerner la place du sujet : l’œuvre donne-t-elle un double accès au sujet ou s’agit-il d’un sujet différent 2 ?

L’intitulé de cette étude « Texte et texture » a pour valeur emblématique de souligner le passage d’un médium à l’autre. Par son étymologie, le « texte » est un tissu, c’est-à-dire un espace d’entrecroisement et il figure métaphoriquement le lien. Texte et texture : les deux mots sont doublement soudés entre eux, par la conjonction d’une part et par les échos phoniques et sémantiques d’autre part. Le terme « texture » renvoie également au tissu puisqu’il désigne l’activité de tisser, d’entrelacer, de créer des liens. Il sert pour signaler l’agencement des éléments mais aussi la composition, le liant. Par ailleurs, il est fréquemment utilisé en peinture pour qualifier l’épaisseur, le feuilletage d’un tableau et traduire la qualité physique d’un matériau, par exemple les glacis, les jeux de transparence et de matité. En outre, il apparaît de manière récurrente dans les écrits sur la peinture abstraite, notamment pour décrire le travail des pigments sur le support, les effets de lumière, les traces de pinceaux, le grain du matériau. Par son rapprochement avec le tissu, le mot contient également des connotations tactiles et sous-tend le rapport au corps.

Parler de la texture de l’œuvre plastique d’Anne Ryan signifie prêter attention aux constituants picturaux et au support : l’interpénétration des couches, la distribution et la qualité des couleurs, les nervures du bois dans les gravures, le grain du papier et du tissu. Les collages se caractérisent par l’utilisation du papier et du tissu essentiellement, un matériau qui condense et véhicule des impressions et des sensations. Le mot « texture » s’applique aussi à la production littéraire et renvoie à l’épaisseur du tissu linguistique. Texte et texture jouent de leur complémentarité et désignent à la fois le support d’écriture et le matériau sémantique, phonologique et phonétique. Le texte est tissage mais en son creux il donne parfois à voir des trous ou des fissures. Par contiguïté paronomastique, tissure, autre terme pour désigner le tissage, rime avec fissure, comme tissage avec détissage, tresse avec détresse. Le sujet se niche au cœur du texte et c’est entre les mailles de son tissu qu’il est à saisir 3 .

L’objet de cette étude est d’analyser les différents constituants linguistiques et picturaux de l’œuvre à la lumière de la problématique de l’un dans l’autre, du plein et du vide. A cet effet, il semblait nécessaire de séparer les deux types d’écriture car chaque code ressortit à un vocabulaire et à une syntaxe qui lui est propre. De surcroît, les deux pratiques s’inscrivent dans un contexte historique, social et littéraire différent. Chaque partie comporte des analyses détaillées d’un certain nombre de textes, de gravures et de collages. La dernière partie place l’œuvre dans son contexte littéraire et artistique et souligne les raisons qui ont amené l’auteur à se priver de l’écriture verbale. Elle propose, par ailleurs, une lecture synthétique du corpus pour signaler les points de rencontre entre le scriptible et le lisible. Enfin, parler du sujet revenait également à traiter de la question de l’altérité. En conséquence, outre la démarche adoptée de type analytique et sémiotique, il paraissait indispensable d’emprunter des outils au discours psychanalytique.

Ecrivain et peintre, Anne Ryan donne à lire une œuvre multiple et variée, complexe et énigmatique, l’itinéraire d’une femme au parcours méandreux qui invite le lecteur à rechercher le fil. C’est ce fil que nous avons tenté de retrouver.

Notes
1.

Comme l’observe Michel Deguy, un « art mime l’autre grâce à ce qui lui manque et qu’il désire « exprimer » par trans-position ». Voir Michel Deguy, La Poésie n’est pas seule (Paris : Editions du Seuil, 1987) 144.

2.

Le terme « sujet » est à prendre dans le sens lacanien, c’est-à-dire dans son rapport au langage, à l’Autre, à l’inconscient.

3.

Telle est aussi la définition que donne Roland Barthes du texte comme entrelacs et lieu de vacillement du sens. Il écrit : « Texte veut dire Tissu ; mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée générative que le texte se fait, se travaille à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu – cette texture – le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constructives de sa toile ». Roland Barthes, Le Plaisir du texte (Paris : Editions du Seuil, 1973) 100-101