Filer

De l’art de filer

Cette activité dont les origines sont lointaines consiste à travailler le matériau brut, la fibre, et à le transformer afin d’obtenir le fil necessaire au tissage qui depuis toujours est étroitement assimilé au vécu des hommes. Depuis l’Antiquité, le fil a représenté la texture de l’univers et, quenouille et fuseau où le fil s’enroule et se déroule étaient les signes du destin placés entre les mains des grandes déesses, les Parques, femmes détentrices d’un pouvoir puisqu’elles étaient à même de mesurer, avec leur fil, la vie des hommes. Dans La République, Platon raconte qu’au milieu du monde se tient un fuseau qui dévide son fil, un fuseau tourné par la main de la Nécessité. De tous temps, le filage et le tissage sont donc des tâches traditionnellement assignées à la femme, confinée à l’intérieur de la maison familiale. Là, dans la solitude et le silence, elle accomplit des gestes routiniers, dans l’attente d’un retour, celui de l’époux ou de l’amant.

Comme l’indique le titre, c’est autour de la vie d’une vieille fille que s’articule le poème narratif « From A Spinster ». Recluse dans sa maison (« Branded “recluse” and pitied by the curious of the town »), elle est abandonnée à sa solitude 5 . Elle est à l’image de ces femmes qu’Anne Ryan aime dépeindre, des êtres en marge, vivant à l’écart du monde et des hommes, telles ces religieuses enfermées dans un cloître et décrites dans « Parable in Stone » ou « The Kiss ». Les écrits, depuis les premiers poèmes de 1925 jusqu’aux nouvelles dont la dernière, publiée à titre posthume en 1958, rassemblent des fragments de vies qu’Anne Ryan isole et juxtapose à . partir d’un manque ou d’une absence3. C’est d’ailleurs autour de ce lieu du vide à cerner et de la privation que s’articule la production littéraire et plastique de cette femme auteur. « From A Spinster » laisse entendre la voix d’une femme (la préposition « from » dit l’origine et appelle « to ») qui ne rencontre pas d’écho. Seule dans sa maison, loin des autres, elle vit, telle Pénélope, dans l’attente, mais dans l’attente de celui qui ne viendra jamais, ainsi que le laisse entendre la strophe d’ouverture :

‘No one tonight will take the terraced, tangled path’ ‘That leads to this old house...’ ‘No one will come, as usual. ’ ‘And yet I am not at all lonely ; ’ ‘For to keep me company in the level sun which floods’ ‘’ ‘this ginger-bread balcony ’ ‘Will return again the memory-misted frenzy of an’ ‘other summer dusk.’ ‘And the sea at the foot of the cliff which forms the’ ‘black foundation of this isolated house’ ‘Must murmur, and swirl, and be sucked back through’ ‘the rounded rocks,’ ‘To murmur anew its accompaniment to a dream.’ ‘’

Les premiers mots soulignent d’emblée l’impossible rencontre. Les termes négatifs, mis en exergue par leur position initiale, et le parallélisme au vers 6 , traduisent à la fois l’absence de l’autre et la douleur qui naît de cette absence. Les expressions « as usual » et « not at all » dans des énoncés où se conjuguent affirmation et dénégation (« No one will come, as usual./ And yet I am not at all lonely ») de même que la coupure typographique aux vers 7 (« frenzy of an-/other summer dusk ») trahissent ce sentiment. Le poète multiplie les signifiants de la négativité et les échos phoniques pour signaler des points d’achoppement. La répétition et la contiguïté des occlusives (« No one tonight will take the terraced, tangled path ») en sont un indice révélateur 7 . L’allitération en /t/ sature le premier vers au rythme martelé et fait immédiatement écho au titre (« Spinster »). La consonne résonne également dans d’autres termes ou dans des groupes de mots faisant référence à la vieille fille, à son quotidien confiné et monotone, tels « discontent », « cloistered », « austere », « solitary ». A la répétition de la consonne s’ajoute le son /u:/ de « groove » dans « Contentment in its accustomed groove ». Ici, dans le signifiant aux résonances dickinsoniennes – image du sillon tracé dans la terre et lieu du creux – se lit le poids d’une existence routinière et solitaire. Cette idée est reprise à la fin du poème par « the graying drabness of my days ». Dans d’autres textes, c’est l’image de la roue qui dit la routine (« Monica without resistance lapsed into that slowly turning wheel of order » dans « The Kiss » 8 ), l’ennui et la banalité du quotidien (« His days wheeled away commonplace and unexacting, heavy and boring » dans « The Wedding » 9 ).

Le chemin mène à une maison, lieu de l’intériorité et de l’intimité ; cependant l’accès y est difficile. L’adjectif « tangled » renvoie à l’image de l’enchevêtrement et du labyrinthe et répond à « rambling » cité dans le poème mais aussi à « winding » et « maze », autres mots récurrents dans l’œuvre liés à la problématique centrale de l’un dans l’autre. Deux axes s’affrontent : la ligne (« leads to » indique la direction, la voie à suivre pour atteindre un lieu et ne pas s’égarer, sorte de fil d’Ariane) et l’entrelacs, figure emblématique de l’enfermement de la femme, prisonnière de sa solitude et de son corps. La vieille fille se remémore une scène auprès de son amant :

‘How cold, how quaint, I must have seemed !’ ‘No ruffled wide white skirt,’ ‘No tapping satin slipper,’ ‘Was able to soften the stiffness of my pose.’ ‘Turning, I could find him peering, puzzled, doubting,’ ‘Looking from under his clear eyes appraising me. ’ ‘I would not be appraised !’ ‘(...)’ ‘Many studied stilted partings’ ‘Colored the graying drabness of my days.’

Ce qui frappe avant tout, c’est l’enchaînement d’adjectifs associés au corps et à l’apparence physique, des termes également soudés entre eux par les allitérations en /s/ (« skirts », « satin slipper », « soften the stiffness », « studied stilted ») et les assonances. Des groupes de mots se font ainsi écho dans des vers où le poète multiplie les parallélismes (« How cold, how quaint », « No ruffled wide white skirt », « No tapping satin slipper ») et les figures en chiasme (« appraising me./I would not be appraised ! »). Les mots s’empilent et s’ajoutent les uns derrière les autres (« peering, puzzled, doubting »), comme pour signaler la difficulté à dire l’intime. D’autres adjectifs juxtaposés, tels « studied stilted » trahissent les réticences (« I would not be appraised ! ») d’un corps de même que ses désirs (« soften the stiffness »). Cette idée est corroborée par la mise en évidence du je énonciatif dont la présence s’affirme dans la répétition des modaux et dans les indices de ponctuation comme les points d’exclamation. Parallèlement, les structures négatives et le réseau allitératif tissé autour de l’occlusive opposée à la sifflante ont pour fonction de suggérer le repli et la pétrification. D’autres énoncés, tel le distique « So cloistered, locked away my real self lies/In days grown ordered and austere », attestent le sentiment de l’enfermement d’un être emmuré dans son silence, partagé et tiraillé entre le besoin de solitude et de liberté (« from this silence is plucked freedom ») et le désir de l’autre.

A la vision fantasmatique de la femme transformée en princesse pour un court moment (à l’heure sonnante, « tapping », Cendrillon se voit dépossédée de ses plus beaux atours, de sa longue robe et de sa pantoufle de vair/de satin) s’oppose la rigidité et les résistances d’un corps (« skirt », « satin slipper », « soften » contrastent avec « stiffness »). Cette tension inhérente au poème est renforcée par les blancs du texte, les nombreux espaces troués de points d’exclamation et de suspension et le rythme des phrases.

Les vers 1 à 4, par exemple, sont saturés de la consonne /t/ et déploient un rythme ïambique. Les mots sont pesés et résonnent dans un balancement consonantique perceptible également dans le titre. En effet, le signifiant « spin-ster » évoquant l’activité de la femme assise au rouet, convoque des images de mouvement, à la fois de circularité (le mouvement circulaire continu du fuseau) et d’alternance (le mouvement alternatif et rythmique produit par la pédale du rouet).

La femme ressemble à Pénélope qui chaque nuit défait le travail journalier afin d’éternellement renvoyer l’échéance. La répétition de « again » atteste la routine du quotidien (« to keep me company (...)/Will return again»). Elle déroule l’écheveau du temps, rassemble les bribes du passé et coud le tissu de la mémoire (dans « spinster » s’entend aussi le mot « pin », l’épingle qui attache et fixe, l’aiguille qui relie et ravaude). Seule, devant le rouet, elle se raconte des histoires et s’abandonne à ses fantasmes. Quelque chose fait retour (« again », « anew ») qui est de l’ordre du désir (« memory-misted frenzy ») toujours inassouvi car lié à l’éphémère et à la perte. Le tiret entre « memory » et « misted » trace le décalage entre le moment vécu et ce qui reste de la perception d’un désir intense, c’est-à-dire un souvenir flou (« misted » renvoie sémantiquement à « faded » dans « the faded episode of love » et phoniquement à « missed », syntagme important dans l’œuvre). Quant au modal « must », il trahit l’urgence du désir soulignée également par le caractère redondant de certains mots juxtaposés, tels « return again » et par les échos allitératifs. La bilabiale /m/ est une autre consonne dont le son emplit le poème, toujours associée à la notion de fluidité : « Many m om ents flooded with the m usic of his playing », « Com ing through the window to m ingle with the sea ». Ces procédés ont pour effet de surcharger le texte afin de masquer le vide de l’absence, de la séparation. Par ailleurs, le mouvement de va-et-vient perceptible dans le balancement syllabique (« m ur-m ur ») est évocateur du mouvement des vagues, une autre image développée dans le poème.

L’eau est en effet une image récurrente (le signifiant « sea » est le mot de clôture du texte) étroitement liée au désir et au fantasme d’origine. Elle s’inscrit dans des vers à la syntaxe opulente et fluide et au rythme à dominance anapestique qui produit un ralentissement dans le texte :

‘And the sea at the foot of the cliff which forms the’ ‘black foundation of this isolated house ’ ‘(...).’ ‘And the rain and the chill of the sea entered into our meetings.’ ‘(...)’ ‘All the salt, the tang, the freshness of the sea ! ’

Un autre passage montre comment le poétique se glisse dans des bribes d’un langage pré-verbal et comment le texte est traversé par une série d’éléments sémiotiques 10 :

‘And the sea...’ ‘Oh the sea !’ ‘Now like a lady laden’ ‘With flounces frothy white,’ ‘Each wave spreads out pale tinted and transparent skirts,’ ‘Edging vividly the sands with frilled weedy curves’ ‘of green !’ ‘’

Dans le vocatif d’ouverture et les repères de ponctuation se lit d’emblée le rapport entre l’eau et le féminin. La mer est comparée à une femme, objet de désir et de séduction. La syntaxe accumulative et le rythme expansif de la phrase contribuent à l’évocation d’une scène fortement érotisée. L’acte sexuel est suggéré par le mouvement de va-et-vient de la vague, une image reprise et développée dans « December Landscape » où les vers déploient une syntaxe souple, tel un tissu que l’on déroule en ondes superposées :

‘While higher up the beach each wave can thrust’ ‘The wood of wrecks and spread its icy spume’ ‘Among the sucking weeds that mat upon its loom 11 .’ ‘’

Les mêmes mots se retrouvent suggérant le mouvement de la vague (« each wave », « spread ») ou la blancheur de l’écume (« frothy white » répond à « icy spume » lui-même appelant « sperm » par écho paronomastique). Tous ces mots concourent à révéler un corps, c’est-à-dire à le mettre à nu, à le dévoiler tout en le dissimulant. Dans « From A Spinster », c’est un corps féminin qui désire être découvert à travers le voile qui le masque toujours, une idée que sous-tendent les adjectifs « tinted » et « transparent » (« pale tinted and transparent skirts »). A travers ce corps, quelque chose cherche à se dire ou à être montré qui ne peut être formulé que par différents détours (le signifiant « sea » appelle également par homophonie le vocatif « see » pris dans sa valeur monstrative). Le matériau sonore des mots et en particulier les rapprochements phoniques sont un indice révélateur d’une écriture du dévoilement, comme le montre le procédé d’entassement à l’œuvre dans plusieurs vers : « like a lady laden », « With flounces frothy white », « tinted and transparent skirts »,« Each wave ». Au sème de la fertilité et à l’image de la plénitude s’oppose la stérilité du paysage autour de la maison de la vieille fille (« gaunt thin cedars », « scrubby bay », « hardened beaches »). Tous ces mots contribuent à dépeindre la vie d’une femme prisonnière de la routine mais aussi de son propre corps. C’est donc à travers la mise en place d’un discours métaphorique centré sur le corps que le texte laisse entrevoir les pulsions psychiques qui l’habitent.

L’image du flux (« flood »)

12 revient plusieurs fois dans l’œuvre. Elle suggère l’idée de débordement et de profusion. Dans le poème, elle est associée à la mer/mère, figure métaphorique de la fertilité et de la fusion avec l’autre :

‘Thus many hours prim and conversational ;’ ‘Many moments flooded with the music of his playing,’ ‘Leaping across the darkness from the candle-lighted room, ’ ‘Coming through the window to mingle with the sea ;’ ‘’

Cet extrait met en lumière le rapport au corps dans les structures parallèles des deux premiers vers (« many hours prim » et « Many moments flooded ») où l’adjectif « prim » s’oppose à « flooded ». En fait, tout le travail d’Anne Ryan naît de cette tension entre dire et retenir et peut se définir à partir de ces deux mots 13 . L’adjectif « prim » sous-tend la notion d’ancrage au corps et revient avec insistance sous la plume de l’auteur (« Monica was a prim and reluctant person » dans « The Kiss » 14 ). Cette idée est également exprimée dans « Late Blooms the Eglantine » à travers l’adjectif « straight­laced » et la répétition de l’adverbe « stiffly » ou du verbe « stiffen » faisant écho à « shrinking back » (« They lay stiffened in the big bed under the heavy quilts » 15 ). Ici, dans « From A Spinster », l’adjectif « prim » a pour équivalent « stiffness », « pose », « seemed » et « feigned » opposés à « flood », lui-même synonyme de « flow » et « pour ». A partir de ces mots se dessine la structure dialectique de l’œuvre dont les deux pôles sont la necessité de dire et la réticence, voire l’impossibilité de dévoiler les secrets d’un corps, ce corps que l’auteur parvient néanmoins à montrer dans son travail plastique.

Le substantif « flood » a aussi pour fonction métaphorique de signaler la pulsion créatrice toujours associée au fantasme d’origine. Le choix des verbes et la préposition « back » (« murmur », « swirl », « sucked back ») dans la strophe d’ouverture suggèrent en effet un désir de régression. Les mots sont regroupés autour de la sifflante (« sucked », « swirl », « sea ») pour dire le lien entre l’eau et le bonheur originel et la nostalgie d’une symbiose entre la mère et l’enfant. D’autres termes corroborent ce désir : l’écho entre « rocks » (répondant à « foundation » pour évoquer la solidité du matériau) et l’image du bercement de l’enfant (« Rocking so passively on the sun-yellowed balcony... »). En outre, les rochers présentent des formes arrondies (« rounded rocks ») et le bruissement de l’eau est semblable à un murmure, une voix à peine perceptible, protectrice et enveloppante, comme en témoigne la contiguïté des verbes « murmur » et « swirl ». L’image du tourbillon suggérée par « swirl » (reprise dans le texte par « whirlpool ») rend compte de l’idée de circularité et de cycle. Le trajet du poème est donc celui d’un retour (« anew ») vers l’origine (« murmur » est répété), à l’antériorité du mot. Le murmure suggère une perception lointaine, il est l’ébauche d’un son et renvoie à un état premier du langage ou encore aux lallations de l’enfant.

Ainsi le poète associe-t-elle des sensations visuelles et auditives à des images d’oralité en multipliant les labiales et répète-t-elle les redoublements syllabiques (« mur-mur », « sum-mer », « gin-ger »), comme si son désir était d’imprimer dans la pâte sonore des mots et dans le rythme tout ce que le langage ne parvient à dire et à transmettre. Le poétique, chez Anne Ryan, est bien dans cette matière opaque qui habite les mots. Il est également mouvement en arrière, à la fois renaissance et espace privilégié où se déploie le féminin, retour qui requiert un déplacement et des détours. Les images, les comparaisons, les métaphores, bref toute une série de figures de la médiation, sont les outils de base dont le poète use abondamment pour tenter de communiquer l’indicible.

Notes
5.

Lost Hills (New York : New Door Press, 1925) 24-27. Voir Annexes Tome II p. 5-8

6.

Lost Hills, l’unique recueil de poèmes publié, se divise en deux parties : « Impressions » et « Portraits ». Les titres des poèmes portent souvent des prénoms de femmes d’origines diverses, comme « Tin Su Tan », « Magdalene » ou « Rosamond » et la plupart des nouvelles tracent le vécu et l’expérience de femmes, comme les textes sur Majorque mais aussi « Fear », « Ludvica », « She Was Divorced » ou « The Darkest Leaf ».

7.

C’est moi qui souligne ainsi que dans les exemples suivants.

8.

Anne Ryan Papers, Archives of American Art, Smithsonian Institution, Washington D. C. Voir Annexes p. 27

9.

Anne Ryan Papers, p. 10

10.

Le mot est pris dans le sens où l’entend Julia Kristeva. Le sémiotique est cette modalité du procès de la signifiance qui s’origine dans le corps pulsionnel (le rythme, l’intonation, les sons...).

11.

Anne Ryan Papers

12.

Anne Ryan peintre utilise également souvent cette image lorsqu’elle parle de la couleur

13.

Cette réticence à dire ou à dévoiler le corps est à relier aux origines de l’auteur née dans une famille de catholiques fervents de souche irlandaise et à l’environnement puritain dans lequel elle a vécu. Evoquant le passé de sa mère et l’héritage victorien transmis par ses ancêtres, Elizabeth Eaton McFadden raconte : « To the end of her life Mother retained traces of this mid-Victorian tutelage, evidenced by such maxims as “A lady puts her gloves on in her home not on the street.” Mother might laughingly recall that her grandmother always put a coat on, hot weather or not, saying of a neighbor who didn’t, “She went out in her shape.” Yet somehow she always seemed to make summer dresses with bolero jackets ». « Anne Ryan », The Saint Elizabeth Alumna, Spring 1956, p. 4.

14.

Op. cit., p. 5

15.

Anne Ryan Papers, p. 6, 8, 13, 14, 16