Tisser, broder

Devant le métier à tisser

C’est ce travail de tissage que montre « December Landscape », un poème court dont la trame est formée de l’entrecroisement d’éléments visuels et sonores. Il figure à l’ouverture de la cinquième partie du long poème narratif intitulé « Maria Succora » que l’auteur a sélectionné et isolé d’un tout 33 . Poète artisan, Anne Ryan a opéré un travail de découpage et elle livre ici un fragment devenu morceau choisi, une sorte de petit collage, compact et dense.

Le poème fait également songer à un minuscule tableau de facture classique, un paysage marin aux couleurs de l’automne. Il est de type descriptif et, dans le texte d’origine, il encadre deux passages narratifs : le premier porte sur l’attente angoissée de Maria Succora tandis que le second annonce le retour des navires. Il apparaît donc à un moment charnière dans le texte :

‘Winter must glisten on the creaking road ’ ‘And cedars tinge their velvet with a rust’ ‘And winds that imperceptibly corrode’ ‘Draw in the flocks and etch the grasses crust’ ‘While higher up the beach each wave can thrust’ ‘The wood of wrecks and spread its icy spume’ ‘Among the sucking weeds that mat upon its loom 34 . ’ ‘’

« December Landscape » frappe par l’épaisseur de sa texture, c’est-à-dire ses qualités picturales et sa musicalité. Il évoque un paysage automnal de bord de mer et peut se lire comme une peinture. Le premier plan décrit les terres alors que le deuxième dépeint le déferlement des vagues sur la plage, deux parties délimitées syntaxiquement au vers 5 par la conjonction « While ». Le poème déroule une longue phrase, une suite de vers rimés dont le canevas métrique est ababbcc. Ce sont tous des pentamètres ïambiques, à l’exception du dernier vers, un hexamètre. Les vers 1 à 4 deploient une syntaxe cumulative soulignée par la répétition de la conjonction « And » en position initiale. Les vers 5 à 8 évoquent une ligne sinueuse dessinée par les enjambements et l’image de l’enchevêtrement suggérée par « weeds » et le tracé de la lettre /s/ dont la sonorité domine dans ces vers. Par ailleurs, il abonde en mots évocateurs de sensations visuelles, auditives et tactiles et en verbes de mouvement. Il en résulte une texture riche qui compose un texte dans lequel se tressent des réseaux et s’entrelacent des fils (« weeds that mat upon its loom »). Anne Ryan révèle ici le poète à l’œuvre, en train de tramer le texte à partir des mots, des sonorités, des rimes et du rythme, tout un lacis que l’écriture pénètre et traverse, un espace où se croisent des tensions et des contradictions. Dans « December Landscape », les derniers mots « mat » et « loom » sont des signifiants prégnants car ils s’inscrivent dans la problématique centrale de l’un dans l’autre et de l’écriture comme lieu de passage.

Le rythme porte le texte poétique. Ici, il prend la forme du mouvement continu des vagues, évocateur du va-et-vient de la navette sur le métier à tisser. Le poème contient des échos de « From A Spinster » où l’image du flux et du reflux se charge d’un contenu érotique 35 . Le rythme crée une dynamique à l’intérieur du poème étroitement liée au sens qui est passage, n’est jamais fixe mais se fait et se défait sans cesse. Le tout constitue un texte saisi dans sa matérialité, fortement structuré, charpenté par des articulations et des parallélismes (« And cedars », « And winds », « While ») et consolidé par un tissu de vers au rythme régulier. Le tissu sonore des vers est fait de la répétition et du heurt des consonnes /k/, /t/, /d/, de la semi-voyelle /w/, de l’uvulaire /r/ et des voyelles allongées /i:/ et /u:/. Le travail du poète est semblable à celui du graveur qui incise et creuse dans le signifiant, attaque le matériau, comme les éléments qui corrodent le paysage (« the creaking road », « rust », « corrode »). L’acte physique s’entend dans le crissement de la pointe du stylet sur la feuille blanche et dans les butées du langage, comme dans les paires de mots « the beach each » cimentées phoniquement à la césure du vers 5 et dans la rugosité des rimes internes et finales des cinq premiers vers (« the creaking road », « rust », « corrode », « the grasses crust », « thrust »). Il s’agit d’une lutte contre l’érosion du temps (la rouille s’est déjà déposée) mais aussi contre la mort toujours à l’ouvrage, comme le rappelle la présence des cèdres 36 . Travail en creux, dans la texture des mots, là où les sons trahissent une friction 37 , vers l’insaisissable, l’impossible ou le rien car sculpter, peindre ou écrire suppose un retour sur soi. L’écriture s’apparente à un travail de fouille dans la langue, est une poussée violente hors de soi et une matière liquide projetée (« each wave can thrust ») sur la feuille qui ne peut recueillir que des traces, des restes (« wood of wrecks » évoque l’épave des navires et annonce la mort de la jeune fille et de son amant). En outre, les substantifs « woods » et « wrecks » s’associent phoniquement à « weeds » qui fait référence à la fois aux mauvaises herbes et aux habits de deuil 38 . Enfin, au substantif est juxtaposé « sucking » (un écho sonore du nom de la jeune fille, « Succora »), image évoquant la mort, l’engloutissement et la dévoration 39 . « December Landscape » montre que, pour l’auteur, la poésie est avant tout un travail sur la texture des mots. Le poète révèle ici le matériau pictural et sonore dont elle se sert pour donner forme et liant au texte : d’une part, par une série de figures centrées autour de ce qui est aqueux et fluide et, d’autre part, par des images et des métaphores végétales autour d’un texte sec (comme gravé avec un stylet ou un burin). La poésie est bien un espace mouvant et continu où le jeu du montrer-cacher est à l’œuvre et où le langage ne cesse de déborder le signe, par le schéma rythmique des vers et par les sonorités, cette matière invisible dont elle est tissée 40 .

L’épaisseur sonore des mots et la musicalité sont bien des traits caractéristiques de l’écriture tactile et ductile d’Anne Ryan, comme le révèlent d’autres poèmes, tel « Tyrol Christmas » qui s’écoute à la manière d’une comptine 41 . De nombreuses phrases déploient un rythme ternaire d’une grande fluidité :

‘The children do not speak,’ ‘Huddled under thick fur’ ‘On the straw of the sleigh’ ‘And they creep, and they creep, and they creep’ ‘To make place for their mother.’ ‘’

La structure répétitive des vers et le choix des amphibraques et des anapestes confèrent au texte vivacité et élan, ainsi qu’en témoigne un autre extrait :

‘Round and round, round and round,’ ‘Through the turns and the bens,’ ‘By the crests and the fens’ ‘And the road running over iced bridges.’ ‘’

La fin du poème célèbre la naissance du Christ sur un même rythme régulier et boucle le récit sur un trisyllabe :

‘All this in the midnight forest –’ ‘The children, the three poor women,’ ‘The blown candles like small flags unfurled,’ ‘The rugged voice singing, singing,’ ‘All this in the midnight forest’ ‘Wrapped in the midnignt forest’ ‘Of the world.’ ‘’

Le texte se referme sur une image circulaire tressée par le jeu sonore entre « wrapped » et « world », une image de la fusion parfaite et du cocon développée dans « Music » et en particulier dans la dernière strophe :

‘Wound me anew, let fly the lightest arrows’ ‘Winged and adrip with sound, old cares among ’ ‘Be still the speech that silence narrows 42

Le désir du sujet est d’être enveloppé et de ne former qu’un avec l’autre, de retrouver la fusion originelle (« Wound me anew »), d’être transporté et bercé, immergé dans un flot de sons (« adrip with sound »). Le préfixe « a » soudé à « drip » dit le désir d’un état permanent et fait écho à « still ». Les substantifs « sound », « still », « speech », « silence » et « song » reliés entre eux par la sifflante font signe vers un langage au-delà des mots. Cette texture infra-linguistique tisse le discours du sujet, ce fil continu qui traverse les différentes strates du texte, se glisse, disparaît puis réapparaît dans l’œuvre.

Notes
33.

« Maria Succora », Anne Ryan Papers. Poème de vingt-trois pages sur l’attente de l’amant parti en mer, les retrouvailles et le naufrage du bateau entraînant la mort des amants.

34.

Anne Ryan Papers

35.

Cette idée est sous-jacente dans « Maria Succora » : « She moved in rhythm with the cutting air », « Perhaps not again/Would she go so lustrous in the world of men ». Op. cit. p. 9

36.

De vieux cèdres bordent la maison familiale où vivent Maria Succora et sa mère veuve. Ils figurent le mur qui les sépare du monde extérieur, symbole à la fois de protection et de séparation : « As symbols then the closing cedars stood (...)/Walled out the world and all its senseless beat,/Walled fast a widowhood », « High under gables where the cedars brush/ Their old encrusted branches on the wall ». Op. cit., p. 2, 5.

37.

Comme l’affirme à juste titre Pierre Fédida, l’écriture « est gravure, burinage, attaque de matériau par le style – travail dans les résistances qui se livrent à la pensée comme des obstacles ». L’Absence, op., cit., p. 307

38.

Ce mot a des échos tennysonniens et rappelle notamment ce passage de In Memoriam : « In words, like weeds, I’ll wrap me o’er,/Like coarsest clothes against the cold ». A. L. Tennyson, In Memoriam, ed. Robert H. Ross (New York : W. W. Norton & Company, Inc., 1973) 6. Il est aussi un mot clé dans le vocabulaire littéraire et plastique d’Anne Ryan et il est tout à fait approprié pour qualifier ses collages dont la plupart sont faits de morceaux de tissus troués, de lambeaux, de charpie ou de fils.

39.

Dans « Maria Succora », le poète revient inlassablement sur les dangers de la mer/mère (goulue, castratrice) qui emporte tout sur son passage, les navires et les hommes. Seuls restent quelques fragments de la présence humaine : « a fan of sandle-wood, a jar of teas,/A flaming shawl, a carved monastic chair,/A velvet banner of a buccaneer,/A seamans (sic ) chest, a silver cup, a skull,/An ivory cross, an idol’s stolen jewel ». D’autres mots confirment l’idée d’une mer menaçante ( « the sweeping flood », « the cutting sea ») de même que l’image finale: « While two with tangled clinging with their strength going down,/Were sinking, sinking, sinking, where the water spins out... ».Op. cit., p. 4, 5, 21, 23.

40.

Henri Meschonnic dit à ce propos : le poème se fait « dans cette matière que le signe n’a jamais su comprendre, et qui échappe à son pouvoir. (...) Il ajoute : « Le poème se fait dans le silence du signe, qui est le langage du corps, le corps dans le langage ». La Rime et la vie (Lagrasse : Editions Verdier, 1989) 57.

41.

« Tyrol Christmas », The Commonweal , December 20, 1935, p. 208. Voir Annexes p. 19-21.

Into fresh song !

42.

Lost Hills, p. 13