Du sens dessus dessous

« Tin Su Tan » 43 évoque cet espace tramé et feuilleté où se glisse le sens. Il se compose de trois parties: « I : The Song », « II : The Screen », « III : Jade ». Ces trois sections mises bout à bout témoignent d’un même travail obsessionnel, à savoir comment lutter contre l’angoisse de la séparation ou encore comment rétablir l’unité. Anne Ryan est, en effet, sans cesse à la recherche de détours qui permettent de retrouver l’objet perdu, de colmater la faille. Le tissage et la broderie sont des métaphores récurrentes ; elles constituent les indices d’une écriture du recouvrement et de la dissimulation.

Dans ce poème, les mêmes hantises s’affirment avec insistance : l’écoulement du temps, la finitude de l’homme, son angoisse face à l’inconnu, à la mort toujours présente que le poète nomme comme pour mieux la conjurer (« And Death at last, the hour which concerns us least/ Because we shall know nothing of it »). Absente, la mort est une présence obsédante, comme le laisse entendre l’ironie contenue dans l’écho sonore entre « last » et « least » et la répétition de « hour » et « each ». D’autres indices confirment cette idée : l’adverbe « Even » en tête de vers, la juxtaposition et la contiguïté phonique entre le substantif « hour » et le repère temporel « now » mis en valeur par la ponctuation : « Even this morning hour, now, is there ». A l’appel du vide et à l’angoisse de la mort (« morning » appelle « mourning ») s’oppose l’intensité du désir (« we so enjoy together », « This instant is bestowing »). Au coeur du plein s’inscrit donc la fracture (« shafts of punctuating light »), une fragmentation que sous-tend également l’adverbe « each » qui revient de façon obsessionnelle au début des vers :

‘Reveal each hour singly as it comes ;’ ‘Each lotos-blossomed love, ’ ‘Each striving for new fields of rice,’ ‘Each silken hour of forgetfulness (...). ’ ‘’

En conséquence, pour se protéger des menaces extérieures, le poète dresse des remparts, se construit des abris et des espaces clos. Les images liées à la problématique du recouvrement et à la protection abondent : « silken », « shutters », « screen », « sheltering screen », et « shield » répondent à « shell-like » et « oval », figures métaphoriques de l’enveloppe protectrice). Des réseaux sont tissés pour rassembler ce qui est menacé d’éparpillement. Il en résulte toute une concaténation de mots réunis autour de la semi­voyelle /w/ qui est manifestement la lettre de prédilection d’Anne Ryan, l’initiale de « woman » mais aussi du verbe « write » et de son corrélatif « weave ». Ce dernier renvoie tout à la fois au travail de fabrication du texte et à l’écriture plastique de l’auteur fondée sur les notions de passage, de tresse et d’entrelacs. C’est autour de cette lettre que se dit le rapport entre je et l’autre (« double you ») suggéré également par les mots et par l’aura de non-dit qui les enveloppe. Les premiers vers, saturés de la semi-voyelle placée en tête, trahissent cette préoccupation. Les monosyllabes “word”, « wrote », « write », « what » font référence au travail d’écriture et au support. Ils témoignent la volonté d’inscrire les traces d’une expérience singulière, concrète et corporelle, un désir souligné par l’accumulation des phrases interrogatives (« What do you say ? », « Does then a kiss make words ? », « What would you write ? »). Par ailleurs, ils entrent en résonance avec d’autres termes employés dans la deuxième partie qui développe la question du rapport amoureux (« woven images », « sewn », « the colored moths of wooing »). De surcroît, ils prennent une valeur emblématique à la fin du poème avec la référence au ver à soie : « Who of the very worm yet weave/The gorgeousness of silk/To then embroider on it ! ». La question de l’écriture et de l’origine de l’acte créatif est posée. Le poème est le lieu d’une rencontre, d’une interpénétration entre surface et profondeur : l’éclat de la soie dissimule tout en révélant (« discover ») des zones cachées (« obscure », « hidden », « clouded »). Ces parties recouvertes ou masquées sont les trous visibles sur le tissu piqueté par les mites (« moths ») ou encore les traces laissées par les vers sur les cadavres 44 . .

C’est à la femme que le pouvoir de dissimuler, c’est-à-dire de créer et de tresser des liens est donné (« Spin out the legend of these days together/ In a song of many words », « Take up your needle and stitch in for me »). La broderie a pour fonction de recouvrir mais aussi de renforcer le tissu tramé (« Shall we attain immortality - embroidered on the way ! », « as a shield this new-embroidered screen »). Le tiret souligne ici la jonction et fait fonction de fil qui rassemble et unit. Cette idée trouve un écho dans la description qui est faite du char du dieu de l’Amour, figure de la toute-puissance, dont les roues sont cousues de fils d’or épais (« sewn with threads of thickened gold »). Tout concourt ainsi à suggérer la volonté du poète de se contruire des espaces solides et protecteurs. Les substantifs « story » et « song » renvoient à la notion fondamentale de conjonction, d’enchaînement et de liens : « a song of many words », « in company with other storied lovers », « the story of the woven images »). A l’image des Moires qui tissent le destin des hommes, c’est à la femme, décrite comme distante, fragile et délicate (« little maiden », « delicate and small », « beside your sheltering screen ») qu’est confié le don d’immortalité. Elle seule a le pouvoir d’étirer le temps (« Spin out », « In a song », « Then how simply », « Shall we attain immortality »).

La poésie devient ce lieu magique où le possible et l’impossible s’étreignent (« But there is one magic that makes lasting love »), où le temporel côtoie l’intemporel, comme l’indique l’image des profondeurs aux tonalités shakespeariennes, keatsiennes et dickinsoniennes qui dit le croisement du temps et de l’espace : « through unfathomed seas of time ». La dernière partie du poème explore cet espace-temps autre vers lequel dérive toujours le texte, un lieu infini encore insondé, sans cesse à découvrir (« discover » est aussi le verbe de la fin).

« Jade » est en effet centré sur le regard que porte le poète sur le monde, un rapport défini en termes de spatialité et de volume :

‘Obliquely, cut into cubes, and cornered... ’ ‘I see the world through an oval of translucent jade. ’

Ces deux vers laissent entrevoir une double vision marquée par le signe de ponctuation et la figure chiasmique posant le sujet « I » au coeur de l’énoncé, sorte de pivot autour duquel se trame le discours. Ils évoquent d’une part, la perception d’un monde aux formes anguleuses (les occlusives accumulées dans le premier vers renforcent l’idée de rugosité) caractérisé par la fragmentation et le morcellement, comme peut l’être un paysage cubiste (« cut », « sharp patches »). D’autre part, ils donnent à voir la vision d’un monde aux formes harmonieuses et pleines (« an oval »). Cependant, une ambiguïté se lit dans cette structure circulaire : l’adverbe « Obliquely », placé en tête de vers a pour référent soit « I » et dans ce cas renvoie à « oval », la forme de l’oeuf, soit « the world ». Parallèlement, si « I » est le référent majeur, « jade » renvoie alors au sujet, sujet étriqué, confiné, mis dans un coin. Il peut dans ce cas se rapprocher de « folded » décrivant l’œil dans « Lines to a Young Painter » et de « jaded » signifiant la femme éreintée, brisée ou la prostituée, bref, la femme rejetée. La question en filigrane dans l’œuvre concerne en effet toujours la place du sujet dans le monde (le substantif « world » est également répété), une préoccupation exprimée à travers la recherche de figures spatiales englobantes.

L’ovale est une forme que l’auteur aime particulièrement et qu’elle a expérimentée dans le domaine pictural. C’est une figure du plein et de la totalité, l’image symbolique du paradis ou du jardin originel (« milky, mottled green ») à jamais perdu (« No longer exists this garden », « So must the world have been in its beginning ») 45 . L’ovale est aussi la forme métonymique du corps, objet de désir et de la quête sans cesse poursuivie (« I pace again », « to delight again », « as I have before »). Par ailleurs, la pierre de jade, symbole d’immortalité associé à l’amour et à la beauté, est translucide, c’est-à-dire qu’elle offre des parties transparentes et d’autres ombrées. Elle est de couleur verte, d’aspect lisse et veiné (« through a smooth veined stone ») et elle a la texture d’une peau ou d’un tissu révélant son grain. Le poète exprime donc ici son lien au monde dans un rapport fusionnel à la mère. La référence à l’origine, à l’aube du monde (« So must the world have been in its beginning ») associée à l’adjectif « milky » renvoient à la jouissance première du nourrisson. De plus, à la quête des origines est liée la recherche du paradis perdu, autre lieu clos symbolisé par le jardin. Là s’origine l’unité parfaite que sous-tend également l’expression « Pentecostal beauty » : la Pentecôte est le temps de la révélation et, à l’inverse de Babel, célèbre l’harmonie et l’échange. Elle réunit tout à la fois l’universel, le multiple et l’un. Elle est aussi le souffle divin, la parole divine à l’origine du monde qui réhabilite le langage en assurant le lien entre lui et le Verbe (« word » et « world », deux mots clés dans le poème, signent la liaison entre le mot et la chose). Le texte donne un aperçu de ce lieu mythique (« through » est une préposition récurrente dans le poème) car du jardin paradisiaque des origines, seuls restent des fragments (« patches ») qu’Anne Ryan poète et collagiste se donne pour tâche de rassembler et de réordonner (« A cosmic disorder »).

Outre les références cosmiques et maternelles, « oval » renvoie également au travail de construction du texte poétique. Le poème est l’autre lieu mythique du plein (un volume restreint contenant le plus grand nombre de signes) qu’elle fabrique afin de retrouver des traces ou des bribes de l’objet perdu. L’architecture de « Tin Su Tan » est significative car le poème met en jeu un mouvement d’amplification et de rétrécissement. Les premiers vers, par exemple, déroulent une phrase devenant de plus en plus expansive à partir des trois monosyllabes de l’ouverture : « Tin Su Tan ». Puis les mots s’ajoutent les uns derrière les autres pour tisser une longue chaîne, tel un collage superposant différentes couches. L’horizontalité syntagmatique de la chaîne s’accompagne d’une profondeur paradigmatique suggérée par l’iconicité même du texte. A cet axe double s’ajoutent les marqueurs de ponctuation qui émaillent le poème : l’horizontalité est signalée par les points de suspension qui encadrent tous des mots clés, tels « for you », « together », « cornered », « unremembered flowers » ou encore « Pentecostal beauty » et la verticalité par les points d’exclamation (signes de rupture et de clôture). En fait, « Tin Su Tan » met en place une structure en cône renversé : la fin amorce un rétrécissement syntaxique et une fermeture sur les deux monosyllabes « Of jade ! ». La pierre veinée est le sème de la multiplicité et elle figure les couches sémantiques du texte. Par sa position finale, le signifiant « jade » devient la figure métaphorique du gisement du sens. C’est en effet dans ce monosyllabe de clôture suivi d’une exclamation, dans ce mot isolé, en suspension, comme une sorte de reste ou d’effilochure à la chute du texte, bref, dans ces bribes d’un discours obsessionnel que se devine la présence du sujet. « Jade » dit ainsi le désir du plein mais sous-tend également l’idée de fragilité et d’épuisement. De surcroît, le substantif rattaché à « discover » est rejeté à la fin de la proposition, à la suite d’une série d’enjambements, comme pour signaler le lieu où se concentre le sens. Ce rejet est symptomatique car il renvoie à la femme inutile, mise à l’écart et fait écho à « cornered » mis en exergue à la fin du premier vers. Enfin, la mort dessine des ombres menaçantes et sa présence est toujours rappelée (les chrysanthèmes, le ver à l’ouvrage). L’ovale n’est plus entier, seul reste un fragment :

‘Leaving for me – such an obscure one – to discover’ ‘In the quiet of late afternoon’ ‘The hidden meaning’ ‘Of a clouded piece ’ ‘Of jade !’ ‘’

Le poème se ferme sur cette longue phrase centrée autour du sujet (« me » est mis en relief par le tiret), une phrase que le poète émonde pour ne retenir que l’essentiel. Tout un réseau de mots est ainsi mis en place pour indiquer que quelque chose se glisse entre les mots (« obscure », « late », « hidden meaning », « clouded piece » répondent à « translucent jade »), pour révéler une écriture qui cherche à s’approcher de sa cible (« discover » est placé à la fin d’un vers, comme en suspens) sans pouvoir jamais l’atteindre. « Tin Su Tan » montre que le sens est toujours à rechercher ailleurs, dans les strates que constituent les blancs du texte, les repères de ponctuation, le rythme et les entrelacs sonores.

Le sous-titre de la première partie, « The Song », est révélateur à cet effet. « Tin Su Tan » est un poème chantant : le titre porte le nom d’une femme et les sonorités de ce mot retentissent dans le texte 46 . Le jeu des résonances crée une dynamique renforcée par le redoublement des consonnes qui forme une sorte d’écho dans le texte. « Tin Su Tan » est d’ailleurs un poème d’appel, comme l’indiquent les verbes à l’impératif et les nombreux vocatifs (« Let me come in », « O frail white girl,/Take up your needle »). Le rapport à l’autre s’exprime ici à travers cette voix mais aussi à travers les sens, autres lieux où se fixe le silence : l’odorat (« a thousand night-scents speaking for you »), le toucher (« kiss », « that closer silence of my embrace »). L’ineffable se glisse dans les parfums, dans l’étreinte d’un corps où l’être aimé se réfugie ou dans la voix, cette émission ou émanation du corps. Les mots associés au silence et au langage du corps se greffent autour de la sifflante (« night-scents speaking », « say », « closer silence of my embrace », « kiss ») et répondent aux signifiants « song », « Spin », « silken », « sewn », « silk » convoquant d’autres sens, notamment l’ouïe et la vue. Tous trahissent le désir de communiquer et de laisser des empreintes. La soie est la métaphore du support d’écriture sur lequel se niche le signifiant (« With the story of the woven images on its silken back... ») mais elle est aussi l’image emblématique des désirs d’un corps. Elle est une matière lisse, fluide et chatoyante, intimement liée au corps et à sa fantasmatique.

L’œuvre d’Anne Ryan est faite de ce tissu-écran, de cette peau qui est le signe d’une limite entre je et l’autre, entre je et le monde extérieur. Le texte s’apparente à une peau qui est à la fois une « surface de séparation » et une « surface de contacts » 47 où se lit le désir.

Notes
43.

Lost Hills, p. 13. Voir Annexes p. 8-11

44.

Là se situe un autre point d’articulation avec la production picturale. Les trous et autres traces signalant la présence du vide et suggérés par l’écriture forment les nombreux signes perceptibles dans les collages (taches de souillure, gaze...)

45.

La vision du jardin paradisiaque tacheté de vert semble être un écho du sonnet « Pied Beauty » écrit par Gérard Manley Hopkins, un auteur qu’Anne Ryan connaissait bien. Le poète y célèbre la gloire de Dieu à travers la beauté de la nature aux couleurs et formes variées et multiples. Il s’ouvre ainsi : « Glory be to God for dappled things - / For skies of couple-colour as a brinded cow (...) ». Gerard Manley Hopkins, Selected Poems (Oxford : Oxford University Press, 1994) 19

46.

Ce nom, emprunté à la langue chinoise, a vraisemblablement été choisi pour ses qualités sonores. D’autres mots témoignent la même origine, comme la référence au sampan, à la soie, au jade. Par ailleurs, le poème est évocateur de l’atmosphère de certaines peintures ou poèmes de l’art chinois par les thèmes abordés, comme la nature, l’amour, la fragilité de la femme. Une note dans le journal d’Anne Ryan révèle que l’auteur connaissait la poésie chinoise et en particulier le poète de l’époque médiévale, Li Po. Elle écrit en décembre 1938 : « I would like to paint ten panels after Li Po ». Journal of Anne Ryan 1938-1942, Anne Ryan Papers, p. 2.

47.

J’emprunte ces termes à Didier Anzieu. Voir Le Corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques

sur le travail créateur, op. cit., p. 71-72.