Coudre, rapiécer

Entre deux points de couture

« Parable in Stone » 48 montre le rapport étroit entre tissu, désir et fantasmes. Le récit met en scène un groupe de religieuses dans un couvent de carmélites, à l’écart du monde (« It was a poor convent ; people had forgotten it »). Le texte en entier marque une focalisation sur deux novices, séparées de l’ensemble des religieuses et occupées à coudre leur habit pour la cérémonie de vêture. La phrase d’ouverture campe le cadre du récit et les deux personnages féminins, dans un lieu confiné et en retrait, une alcôve : « In an alcove two novices sat sewing on their wedding clothes ».

C’est un moment de détente privilégié, une rupture dans le quotidien de ces femmes (« The long silence of the day was broken in this hour »), l’occasion d’un transport, d’une sorte de ravissement (« They were devoting an hour to those dresses », « It was the hour of recreation »). Une vie intérieure, occultée et contenue, se déploie dans ce temps de l’arrêt. Les femmes se livrent à leurs fantasmes, les corps se délient : « The old nuns, who had been relieved of set tasks in this hour, spread their clasped hands out before them, resting ». Dans la longue pièce où sont assises les religieuses, tous les visages se ressemblent (« Plain tables of white wood arranged in two rows neatly and precisely, were surrounded by identical and repeated figures »). Cependant, derrière les masques (« figures » renvoie à l’image des figurants placés sur une scène) et les habits empesés (« Their starched coifs restricted their motions ») se devinent les pulsions. L’espace s’anime (« everyone moved about as she wished ») et le lieu se métamorphose à la vue des robes de satin qui miroitent dans la lumière fulgurante du soleil. L’éclat et la brillance se concentrent dans l’espace réduit où se trouvent les deux novices : « When the sun shone on the satin it flecked a light into their eyes which prevented them from seeing the next seams for a moment ; then they moved their chairs an inch or two with a little jerk ». Le jeu entre voir et montrer, dévoiler et dissimuler se lit dans le substantif « seams » (la couture, soit l’envers du vêtement) et son homonyme « seems » laissant entendre également « see ». L’accumulation des formes participiales (« they were chatting », « they were discovering for each other », « they were smiling and whispering », « picking », « hovering around ») a pour effet de rendre compte d’un moment unique, d’un hors-temps dilaté (« it was time out of mind », « time had lost its reality »). Dans ce temps intermédiaire et immobile, le féminin, le sensuel et l’intime se révèlent. L’agitation des femmes est le signe qu’elles sont troublées par le désir qui les habite. Par ailleurs, tous les regards convergent vers l’alcôve, lieu attirant car interdit (aux autres religieuses) qui jette le regard des carmélites vers des régions fantasmatiques :Yet they glanced continuously and enviously into that corner reserved by the mistress of novices for her two postulants ; the sight there of the white satin streaming in billows, foaming clearly down to the floor, softened their thoughts. Two or three had not been able to resist coming nearer ; they were smiling and whispering across the bent shoulders, were picking up the scissors fallen to the floor, or a few threads. C’est dans ce coin (la préposition « into » dans « into that corner » renforce la mise en retrait), sorte d’écran ou encore sur les murs blancs de la pièce où les robes blanches dessinent un motif (« The white of their habits flowed against the clear white walls like a pattern ») que se fixent les projections imaginaires. Le blanc (la couleur des murs, des tables, du tissu de satin, du tulle et de la dentelle) envahit l’espace. La couleur habite le lieu et les personnages, les enveloppe 49 , voire les engloutit : le tissu léger se métamorphose soudain et pèse comme un linceul (« would feel in that moment of renunciation, the weight of the pall », « a first shroud »). Les deux religieuses cousent l’habit pour la cérémonie de vêture qui marque l’entrée dans une vie de servitude et de sacrifice, ainsi qu’en témoignent le choix des verbes au passif et la référence à l’autel (« Now their stitches were mingled with a feeling of awe as though they had already reached the last steps of the altar, were prostrate, were taken »).

Dans ce lieu et dans ce temps de l’imaginaire, les interdits sont franchis : la répétition de l’adverbe « yet » en début de phrase signale la . rupture avec le temps linéaire : « To gossip is against the rule and they avoid vanity. Yet they were chatting », « The old nuns, who had been relieved of set tasks in this hour, spread their clasped hands out before them, resting. Yet they glanced continuously and enviously into that corner ». Le vocabulaire de la fluidité et du mouvement dit l’assouplissement des corps (l’image de la vague et de l’écume est reprise et elle s’associe au verbe « flow » récurrent dans le texte). La parole se délie (« the talking was gentle and gay », « a high note of happiness flowed in their voices », « she continually told her age, mentioned it, caressed it »). Le désir se lit dans le jeu des regards, sorte de jeu de miroirs que figure l’image du kaléidoscope :

‘(...) they were discovering for each other the best pages of a book, a new stitch, or a rare color painted in the corner of a vestment ; or they looked through a kaleidoscope. ’

Le désir a attisé le regard de ces femmes (« were discovering », « a new stitch », « a rare color »). Par ailleurs, « stitch » renvoie à la fois au point de couture et à l’aiguillon du désir.

C’est donc dans l’intervalle entre deux points de couture que figure le pan de tissu qui court entre les doigts des novices (« The white satin, the lace, the tulle which now moved through their fingers »), qu’est à rechercher le sens de « Parable in Stone ». Moment d’éblouissement, d’apparition et de disparition de la lumière : aveuglées par les reflets du soleil sur le tissu, les deux religieuses ne voient plus les points de couture. Moment en suspens où se glisse le fantasme. Le texte dessine ainsi la frontière entre le temps linéaire limité (le moment de la détente ne dure qu’une heure) et le hors- temps inconscient. La nouvelle intitulée « The Kiss »47 est portée par le même discours à forte charge fantasmatique. La scène se passe également dans un lieu en retrait, un hospice tenu par des religieuses, autre lieu de l’oubli (« these old fogotten women waited ») où des femmes âgées et seules viennent y finir leurs jours. La couture est leur occupation quotidienne. La tâche assignée à la femme, Monica, décrite dans la nouvelle, est de confectionner des coussinets destinés à boucher les fissures au bas des fenêtres : « cracks », précédé de l’adjectif « small » au superlatif, reprend le thème de la fêlure et du vide : She was making the thick neat pads for the base of the windows – even the smallest cracks of wind are felt by old flesh. Every autumn it was someone’s task to fit the sills with a pad of pieces of the nuns’ discarded habits. Nothing was wasted here, nothing thrown out until it fell apart 50 .

Les mots disent le rapport étroit entre le travail d’assemblage ou de couture et le souvenir qui émerge par intermittence : Right in the midst of this making a little wreath of a memory appeared. In the most unexpected places, even in the chapel sometimes when she should be tending to her devotions, her simple prayers, a clear hour of her love would return, lasting only a few minutes perhaps, but definite as an etching under glass. In this moment she had remembered one whole day she had spent with her lover. (...) All this came back to her between two stitches on the brown cloth 51 .

Ici, le temps du souvenir vient s’emboîter, se « faufiler » dans le temps chronologique (« Right in the midst of this making » est repris par « All this came back to her between two stitches on the brown cloth »). Le souvenir se glisse entre deux points de couture et le passé revient avec insistance : le modal « would » trahit l’acuité du désir tout en soulignant le caractère répétitif de telles scènes (« a clear hour of her love would return »). En outre, le désir de retenir le temps afin de revivre le passé se lit dans la comparaison avec la gravure placée sous verre. Le moment du désir est encadré et revécu dans son intensité (« she had remembered one whole day she had spent with her lover »). Les limites du temps sont effacées et le souvenir s’inscrit dans l’immédiateté de la perception (« clear », « definite »). Cette idée trouve un écho dans le verbe final qui traduit le refus de la séparation : « Monica walked to the dead face and lingered over her last kiss ». Dans le geste de la femme et dans ce moment de l’entre-deux (la femme est hors de l’hospice juste le temps de voir son amant mort une dernière fois) se fixe l’intensité du désir toujours relié au manque.

Le désir s’accompagne d’une succession d’images antithétiques associées au corps (« her dress was stiff and trembling with her joy », « they spent their time whispering and staring not daring to stretch their hands », « now the danger was sparkling, intense. Monica was a prim and reluctant person »). De surcroît, comme dans « Parable in Stone », la scène est décrite par un narrateur omniscient qui livre les pensées des personnages, notamment leurs craintes, leurs réticences et leurs désirs les plus intimes. Ainsi la répétition du modal « must » accompagné d’énoncés à la forme passive trahit-elle les tensions qui les habitent et figure-t-elle la voix de l’autorité, sorte de Surmoi, l’énonciateur des interdits qui dicte, réfrène les passions et rappelle toujours sa présence :

‘It was plain now that memories must be forgotten, put aside and only ’ ‘the task heeded. Everything must be made tight and close for the coming winter, new pads to replace those soiled or eaten by moths must be made ready in a day or two... 52 . ’

Le couvent est le lieu par excellence de l’interdit, comme l’affirme le narrateur dans « One Life, Raquel ! » :

‘In a convent a journey of a day from one end to the other, from the first bell to the last, is a smooth groove. Class was tedious. (...) The oak forest bronzing with autumn which Raquel could just see from her seat beside the window became a place of many imaginary adventures for her. No laborer ever made a short cut through it ; the gardener never went near it. When there was recreation out of doors, this immense curtain of grees (sic ) obscured half the sky. It was out of bounds. Forbidden 53 . ’

L’image du sillon au tracé régulier et lisse dont le creux est renforcé par l’écho sonore « smooth groove » traduit une impression de pesanteur et dit la monotonie de la vie des religieuses tandis que l’interdit s’affirme dans un énoncé concis et abrupt : « Forbidden ».

La femme apparaît donc comme un être soumis que le quotidien plonge dans la passivité : « Monica without resistance lapsed into that slowly turning wheel of order ». Elle est à l’image de la vieille fille décrite dans « From A Spinster » dont l’existence est monotone et austère (« days grown ordered and austere »). Aux adjectifs « tight » et « close » reliés à l’idée d’enfermement, d’un lieu (« the frosted front door ») mais aussi d’un corps, s’ajoute une prolifération de mots exprimant l’ordre et le devoir moral (« neat » revient à plusieurs reprises de même que « plain », l’adverbe « exactly » dans « she turned the corners exactly » et les structures symétriques comme « they [the nuns] knew what was best, what was just ». Ces énoncés sont encadrés par des passages où sont développées des images ascentionnelles sexuées (l’acte sexuel n’est jamais nommé mais simplement désigné par le pronom « it » (« For some reason or other they had just been able to do it ») :

‘dusk ’ ‘As the evening of that day when they had gone into the country together began to fall, Monica wished to do something extraordinary, she wanted a climax, an exclamation mark to her delight. There was a mountain near that was very steep overlooking the town they had left. Monica wanted to climb to the top, to the overhanging rocks and watch the lights come up in the darkness, restless and quivering as jewels. By night the valley would be clustered and alive as though the lights were a fruit and the shadows dark and challenging boughs. John Corbin was ready for any whim. She would never have dreamt of going up the jagged rocks herself but now the danger was sparkling, intense 54

Cet extrait montre combien les mots sont lestés d’un contenu érotique et comment le refoulé fait surgir des images de puissance et de plénitude. Le vocabulaire est centré autour de la notion de désir et sous-tend l’idée de plénitude sexuelle (« wished to do something extraordinary », « wanted a climax », « wanted to climb to the top »), désir où se côtoient le danger et l’interdit (« the danger was sparkling, intense »). D’autres éléments corroborent ce sentiment, comme les jeux d’ombre et de lumière (« restless and quivering ») et les images de fertilité (« clustered », « fruit »). Le désir se manifeste avec d’autant plus d’acuité qu’il est l’expression du manque. Il en résulte un récit surchargé de termes négatifs (« nothing », « not really », « the only thing », « not a tree, not a shrub ») et un texte traversé par la mort omniprésente, comme le soulignent les images et les comparaisons (« a good place to stay, quiet as the tomb », « the black seemed like a length . of pall », « Monica felt as though she was falling through a pale unending sea »). Les points de couture sont donc aussi des points de suture destinés à masquer les trous et à panser la blessure.

Ainsi la tâche de l’auteur s’apparente-t-elle à celle de ces femmes solitaires, le plus souvent mises à l’écart : femmes occupées à filer, à tisser, à fabriquer ou à ravauder le tissu dans le but d’habiller le corps et de le recouvrir pour le dissimuler et le protéger. Comme Pénélope qui défait la nuit ce qu’elle a tissé le jour, Anne Ryan revient sur son métier, déroule le flux des images et laisse filer le récit pour s’inscrire dans une continuité et pour différer la mort. Elle coud, tresse et noue. Elle ourdit une vaste toile, rapièce, faufile et surfile sans relâche afin d’empêcher la trame de se trouer.

Notes
48.

Anne Ryan Papers. Voir Annexes p. 25-26

49.

L’on songe à l’étude passionnante qu’a faite Georges Didi-Huberman du tableau de Fra Angelico, l’Annonciation où il montre comment la couleur du fond, le blanc, parvient à s’imposer et à posséder le spectateur. Devant l’image (Paris : Editions de Minuit, 1990)

50.

Anne Ryan Papers. Voir Annexes p. 26-29

51.

Ce travail d’assemblage à partir de morceaux de tissu usagé préfigure le travail d’Anne Ryan composant des collages à partir de ses propres vêtements usés et objets de son environnement familier. Voir partie II, chapitres 5 et 6.

52.

C’est moi qui souligne

53.

C’est moi qui souligne. 51 Op. cit., p. 24.

54.

Tous les mots rajoutés de la main de l’auteur apparaissent en italiques