L’expérience de l’abîme

Le poids de la solitude

La solitude est un sentiment douloureux qui habite la plupart des personnages appartenant à l’univers d’Anne Ryan. En effet, l’œuvre se tisse d’une juxtaposition de vies isolées et présente un assemblage de figures en marge de la société souffrant de l’absence et de la séparation. Les titres de certains poèmes ou des nouvelles sont significatifs car ils inscrivent la coupure, la perte ou la privation, tels « She Was Divorced », « The Mad Woman Thinks of the Child Denied Her », « Mary Salome, Widow » et le titre même de l’unique recueil de poésie, Lost Hills . Ce sont souvent des êtres victimes du rejet des autres, comme la vieille fille dans « From A Spinster » montrée du doigt, comme marquée au fer rouge car différente (« Branded “recluse” and pitied by the curious of the town » 92 ) ou la femme dans « Magdalene », objet de mépris (« What mouth for me without a sneer ? » 93 ).

La souffrance née de la solitude est exprimée dans la poésie mais le thème revient avec plus d’insistance encore dans les nouvelles écrites au début des années cinquante 94 . « Ludvica », par exemple, trace la vie solitaire d’une employée de maison, une étrangère loin de son pays d’origine et dont l’avenir est incertain :

The uncertainty of her life sank into Vica’s mind. She was so lonely that she felt like going up to people when she passed on the street and saying something to them 95 .

L’ouverture du texte signale d’emblée le rejet et l’exclusion par le choix des structures passives et le ton assertif : « After two years as a servant in the family of a leather merchant it was settled that Ludvica was to be dismissed » 96 .Le vocabulaire dit la distance et la séparation contenues dans le titre (le prénom de la femme aux sonorités germaniques) et dans l’attitude méprisante des enfants : « Every once in a while she would touch the thin shoulder blades (...). But the child with a smile in which there was something of impishness, disgust and shrinking, would curl away and this made a dull rage fume in Vica’s heart » 97 . Le mot « shrinking » que l’auteur répète dans son œuvre se retrouve ici et s’associe à « curl away » pour exprimer le recul et le repli, un écho également de « cringe away » dans « She Was Divorced » (« She was crying with shame and fear as if she cringed away » 98 ) ou de « recoil » dans «The Wedding » (« He recoiled as if he had been struck » 99 ).

Le même sentiment de solitude profonde se lit dans « The Darkest Leaf » où la scène se passe à la campagne, dans une ferme isolée de Pennsylvanie 100 . Seul depuis la mort de femme, John Wilton souffre en silence du poids de l’absence de l’autre :

He wanted so much the dim comfort of someone else in the house with him, of another footfall or a breath upon the glass as a face looked out the window ; he wished for someone to talk to, to consult with, to answer questions, for someone to pull the wellchains, to feed the pony, to close the door at night, not to be alone 101 .

Cette longue phrase qui accumule des détails de la vie quotidienne est encadrée par deux énoncés opposant le désir (« He wanted so much » est repris par « he wished for ») et la réalité (« not to be alone »). Par ailleurs, les mots centrés autour de l’idée de solitude et de silence sont souvent associés à la vieillesse et à la décrépitude de l’âge (« Decay and the silence of decay were all around him » 102 ). La hantise du viellissement, également à l’origine de la souffrance, apparaît en effet de manière obsessionnelle (« The long monotony of age and the sorrow of age engulfed him » 103 ). L’image du gouffre est d’ailleurs reprise constamment pour dire l’abîme que l’âge notamment creuse entre les êtres, une distance renforcée par la pression des conventions sociales, comme dans « The Kiss » : « That they should be together was, of course, out of the question and a month before she left they spent their time whispering and staring not daring to stretch their hands across the abyss that kept them apart » 104 . Enfermée dans un hospice, la femme, Monica, vit alors par le souvenir (« she was never too engulfed to remember occasionally what had happened » 105 ).

Les protagonistes dans « Eighty-One » et « Lost Hills » sont également deux figures de la vieillesse mises à l’écart des autres. « Eighty-One » décrit un homme que l’âge, la cécité et la perte progressive du langage, placent hors du monde, des références et des repères 106 . Aveugle, celui-ci est un être amputé, victime d’une double mutilation : il est privé d’un organe sensoriel, la vue, mais aussi de son identité : « Along the wall where light need never shine/Was placed their blind man’s unobtrusive chair ». L’adjectif « unobtrusive » dit à la fois l’absence par le préfixe négatif et la présence trop ostentatoire, celle que l’homme impose et qui gêne le regard de l’autre, un sentiment corroboré par ce fragment de discours rapporté (« He always does that, and I wish he’d stop ! »). Seul un gémissement continu, sorte de cri intérieur, s’échappe de ses lèvres pincées (« A wasted whistle of no note or drop/Pursed from his lips »), l’écho d’une voix qui cherche à communiquer mais dont la tentative reste vaine. L’absence de communication est aussi au cœur de « Lost Hills » où le mur, une autre image récurrente dans l’œuvre, figure la séparation 107 . Comme dans « Eighty-One », l’homme est placé sous le double regard scrutateur des personnages extérieurs et du narrateur-témoin :

‘He was my neighbor ; but we never spoke.’ ‘Two men grown silent on the wheels of work ;’ ‘And yet I grew to know him each day –’ ‘The hedges of our yards could not quite keep’ ‘The glimpse I had of him on summer nights 108 . ’ ‘’

La césure nette au début du décasyllabe d’ouverture, de même que les termes négatifs et l’opposition entre proximité (« my neighbor ») et distance attestent l’impossible rencontre et, comme dans le poème précédent, se fait lire ici le regard destructeur des autres : « Aloud they said, waiting for him to hear :/« The ugly thing, no girl would look at him » 109 ). De cette souffrance naît le sentiment douloureux de solitude intérieure qui pèse sur de nombreux personnages.

Dans « The Wedding », l’aveu de la jeune fille, Hettie, de son amour pour son père adoptif, est à l’origine d’un trouble intérieur et d’un malaise incommunicables : John Trimble grew solitary and distant. He never made plans as he used to and his business suffered. The secret was dark in his mind ; his days were useless. (...) His days wheeled away commonplace and unexacting, heavy and boring, as if there were no end but that all was the end while in the center of his thoughts he strangely held her and loved her still 110 .

A travers cette écriture du secret et de la réticence (« this undercurrent of fright and anxiety » 111 , « Some terrible secret was hidden in Hattie’s mind » 112 ) se dissimulent toujours la peur et la menace de l’interdit (« All your values are twisted. (...) He recoiled as if he had been struck » 113 ), une idée également sous-jacente dans « The Darkest Leaf ». Là, un père observe la souffrance de sa fille secrètement amoureuse d’un prédicateur (« her father watched her suffer, sat there silently »), une souffrance que les mots sont impuissants à révéler (« He knew well the reaches and the depths the emotions can take and he could do nothing to soothe her » 114 ), qui laisse l’être seul face à lui-même. Jessie se souvient d’une scène antérieure auprès de Ira :

He moved beside her with his mouth trembling, questions and reason were useless and they sat together. At once that other night came back to her mind when they were close together before and she was sure the identical pain was spreading in this hour for Ira as well as for her and that they would feel it, but singly and bitterly, each for his own hurt 115 .

Une limite s’inscrit toujours entre soi et l’autre (« singly », « each », « own » sont récurrents). L’adverbe « singly » rend compte de cette barrière infranchissable. Il est aussi l’expression de l’affirmation de l’individualité et renvoie à ce qui est propre au sujet, à cette part secrète et intime en lui. Sous la plume de l’auteur, le mot revient de façon inlassable (et prend parfois l’appellation de « self ») pour signifier ce lieu clos, le moi, siège des émotions et des désirs inconscients du corps.

Notes
92.

Annexes p. 5.

93.

Poème étudié p. 102-103

94.

Outre quelques poèmes, l’auteur qui se consacrait alors entièrement aux collages a écrit quatre nouvelles dont « Fear » (1952), « Ludvica » (1953), « She Was Divorced » (1954) et « The Darkest Leaf » (1958).

95.

“Ludvica”, The Paris Review, 1954, p. 120.

96.

Ibid., p. 116

97.

Ibid., p. 117

98.

« She Was Divorced », Folder Magazine, 1954. Voir Annexes, p. 38-42

99.

Anne Ryan Papers, p. 10

100.

« The Darkest Leaf », Botteghe Oscure, vol. 22, 1958.

101.

Ibid., p. 281.

102.

Ibid., p. 272

103.

Ibid., p. 273

104.

Annexes, p. 27.

105.

Ibid., p. 3.

106.

Lost Hills , p. 23. Voir Annexes p. 5.

107.

Anne Ryan reprend ici le thème du mur exploité par Robert Frost pour dire l’aliénation et la solitude, des préoccupations qui apparaissent également dans ses dernières nouvelles.

108.

Annexes p. 11

109.

Ibid., p. 35

110.

Anne Ryan Papers, p. 10

111.

Ibid., p. 1

112.

Ibid., p. 2

113.

Ibid., p. 9

114.

Op. cit., p. 306

115.

Op. cit., p. 305