Les clôtures du moi

Le territoire du moi est un lieu secret, sorte de soubassement ou structure fondamentale dans la constitution du sujet, ainsi que le sous-entend l’auteur lorsqu’elle écrit:

‘Every man and woman contains, underneath those surface actions and expressions to which we give the name “life”, an inner, secret existence, the form or manner of which we can only guess, but which to that individual is what life is made up of 116 . ’

Pour désigner ce lieu limité et confiné, Anne Ryan a recours à des images d’intériorité, d’enfouissement et d’enfermement (« underneath », « inner secret existen 117 ce »), comme aussi dans « From A Spinster » (« So cloistered, locked away my real self lies ») ou encore dans « Grief » (« Each self within its wall » 118 ). Le mur figure l’enclos du moi qui se pose comme une frontière entre je et l’autre et je et le monde extérieur, sorte de noyau et d’espace protégé (« core » et « reserve » sont répétés) 119 . De nombreux textes emblématisent ce territoire du secret, là où quelque chose sourd et que les mots ne parviennent pas toujours à formuler.

C’est ce que l’auteur cherche à révéler dans « Outside of Rome » où elle décrit un berger qu’elle saisit dans son intimité la plus profonde : « the shepherd had a world in himself and in his songs, a world which he thought no one suspected » 120 . Le texte oppose deux séries d’images reliées d’une part, à l’obscurité, au silence et à la solitude et, d’autre part, à la fluidité.

La scène se situe à la périphérie d’une ville, dans un endroit désert où les maisons ressemblent à des forteresses (« In the daytime it is a perfectly blank street », « it is lined with deserted houses as flat as the walls of a fortification »), un lieu clos et étouffant d’où rien ne s’échappe (« There is no outlet the whole way », « It is a place where each night a hollow silence returns ; echœs leap from wall to wall »). Les mots « blank » et « hollow » sont significatifs car ils renvoient au vide et font signe vers ce qui est en retrait, vers le silence et la solitude (« loneliness », « shadows », « the greater and greater silence », « It became darker and darker », « dark », « dull », « a silence grew on the peasant, a silence as heavy as moss »). Quant au substantif « outlet », il implique le travail des pulsions à l’œuvre. C’est par le son de sa voix que l’homme se dévoile :

Gradually, without realizing it, in the greater and greater silence the peasant raised his voice into a snatch of song, and the tune which had just come into his head echoed in that hollow place, grew, expanded, until it became a river and glowing and mighty sound. (...) It was as if this peasant felt so alone here, so unobserved, that he let spring forth everything which was gay and free in his nature, just as a child acts when unnoticed.

Le texte dit le surgissement (« spring forth ») et la fluidité. Les sons se déversent avec profusion (« a river of glowing and mighty sound » est repris par « the torrent of song » et fait écho à d’autres mots répétés dans les écrits, comme le verbe « pour »). Ils sont tel un cri intérieur qui ne peut plus être contenu et qui résonne par la puissance de son émission (« echoed », « The straight walls acted as drums magnifying »). C’est une voix amplifiée (« grew, expanded », « magnifying ») qui s’échappe d’un corps. De plus, l’auteur accumule les images d’intériorité liées au territoire protégé du moi (« the reserve of a man », « a world in himself », « his privacy ») qu’elle décrit comme étant menacé. En effet, l’homme est observé et épié (« The artist who was following crept from shadow to shadow spying on his voice »). Sa voix a attiré l’autre, l’étranger, figure de l’intrus. Fasciné par cette voix, l’artiste le suit et, un soir, lui demande de chanter (« Sing something »). La réaction du berger est soudaine et violente :

‘With those two words something terrible was loosed ; a labyrinth, a bitterness, was opened. The shepherd turned violently. He was so surprised that his privacy had been intruded upon that he became infuriated. ’

L’auteur révèle ici les complexités de l’être aux prises avec des forces inconscientes, comme le suggèrent l’image du labyrinthe et le vocabulaire : « That was how the shepherd answered an intrusion, and he would have plucked the stars out of the sky or riven the top of the hills to vent his fury » (« plucked » et « riven » traduisent l’arrachement et la coupure). D’autres verbes et expressions associées à la violence verbale et physique dominent à la fin du texte : « Low and filthy curses (...) were caught in his hiss », « plain and horrible words poured out », « blasphemous rant », « fighting », « struck », « clenched fists, bulging and horny », « plucked », « fury », « destroyed », « And now they were stoning each other ».

Les mêmes sentiments s’expriment dans « Lost Hills » où la violence est liée à la perte de l’objet désiré. Le poème présente une scène où le personnage, sous l’œil du narrateur, est décrit dans son jardin, fasciné devant un pêcher en fleurs :

‘He gazed up, daring, to the fluttering pink,’ ‘And stretched thick hands to feel this youngest green’ ‘As though to grasp and make this beauty his ;’ ‘And bending down the blossoms to his face’ ‘Mingled his breath with loveliness alive... 121 . ’ ‘’

Les sensations visuelles et tactiles culminent dans cet extrait pour suggérer un fantasme de fusion. L’accumulation de ces mots auxquels s’ajoutent les vers « Touching the petals of this tender spring » et « Fingering the moment out of all his life », tous reliés au désir, a pour effet de dévoiler une intimité (« Here was a seeking pitiful disclosed »). Le désir de l’homme est de palper la chose (« stretched thick hands to feel this younger green ») pour atteindre son essence (« the beauty of the thing »). L’œil se fait extension du toucher (« grasp », « gathered all its blues », « Groping »). Cependant, ce moment vécu avec intensité est de courte durée et le texte révèle la violence qu’entraîne la perte par une succession de verbes de mouvement :

‘Slowly he let the branch he held bend back.’ ‘And like a rancid wind, a hot dismay’ ‘Poured through his clouded wits, a fury spit’ ‘And lashed him to a wrecking height of storm.’ ‘I saw him rip the petals from those boughs,’ ‘And shake, and shake, with all his savage strength’ ‘The cracking limbs in tall tremendous reach –’ ‘Rained, as he stamped, by soft and shattered pink ;’ ‘Welled in a hate he did not understand,’ ‘Rebellious, terrified, at having lost’ ‘That far vague height he could not climb again 122 .’ ‘’

Les images empruntées à la nature et en particulier au déchaînement des éléments (« like a rancid wind », « a fury spit », « lashed him », « a wrecking height of storm ») montrent que l’homme est mû par des forces qu’il ne contrôle plus (« a hot dismay/Poured through ») et ne comprend pas (« a hate he did not understand » répond à « beauty’s strangeness », « those things/That still go nameless », « Beauty remains the query and the cry ! »).

Cet extrait est l’écho d’un passage précédent où se retrouvent les mêmes mots reliés à la vue et au toucher pour suggérer d’une part, les désirs inconscients d’un corps et, d’autre part, la quête impossible. L’objet désigné est un calendrier en papier sur lequel est représenté un vase chinois de la dynastie des Ming :

‘He traced his fingers up the graceful height,’ ‘And gathered all its blues with hungry eyes,’ ‘And frowning, let it drop. Then I could see’ ‘His pudgy face with eagerness wiped out. ’ ‘Groping he’d lost the beauty of the thing –’ ‘As shells half-filled with water on a beach’ ‘Lose all the blue and sparkle of the sea ! 123 ’ ‘’

L’écriture est donc une sorte d’acheminement (« We grope, we seek ») vers des contrées secrètes et ineffables où se côtoient l’étrange et le familier. La poésie d’Anne Ryan cherche à sonder ces espaces flous et lointains qu’elle évoque par des mots souvent imprécis, comme « far », « vague » ou « thing » utilisés dans ce poème, signe que le langage est toujours à côté du référent, dans le champ du semblant et de l’incertain. Ainsi laisse-t-elle voir des bribes d’un discours inconscient en montrant les effilochures et les béances (« that blank that always came »70) que le texte ne peut occulter.

Notes
116.

Extrait d’un court texte non titré et non daté, Anne Ryan Papers.

117.

Annexes p. 7

118.

Ibid., p. 3

119.

Pour Max Loreau, « il y a d’une part, le moi insaisissable et dérobé et, de l’autre, le monde réel ». La Peinture à l’œuvre et l’énigme du corps. Op. cit., p

120.

The Commonweal, September 21, 1932, p. 490. Voir Annexes p. 30.

121.

Annexes p. 13

122.

Ibid., p. 13

123.

Ibid., p. 12. 70 Ibid., p. 14.