La quête impossible ou l’insoutenable intensité du réel

En effet, les figures du vide émaillent l’œuvre d’Anne Ryan. Plusieurs poèmes évoquent cet espace vacant qu’est le réel, tel « Grief » où il est une sorte de bouche dévorante (« gaping grief »), un gouffre où se précipite l’angoisse et se nichent les peurs obsessionnelles, comme en témoignent le vocabulaire et le ton élégiaque du poème :

‘O hear me grieving as I pass’ ‘On these unending roads that mass’ ‘New burdens as they run !’ ‘With velvet this autumnal night’ ‘Will mantle waning day.’ ‘What black can cover up the sight’ ‘Of gaping grief, or smooth this white’ ‘Inevitable way ? 124 ’ ‘’

Le texte sous-tend une présence menaçante et obsédante soulignée par les préfixes négatifs « unending » et « Inevitable » et l’accumulation des images métaphoriques du recouvrement (« mass », « burdens », « velvet », « mantle », « cover up »). Le poète fait allusion au travail du tissage et de la navette pour dire la nécessité de masquer le vide dont la vue est insupportable. Cette idée est également exprimée à la fin du conte intitulé « The Spiders » où le protagoniste ordonne aux araignées de tisser une vaste toile afin de recouvrir toutes les laideurs du monde : « You must begin to cover all the ugly and boring things in the world. (...) But the spiders were already obedient. Back and forth, precisely they had begun to spin » 125 . Ecrire ou tramer un texte signifie donc mettre un tracé autour de la béance et recouvrir pour dissimuler. La fin du poème développe l’image du vide et traduit la difficulté de l’homme à s’échapper de l’enclos de sa condition :

‘Close built in loneliness and doubt,’ ‘Each self within its wall’ ‘Pitifully, avidly reaches out ’ ‘To find but arid waste, but drought,’ ‘But intervening pall !’ ‘’

L’image du mur est reprise afin de signaler la coupure, l’enfermement et l’impossibilté de toute issue, comme le corrobore la préposition « within » : « Each self within its wall ». La solitude de l’homme et sa quête obsessionnelle sont à nouveau affirmés, comme dans « Lost Hills » (« reach », précédé des adverbes « Pitifully » et «avidly », fait écho au verbe « grope » récurrent dans les écrits). Le texte se referme sur l’image du vide qu’il délimite par la syntaxe restrictive (« To find but arid waste, but drought,/But intervening pall ! ») et l’écho final réunissant « pall » et « wall ». Les monosyllabes « waste », « drought » et « pall » fortement accentués sont les signifiants annonciateurs de la mort et de l’irrémediable (le dernier mot « pall », un signifiant court à la sonorité caverneuse et suivi d’un point d’exclamation, signe la chute brutale du texte et le néant). L’image finale du linceul trahit la hantise du vide et la volonté toujours sous-jacente de dissimuler. Elle est renforcée par l’image du désert (« waste ») reprise dans « Lines to a Young Painter » (« The unknown layer on the palette/Plus the far whirligig or cities or waste/Which you shall meet ») qui figure le lieu de l’aridité, du dessèchement, l’absence de limites et de repères ; bref la béance.

Une autre image du vide comme cavité apparaît dans le conte « The Man Who Lost Laughter » où le réel se manifeste en termes de castration.

Le protagoniste, un jeune homme mélancolique (la mélancolie est aussi le signe de la perte), à la fois fasciné et irrité par le rire d’un homme, décide un jour de le lui arracher : « With one wrench he pulled the laughter out of the man’s throat, the whole laughter, and left not the smallest rumble there » 126 . Privé de son rire et mutilé d’une partie de lui-même, l’homme sent soudain en lui un vide intérieur qu’il ne peut définir et qui le met face à un sentiment d’égarement et d’étrangeté : « He seems not to know what he has lost. All day he sits and pines. He is bewildered » 127

Enfin, dans « What Winding Road... » le réel apparaît comme le lieu d’où s’échappent des ombres menaçantes : « gates unconsciously unlocked have lined/The walk with shadows, swaying in the light » 128 . Ce sont aussi les ombres de la mort, telles que l’auteur les décrit dans « Eighty-One » (« Age is the last of puzzles, a dark city/Awalk with ghosts »), sortes de spectres qui hantent son univers.

Notes
124.

Lost Hills, p. 15. Voir Annexes p. 3

125.

Anne Ryan Papers, p. 5. Voir Annexes p. 35

126.

Anne Ryan Papers, p. 4.

127.

Ibid., p. 8

128.

Lost Hills, p. 20