La hantise de la mort

L’inscription de la mort est fortement imprimée dans les écrits et elle est sous-jacente dans la production plastique. « What Winding Road... » par exemple, est tout entier traversé par ce thème :

‘What winding road to travel or recross’ ‘Equals this unreturning way of days !’ ‘Our tiny tumults heap their gain or loss,’ ‘Fringe out a dull-eyed peace with drear delays.’ ‘Shadows now stand, their long black fingers wind,’ ‘’ ‘Palling the door-step – telling of the night;’ ‘And gates unconsciously unlocked have lined’ ‘The walk with shadows, swaying in the light.’ ‘Evening again waves down the whitening wheat...’ ‘Sorrows are wounds as sorrows always are ;’ ‘Yet even night veils black-on-black to greet’ ‘The lingering moon, the faint, surprising star,’ ‘And comforts with the light of other suns,’ ‘These mazing woes of meekly little ones. ’ ‘’

Le sonnet déroule un tissu phonique épais formé à partir de la semi­voyelle /w/ dont certains vers sont saturés, comme les vers 8 ou 10 où le chiasme (« Sorrows are wounds as sorrows always are ») figure la blessure profonde et l’impossible issue. Cette idée est par ailleurs reprise dans le vers final avec l’image du labyrinthe (« mazing woes »). Autour du /w/ gravitent les mots « wind », « wounds », « shadows », « sorrows », « woe » répétés dans d’autres poèmes, tous reliés à la souffrance et à la notion d’obstacle : à l’impossible rencontre avec autrui (dans « Eighty-One », « From A Spinster », « Magdalene » et « Lost Hills ») ou au vide.

Le poème abonde en verbes de mouvement et en substantifs pluriels : il évoque un espace fluctuant et multiple à l’intérieur duquel se rencontrent des forces antinomiques : « this unreturning way of days », « heap their gain or loss ». Le début fait montre de structures alternatives (« to travel or recross », « their gain or loss ») et accumule les préfixes « un- » et « re- » (« unreturning », « recross », « unconsciously unlocked ») pour traduire la hantise de la mort (« Palling the door-step ») et les limites qu’elle impose (« drear delays »). Le texte joue en effet sur les marges, comme l’indiquent les verbes « Fringed out », « lined », « swaying » et les oppositions entre l’obscurité et la lumière (« shadows, swaying in the light »). Le tout forme une texture dense où les mots s’entrechoquent dans un canevas métrique rigide. La succession de pentamètres à dominance trochaïque, les rimes internes et finales et les répétitions ont pour effet de surcharger le texte. Ce sentiment est confirmé par la répétition des occlusives /d/ et /t/ dans les vers 4 à 8 et en particulier dans les rimes finales : « wind », « night », « lined », « light ».

Le dernier quatrain met en œuvre une opposition signalée par la position liminaire de la conjonction « Yet » et le rythme ïambique plus régulier. Il amorce également un déplacement métaphorique indiqué par le passage du pluriel au singulier. Derrière les ombres troubles et agitées de l’inconscient s’affirme le sujet, un être unique et autonome (« ones » est le mot final et il est opposé à « other »), fragile et vulnérable (« lingering », « faint », « meekly » et « little »). Cependant le voile de la mort est une sorte d’écran opaque (« even night veils black-on-black ») qui ne peut être soulevé. La mort pèse et sa force est destructrice, comme en témoigne l’image du brin de blé qui ploie sous son poids : « Evening again waves down the whitening wheat... ». Cette image est un écho de la fin de « Lines to a Young Painter » : « The wheat growing close to the edge of the white sea,/Fragile, holding its own kernel of death ». Chez Anne Ryan, le blanc, par ailleurs, est la couleur de la mort, une couleur dont elle se servira également souvent dans ses collages. Dans « Lost Hills », la poussière blanche préfigure la mort de l’homme écrasé par une vie de labeur (« A starved man ground with work to whitened dust » 129 ).

La mort, qui forme l’axe nodal de plusieurs poèmes, est en effet un noyau (« kernel » est parfois remplacé par « core ») autour duquel se tisse le discours cherchant toujours à se tenir au plus près de l’innommable et del’indicible. Elle est une cavité et elle a souvent un visage humain, comme dans « Sonnet » où elle figure l’amant et ressemble à une mâchoire dont le claquement des dents retentit : « You shall lie down some night by far dreams tossed/And a clattering lover call you to his pleasure » 130 .

‘Dans « Lost Hills », elle apparaît sous les traits effrayants de Gorgone :’ ‘Once when he turned quite near I saw his eyes.’ ‘They were all white. As colorless as glass !’ ‘It made me shrink as though I saw direct’ ‘Through those cold windows to a feeding dead ! 131 ’ ‘’

L’homme porte le masque de la mort, son regard déstabilise et pétrifie (« shrink ») celui qui l’observe. Ses yeux sont à la fois blancs et vitreux, un miroir sans tain ne reflétant que le néant (« cold windows »). En outre, il a l’apparence d’un animal, un morse apathique ou encore une masse lourde (« His coatless form made just a splotch of white » 132 ) :

‘He always hulked so lazy, lolling there’ ‘With huge, hunched shoulders and that hanging jowl,’ ‘Looking more like a walrus than a man –’ ‘A walrus dozing in an oozed content ! 133 ’ ‘’

Cependant, quelque chose sourd (« oozed » est une autre réminiscence dickinsonienne) de ce corps informe et amorphe d’où rien ne semble percer (dans « walrus » s’entend également « wall »). La mort opère (la voyelle allongée /u:/ contenue dans « oozed » suggère le lent processus de destruction).

Dans « There is No Prime » elle est également nommée et, de surcroît, elle a la parole : The dead twitter ; the living do not speak. Yet any word is better. We can rely on words or defend ourselves against them, Particularly those rising out of the night Like a fume, like choking smokeWhen death sits on the edge of the bed And holds long conversations And wakes us to listen 134 .

Comme le laisse entendre le titre, le poème évoque un monde de négation et de fragmentation (la prime désignant un état premier ou moment central où tout peut basculer d’un côté comme de l’autre). Ici, les vivants ne communiquent plus et les mots sont dépourvus de sens car ils n’ont plus de référent, ainsi que le souligne l’image des fumées étouffantes (« those rising out of the night/Like a fume, like choking smoke »). Seule la mort, c’est-à-dire l’absent, fait entendre sa voix et somme les vivants de l’écouter (« wakes » remplace « makes » dans le texte d’origine ; le verbe rend compte d’un état d’inertie, voire d’immobilité, une idée exprimée à la fin de la première strophe par « stopped » : « And the trucks stopped ». Il en ressort la vision d’un monde en perdition, une image dominante dans un autre poème écrit la même année, « Could We Awake », où la mort inscrite au cœur du poème prend place au centre d’une ville dissimulant un enchevêtrement de tombes (« A criss-cross of tombs »). La mort figure donc le chaos et la dérive des hommes, d’où la question du sens que pose le poète dans ce court poème : « With its alphabet crooked and twisted ». Est-ce la perte du sens ou faut-il le rechercher dans cette torsion ?

Notes
129.

Annexes p. 13

130.

Ibid., p. 22

131.

Ibid., p. 11

132.

Annexes p. 11

133.

Ibid., p. 11.

134.

Poème écrit en 1932 et publié dans Voices, 119, Autumn 1944, p. 27. Voir Annexes p. 22-23